mercredi 5 septembre 2018

Il reste la poussière ★★★★☆ de Sandrine Collette

« Tout est sauvage et animal, jusqu'au regard qu'elle porte sur eux. »
Lecteur, engagez-vous sur le chemin périlleux et douloureux qu'arpente Rafael, petit bonhomme de quelques années, contraint et malmené par la force des choses, de la nature, de sa mère et de ses frères, redoutables.  Direction la Patagonie, terre hostile, terre sublime. 
« Les quatre fils portent les stigmates d'une existence rongée par la fatigue - la leur, mais aussi celle des bêtes et de la terre. Souvent la pluie leur fait défaut, ouvrant la roche sous leurs pieds, desséchant les arbres malingres qui resteront à jamais des bosquets gris. »
L'ambiance est rude, aride, suffocante, tendue, c'est un terrible huis-clos qui vous attend, une histoire empreinte de haine et de sécheresse, celle d'une famille aux relations destructrices, dénuées d'amour et d'empathie humaine.
«Toute sa vie baigne dans ce mélange de résignation et de poing levé au ciel, s’étrangle de peur devant les éléments déchaînés, de rage face au monde qui n’est ni juste ni beau. Pas un jour qui ne commence par un soupir, une récrimination ; jamais la mère ne s’est levée en souriant et en prononçant des paroles douces ou joyeuses. »
Un nature writing noir, "formidablement" oppressant. 
Je recommande vivement.

Quel bonheur de découvrir un auteur, d'apprécier son écriture, l'atmosphère de son oeuvre et de réaliser que ses écrits sont déjà nombreux, que l'aventure va perdurer. «Des nœuds d'acier» m'attende quelque part entre des ouvrages de la rentrée littéraire et quelques pépites que je préserve encore un peu.

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« De là-haut, sur un sol si aride que même la rocaille s'est fendue, Rafael observe les mondes qui s'entrecroisent. Des steppes séchées, parsemées de bosquets tordus, côtoient des cours d'eau sinueux qu la roche empêche d'arroser les terres. Il y a peu d'arbres. La part belle est faite aux arbustes chétifs et teigneux, même si caldéns et sycomores ponctuent l'espace. Un pays vierge de la main de l'homme. [...] Chaque jour quand il descend de cheval pour déjeuner, ouvrant son sac sous le regard suppliant de Trois, il invente de nouveaux espaces, transforme la plaine en forêts et en vallées. S'engage sur des chemins inconnus et les peuple de plantes immenses, de lacs et de pumas, bercé par une musique fragile, fredonnant des sons qui font penchés sur le côté la tête des chiens déconcertés.
L'image de la vieille le tarabuste, et ses cris et ses colères. Parfois avec Mauro, ils regardaient la statuette de la Vierge posée sur le meuble, et aucun d'eux ne croyait qu'elle puisse être de la même essence que la mère, pas la moindre ressemblance, soit on leur avait menti, soit ils s'étaient trompés, mais qu'on n'essaie pas de leur faire gober une parenté hasardeuse, d'un côté cette masse presque aussi large que haute au cheveu épars, aux joues de dogue, qui ne sait que se taire ou brailler, et de l'autre une silhouette fine et souriante, que rien qu'à la toucher on se sentait mieux, non, vraiment, non. Pour Joaquin et Mauro, il y a les femmes, les hommes et la mère.
Longtemps la fille d'un gros éleveur lui avait fait de l'oeil et il aurait pu s'arrêter là. Il se serait fait à cette vie sûrement. On lui aurait donné du 'monsieur' et il aurait appris à ne pas voir les petits sourires moqueurs devant ses mauvaises manières. Il y avait pensé tout un hiver, essayant de s'habituer à poser convenablement le cul sur une chaise quand on ne sait qu'être sur une selle. Vraiment il y avait réfléchi. Mais il n'aimait que les grands espaces, et le vent qui brûle les yeux et la gorge à l'intérieur, et il était reparti le printemps suivant pour la transhumance. Il emmenait le seul être qu'il n'aurait quitté pour rien au monde : son cheval.
C'est le mot qui l'interpelle, un mot qu'il n'a jamais entendu. Le bonheur. Souvent, pour maudire le sort, la mère, devant une bête morte, une récolte gâtée par le mauvais temps ou trop de factures à la fois, s'écrie: Malheur ! Cela, il connaît. Une patte cassée, malheur. Une charogne tombée dans la réserve d'eau, malheur. Et malheur encore, les fils qui tardent à finir leur ouvrage ou le vent qui couche les clôtures, laissant échapper le bétail. Toute sa vie baigne dans ce mélange de résignation et de poing levé au ciel, s'étrangle de peur devant les éléments déchaînés, de rage face au monde qui n'est ni juste ni beau. 
Les absents sont morts - sa façon à elle de voir les choses, la mort ce n'est pas forcément être mort, c'est disparaître voilà tout.
On a beau faire du mouton ici, personne n'a oublié qu'avant tout il faut que la viande coure. Qu'elle fasse du muscle, pour le goût, pour la texture. Rien à voir avec celle issue de ces étranges fermes qui commencent à tant faire parler, que l'on gave immobile et dont la chair sent la mort. Les fils crachent au sol les jours où la mère parle de ces exploitations qui auront leur peau [...] - Mais leur viande ne vaut rien !Et puis ? Ils commencent à entrevoir que les mangeurs se moquent de la qualité, pourvu qu'ils en aient plein la gueule.
De tout temps, il en a été ainsi, et les riches ont fait laver leurs fautes aux miséreux, rejetant sur eux la honte et le sang, parce que les pauvres s’en foutent, et qu’à leur tour ils transforment la saleté en argent. Cela ne les gêne pas de tendre la main ; ils y sont habitués depuis des siècles, c’est comme rincer la merde, et peut-être ils se pincent le nez mais ils finissent par le faire et c’est toujours assez bon pour eux.
Arque, ma fille. La vie n'attend pas qu'on ait envie d'y mettre les mains.
La mère, c'est la mère. Ancrée et solide, d'une constance terrifiante, ils sont capables d'en rejouer les intonations, les menaces, les phrases qui vont suivre. Mais s'ils cherchent à en dessiner les traits, elle s'efface comme dans un rêve, floutée tel un fantôme, une silhouette sans contours, sans limites. La mère s'étend au-dessus de l'univers.»
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Quatrième de couverture

Patagonie. Dans la steppe balayée de vents glacés, un tout petit garçon est poursuivi par trois cavaliers. Rattrapé, lancé de l’un à l’autre dans une course folle, il est jeté dans un buisson d’épineux. 
Cet enfant, c’est Rafael, et les bourreaux sont ses frères aînés. Leur mère ne dit rien, murée dans un silence hostile depuis cette terrible nuit où leur ivrogne de père l'a frappée une fois de trop. Elle mène ses fils et son élevage d’une main inflexible, écrasant ses garçons de son indifférence. Alors, incroyablement seul, Rafael se réfugie auprès de son cheval et de son chien. 
Dans ce monde qui meurt, où les petits élevages sont remplacés par d’immenses domaines, l’espoir semble hors de portée. Et pourtant, un jour, quelque chose va changer. Rafael parviendra-t-il à desserrer l’étau de terreur et de violence qui l’enchaîne à cette famille?

Editions Denoël, Collection Sueurs froides,  janvier 2016
302 pages
Prix Landerneau - Polar - 2016

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