lundi 8 octobre 2018

La part des nuages ★★★★☆ de Thomas Vinau

« Quand on s'intéresse un peu objectivement à la question, le champ des possibles donne le vertige. Des castors qui arrêtent des fleuves. L'eau qui peut fragmenter la roche. Gandhi qui libère un continent sans prendre les armes. La transplantation d'un cœur humain. Ça, ç'a de la gueule. Mais pour ce qui est parfois d'atteindre le soir, ou le lendemain. Ou de trouver une raison de sourire. Ou un moyen de s'endormir un peu. Juste s'endormir un peu. Tranquillement. Paisiblement. Là, y a plus personne. » 
Waouh, quel roman ! quel titre ! Quelle belle découverte !
Une vie banale, celle d'un homme à la dérive. Joseph 37 ans. Sa femme l'a quitté. Un fils, Noé, parti vivre chez sa mère. Mais l'écriture de Thomas Vinau, elle, n'a rien de banale. De ce sujet commun, il nous livre un texte poétique empreint de grâce, de tendresse et d'humanité. Un roman qui donne envie de lever les yeux aux ciels, de chercher sa part des nuages et de prendre du recul.
Très beau. Tellement saisie par la plume de Thomas Vinau que j'ai enchaîné avec "Ici là-bas"... que j'ai A DO RÉ.
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« Un cornichon de la taille d’un immeuble… Une femme à six pattes… Les traces de pieds d’un ogre… Un crocodile qui se mouche… Et un tracteur en train de fonde comme du beurre… Une citrouille avec des cornes… Un cow-boy qui rugit et se transforme en zèbre… Une patate avec une moustache… Une paire de seins… Le visage de Merlin l’Enchanteur… Ils sont tous les deux couchés dans l’herbe. La semaine a fini par finir. Noé a posé sa tête sur le ventre de son père. Le soleil leur mordille la peau. Il a essayé plusieurs fois d’enchanter la stratosphère depuis qu’il a eu cette étrange révélation. Sans succès. Et tout d’un coup, ce matin, il a eu peur que Noé ait perdu cela aussi. Qu’il soit comme contaminé par ce virus de vide. Il l’a entraîné dans le jardin, et après avoir suffisamment couru derrière le ballon, ils se sont retrouvés là, couchés dans l’herbe, à regarder le ciel. Alors il lui a demandé avec une appréhension contenue ce qu’il voyait se dessiner dans les nuages. Et Noé n’en finissait plus. Renard… Dragon… Chevalier… Château… Indien… Navire… Montagnes russes… Sous-marin… Baobab… Hippocampe… Sorcière… Éléphant… Rat géant… Pirate pouilleux… Vaisseau spatial… Une carotte avec des lunettes de soleil…
Le matin il faut faire très vite. Le matin est une maison qui s'effrite. Tout est précis. Réglé. Tendu. Le réveil. La douche. Le petit-déjeuner de Noé. Le café. Passage de relais des informations de la radio aux dessins animés de la télé. Toilette de Noé. Habits de Noé. Manteau, cartable, voiture. Chanson de Noé. École de Noé. Bise rapide et baveuse de Noé. Retour à la radio. Voie rapide. Mouettes dans le rétroviseur. Parking de la bibliothèque. Moteur coupé. La trace sèche et invisible du bisou de Noé. Portière claquée. Collègues. Faux sourires. C'est parti jusqu'au soir. Toute la journée est réglée. Jusqu'au crépuscule qui recommence dans l'autre sens. Faux sourires. Parking. Voiture. Autoroute. Radio. École de Noé. Voix de Noé. Là, les choses se défont. Se libèrent. Se dissolvent dans la langue de l'enfant. Dans le chemin du retour aussi. Petit à petit, le corps se détend. Et on commence à fondre.
