vendredi 21 septembre 2018

La vraie vie ★★★★★♥ de Adeline Dieudonné

« Les histoires, elles servent à mettre dedans tout ce qui nous fait peur, comme ça on est sûr que ça n'arrive pas dans la vraie vie. »
Un étonnant premier roman, puissant, abouti, drôle, oppressant sur les violences conjugales, sur les traumatismes de l'enfance et les conséquences  inhérentes sur la personnalité de l'enfant en construction. 
Adeline Dieudonné nous offre un passeport pour la vraie vie, un moment de lecture intense qui ne sera pas de tout repos pour tous lecteurs qui s'y aventure comme il ne l'est pas pour les protagonistes de cette histoire. Il y a la narratrice, dix ans au début du roman, elle devient une belle jeune fille au fil des pages, bouillonnante de vie, d'idées, d'une intelligence rare « Je me bâfrais littéralement de sciences, que je digérais aussi vite, affamée d'y retourner. » , Gilles, son petit-frère, témoin d'un incroyable scène, leur mère un fantôme, passée à côté de sa vie, le père ... détestable, Monica, une voisine aux histoires passionnantes auprès de laquelle la narratrice aimait à trouver refuge, le Champion, un jeune homme bodybuildé qui fait de l'effet à la belle héroïne de ce roman... sans oublier les cadavres...
Difficile d'en dire davantage, si ce n'est qu'un événement, l'incroyable scène mentionnée un peu plus haut, scène inattendue, va bouleverser la vie de ces jeunes enfants et les propulser dans une autre dimension (pas au sens scientifique du terme).  
Ce roman initiatique est un coup de coeur pour moi. Le ton est vif, direct, brutal, cru, mais non dénuée de sensualité. Pas d’édulcorant, pas fioritures... les personnages sont vrais, comme dans la vraie vie. 
A découvrir, à savourer.
Je ne serais pas étonnée que ce livre reçoive plusieurs prix.


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« Ma mère, à son mariage, elle n'avait pas encore peur. Il semblait juste qu'on l'avait posée là, à côté de ce type, comme un vase. En grandissant, je me suis aussi demandé comment ces deux-là avaient conçu deux enfants. Mon frère et moi. Et j'ai très vite arrêté de me poser la question parce que la seule image qui me venait, c'était un assaut de fin de soirée sur la table de la cuisine, puant le whisky. Quelques secousses rapides, brutales, pas très consenties et voilà.
Nous, on habitait un lotissement qui s'appelait « le Démo ». Une cinquantaine de pavillon gris alignés comme des pierres tombales. Mon père l'appelait « le Démoche ».Dans les années soixante, il y avait eu un champ de blé à la place du Démo. Au début des années soixante-dix, le lotissement avait poussé tel une verrue, en moins de six mois. C'était un projet pilote, à la pointe de la technologie du préfabriqué. Le Démo. Démo de je sais pas quoi. À l'époque, ceux qui l'avaient fabriqué avaient dû vouloir prouver un truc. Peut-être que ça avait ressemblé à quelque chose sur le moment. Mais là, vingt ans après, il restait juste le moche. Le joli, s'il y en avait eu, s'était dissous, lavé par la pluie.
Chez nous, les repas familiaux ressemblaient à une punition, un grand verre de pisse qu'on devait boire quotidiennement. Chaque soirée se déroulait selon un rituel qui confinait au sacré. Mon père regardait le journal télévisé, en expliquant chaque sujet à ma mère, partant du principe qu'elle n'était pas capable de comprendre la moindre information sans son éclairage. C'était important le journal télévisé pour mon père. Commenter l'actualité lui donnait l'impression d'avoir un rôle à y jouer. Comme si le monde attendait ses réflexions pour évoluer dans le bon sens. Quand le générique de fin retentissait, ma mère criait : «À table !»
Chaque année, le dernier week-end du mois d'août, il y avait une braderie dans le Démo. Une poignée de forains prenaient possession des rues et y installaient leurs stands aux effluves gras et sucrés. Barbapapa, pêche au canard, tir à la carabine, autos tamponneuses. Les gens du lotissement étalaient le surplus de leurs greniers devant leurs maisons. Ils sortaient de chez eux et se saluaient, ce qui me faisait croire que quelque chose était en train de changer, que les gens allaient se rencontrer vraiment, créer des liens qui pourraient ressembler vaguement à de l'amitié ou de l'amour. Mais sitôt les forains partis, chacun s'en retournait à sa prostration solitaire, devant sa télé, cultivant, au choix, dépression, aigreur, misanthropie, apathie ou diabète.
... j'ai regardé Simba parler au fantôme de son père dans les nuages. C’est là que j'ai réalisé que les studios Disney s'étaient largement inspirés d'Hamlet pour écrire le scénario. Le spectre du père qui parle à son fils : « N'oublie pas qui tu es », e frère du roi qui l’assassine pour monter sur le trône, le héros exilé, l'image du crâne omniprésente dans le dessin animé, la référence à la folie, incarnée par le singe. C'est juste que Horatio était devenu un phacochère flatulent.
Le visage de ma mère s'est fissuré. Ça n'était pas du chagrin. Des plaques tectoniques avaient tressailli tout au fond d'elle. Dans son paysage lunaire intérieur, quelque chose s'était entrouvert. Quelque chose qui allait modifier sa chimie intime. Quelque chose qui permettrait peut-être à la vie de germer... Elle m'a répété : « Gagne de l'argent et pars. » Et elle est restée assise là, sur mon lit.
L'été s'est achevé sur cette sensation confuse, entre l'émerveillement devant le lien qui se tissait avec celle que j'appelais « maman » et la terreur exponentielle que m'inspirait celui que j'appelais « papa ».
Cette bête-là voulait manger mon père. Et tous ceux qui me voulaient du mal. Cette bête m'interdisait de pleurer. Elle a poussé un long rugissement qui a dépecé les ténèbres. C'était fini. Je n'étais pas une proie. Ni un prédateur. J'étais moi et j'étais indestructible. »
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Quatrième de couverture
C'est un pavillon qui ressemble à tous ceux du lotissement. Ou presque. Chez eux, il y a quatre chambres. La sienne, celle de son petit frère Gilles, celle des parents, et celle des cadavres. Le père est chasseur de gros gibier. La mère est transparente, amibe craintive, soumise aux humeurs de son mari. Le samedi se passe à jouer dans les carcasses de voitures de la décharge. Jusqu'au jour où un violent accident vient faire bégayer le présent.
Dès lors, Gilles ne rit plus. Elle, avec ses dix ans, voudrait tout annuler, revenir en arrière. Effacer cette vie qui lui apparaît comme le brouillon de l'autre. La vraie. Alors, en guerrière des temps modernes, elle retrousse ses manches et plonge tête la première dans le cru de l'existence. Elle fait diversion, passe entre les coups et conserve l'espoir fou que tout s'arrange un jour.
D'une plume drôle et fulgurante, Adeline Dieudonné campe des personnages sauvages, entiers. Un univers acide et sensuel. Elle signe un roman coup de poing.
Adeline Dieudonné est née en 1982. 
Elle vit à Bruxelles. Elle est la lauréate du 
Grand Prix du concours de la Fédération 
Wallonie-Bruxelles pour sa nouvelle, Amarula. 
La Vraie Vie est son premier roman.

Éditions L'Iconoclaste, septembre 2018
266 pages
Prix Première Plume, Prix Fnac 2018

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