samedi 13 octobre 2018

Cette nuit ★★★★☆ de Joachim Schnerf

Une très belle découverte
Lu cette nuit, une nuit sans sommeil.
J'ai rejoint l'appartement de Salomon et de Sarah, j'ai ri, j'ai partagé l'intimité de leur famille et me suis allègrement assise à leur table, les nuits de Pessah, la Pâque juive. 
Je me suis laissée emportée par Salomon, narrateur drôle et bouleversant qui, endeuillé, prépare la prochaine nuit de Pessah. Pour la première fois depuis cinquante ans, cette nuit se passera sans sans son épouse, la belle et douce Sarah. Il imagine la tournure que va prendre cette soirée, et nous régale de ses souvenirs, des souvenirs des précédentes fêtes de Pessah avec ses beaux-parents, avec Sarah, avec ses filles puis ses petits-enfants. Les souvenirs des camps ne sont jamais bien loin, conviés dans les blagues de Salomon. En rire. Un humour féroce, un humour vêtu de noir, décalé peu apprécié autour de lui, pour parler de l'horreur, pour ne jamais oublier. Pour en découdre avec l'oubli. 
« Et je l'entends grogner, « Pourquoi les Nazis, encore ? » Elle en avait assez de cette Shoah permanente, mais est-il seulement possible de faire le deuil d'une plaie mémorielle ? Infiniment elle s'infecte, elle pullule de sarcasmes. Alors , le dimanche après-midi, je m'éloignais jusqu'au café d'en bas où la guerre des camps faisait rage entre amis rescapés, notre Café-Shoah où je pouvais rire librement : « ... ton Struhof, une cure vosgienne financée par cette foutue sécu...et les douches de Bergen-Belsen, du luxe comparées aux thermes de Baden-Baden... » Nos peurs les plus profondes se mélangeaient à nos larmes railleuses, nécessaires. »
J'ai été émue, parfois aux larmes, par ce roman empreint de tendresse, de pureté, de justesse.
Un roman sur le deuil, sur les relations parents-enfants, sur la famille, sur les traditions, les relations humaines, sur la Shoah et sur l'amour. 
L'écriture est belle, sensible, poétique, fluide, addictive. 
Magnifique ! Bouleversant, attachant et drôle !

Merci aux bibliothécaires des médiathèques de la ville dans laquelle je vis, pour leur talent à mettre en avant des pépites et partager leur passion. 
« Comme à Shabbat, comme à chaque fête, la prière qui clôt le repas débute par ce psaume que toute la famille récite par coeur, l'histoire des rêveurs aux bouches remplies de joie, aux langues pleines d'allégresse. « D'ieu a ramené les exilés comme des ruisseaux, et nous a ainsi faits rêveurs. Celui qui marche en pleurant revient en chantant, il plante ses semences en larmes et récole dans la joie. De ces deux moments naît le songe, d'une larme, puis d'un rire. » »

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« Ça y est, j'entends un bruit. Le parquet a grincé, je n'ai pas rêvé. Est-ce que les nazis seraient revenus ? Nouveaux crissements. Je me répète qu'on ne rafle plus de nos jours mais le bruit des bottes venues fouiller le cellier se mélange à la réalité. Ils ne reviendront pas, c'était il y a plus de soixante-dix ans. Et pourtant je n'arrive plus à dissocier les strates sonores, à faire tare le bourdonnement de la mort. Mon corps vieilli est là, je le vois dessiné sous mes yeux avec ses faiblesses et ses impuissances, il gît sous la couverture trop grande qui nous recouvrait lorsque Sarah s'allongeait près de moi.Qu'ils me prennent s'ils le veulent, mais qu'ils m'accordent encore quelques jours. Je ne peux pas laisser mes deux filles orphelines ce soir, j'ai promis à Michelle et Denise de diriger la soirée, sanctifier le vin, mener les chants, distribuer chaque aliment comme il est décrit dans la Haggada. Un livre de prières et de lamentations, un récit de combat, d'exode, de questions et d'espoir. Pour en découdre avec l'oubli. Tout y est minutieusement recensé, jusqu'au plus simple geste. Avant d'entamer la lecture de la Sortie d’Égypte je saisirai le plateau d'argent qui trône au centre de la table, déclinerai les six aliments qui s'y trouvent comme à chaque fête de Pessah. 
Le Zyklon B ne me fait plus rire, j'ai perdu le goût de l'excès. Comme s'il était impossible de vivre deux deuils à la fois. Un humour vêtu de noir m'a épaulé puis abandonné devant cette nouvelle tragédie : à la perte de l'humanité a succédé la perte de l'amour. 
Les rêveries que mes paupières protègent du jour ...
Ces paumes qu'il nous était impossible de décoller, bâties l'une pour l'autre. Comme une roche épouse l'eau qui la lèche chaque jour.
Barouh Ata A'donai Elohénou Méléh Haolam Boré Péri Haguéfen. Béni sois-Tu, Éternel notre D'ieu, Roi du monde, Créateur du fruit de la vigne. »
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Quatrième de couverture

Au matin de Pessah, la Pâque juive, un vieil homme se remémore cette nuit si particulière que sa famille rejoue à huis clos et à guichet fermé chaque année – une comédie extravagante et drolatique dont elle a le secret.
Il y a Michelle, la cadette qui enrage pour un rien et terrorise tout son monde, à commencer par Patrick, le très émotif père de ses enfants. Il y a Denise, l’aînée trop discrète, et son mari Pinhas, qui bâtit des châteaux en Espagne et des palais au Maroc. Et bien sûr Salomon, le patriarche rescapé des camps, et son humour d’un genre très personnel qui lui vaut quelques revers et pas mal d’incompréhension.
Mais en ce matin de Pessah, pour la première fois, Salomon s’apprête à vivre cette nuit sans sa femme, sa douce et merveilleuse Sarah…
Un roman au charme irrésistible, émouvant, drôle – et magnifiquement enlevé.

« Je voulais écrire une comédie sur Pessah et parler d’amour. J’ai fini par écrire un roman sur le deuil. J’ai voulu faire rire et voilà que, finalement, je me confronte à la Shoah. J’ai été dépassé par mes personnages et par leur humour. Et c’est probablement dans ce paradoxe que réside l’essence de l’humour juif », nous dit Joachim Schnerf, dont le deuxième roman, Cette nuit, vient d’être couronné par le très convoité Prix Orange. Né en 1987 à Strasbourg, brillant éditeur de littérature étrangère, Joachim Schnerf a du talent à revendre – et de l’émotion –, côté Woody Allen, Philip Roth ou Albert Cohen… 

Éditions Zulma, janvier 2018
146 pages
Prix Orange du Livre 2018.
Prix Cercle Chapel 2018.
Prix Littéraire Jérôme Cahen.

Joachim Schnerf est né en 1987 à Strasbourg. Après des études de lettres et d'édition à Paris puis à New York, il commence sa carrière chez Gallimard avant de rejoindre les Éditions Grasset, en 2016, comme éditeur de littérature étrangère. C'est en 2014 que paraît son premier roman, Mon sang à l’étude, aux Éditions de L’Olivier. Il écrit ensuite un essai sur l'édition, Publier la littérature française et étrangère (Éditions du Cercle de la Librairie, 2016), avant de retourner à la fiction avec Cette nuit (Éditions Zulma, 2018). Dans ce roman, Joachim Schnerf nous plonge avec humour dans l’intimité d’une famille, tendue sur le fil de la mémoire d’un homme au soir de sa vie. Un livre d’une grande sensibilité.

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