La peur et la joie. Pile ou face. On vit toute une vie avec ça. La peur ou la joie. Être une pièce. On tombe d'un côté ou de l'autre. On choisit, plus ou moins de quel côté on tombe. La joie est le dos de la peur. Quand l'une s'éloigne, on distingue le sourire sur le visage de l'autre. On est les deux. Une pièce. Qui vole en l'air. Qui tourne. Qui tombe. S'il n'y a rien ou personne pour nous lancer une nouvelle fois. On reste en bas. Le visage couché dans la poussière. L'idéal serait de rouler sur la tranche. C'est un idéal. Ou de rester en l'air. A voltiger. Éternellement. Jusqu'à ne plus avoir besoin de distinguer le sol du ciel. Comme un martinet. Un nuage. Un yo-yo. Un enfant.
Le grand paon de nuit reste sur son pied de chaise. Au ralenti. Comme Joseph sur la sienne. Au ralenti. Pas d’ouverture à l’horizon. Pas de respiration de secours. Attendre d’atteindre le printemps. Il faudrait entailler le printemps. Il faudrait entailler les nuages. Tailler une brèche dans le ciel. Une issue de secours. Un endroit par où filer en douce.
Pendant que le bidule mijote grossièrement, il range le plan de travail et d'un geste précipité, sans grâce, fait tomber la barquette de lardons crus entre ses orteils et le carrelage froid. Le temps de maugréer trois insultes et d'éponger, les petits pois sont parfaitement trop cuits, gris et dégonflés, parsemés d'éclats de porc carbonisés. Harmonie quand tu nous tiens ! Il se rabat alors sur un saucisson/biscottes et attrape au passage une bouteille de rosé qui traînait par là. Des fois, la vie n'est pas si chienne.
Il se dit qu'il est seul et qu'il est bien. Il se dit que c'est faux mais qu'il s'en fout. Comme un indien qui danse dans une plaine brûlée. Il se dit que Noé est en train de rêver. Et que sa mère est quand même une sacrée connasse de ne plus avoir été émerveillée et excitée par l'homme normal qu'il est devenu au bout de simplement neuf ans de vie commune. Il se dit qu'il est un coprolithe. Une crotte fossilisée. Il se dit qu'il n'avait pas remarqué que la couleur des nuages s'inversait dans l'obscurité. Les blancs devenaient noirs et cachaient la lumière de la lune. Il se dit qu'il a envie de vomir. Ou de manger. Non. De vomir.
Quand on s'intéresse un peu objectivement à la question, le champ des possibles donne le vertige. Des castors qui arrêtent des fleuves. L'eau qui peut fragmenter la roche. Gandhi qui libère un continent sans prendre les armes. La transplantation d'un cœur humain. Ça, ç'a de la gueule. Mais pour ce qui est parfois d'atteindre le soir, ou le lendemain. Ou de trouver une raison de sourire. Ou un moyen de s'endormir un peu. Juste s'endormir un peu. Tranquillement. Paisiblement. Là, y a plus personne.
Les livres sont des magiciens qui peuvent faire disparaître les monstres.
Des souvenirs d'enfance lui revenaient à la lecture. Des bouffées chaudes et paisibles. [...] De longues heures belles. Placides. Neigeuses. Intemporelles. Fourrées dans le papier. [...] ces échappées belles, ces voltiges, ces sauts en parachute que permet un ouvrage, le cul bien calé sur sa chaise.
Repousser ce moment où l’instant capitule. Pousser des pieds la nuit. S’étirer tranquillement et prendre de la place. Se donner de la place. Là. Ici et maintenant. Entre chien et loup. Au mitan de la défaite et des rêves. Quel drôle de pli on prend à attendre de vivre. Quelle drôle de manière de courir ainsi après la fatigue et de laisser demain prendre la place d' aujourd’hui.
– Tu veux de la pizza ? Moitié anchois, moitié chorizo.
– Bordel, c’est ambitieux ça !
– Je sais ; c’est parce que ma femme détestait les deux.
– OK, allons-y, et je te paye une binouze.
– OK.
– On m’appelle Robin, dit le bonhomme.
– Moi, on m’appelle pas mais je m’appelle Joseph, répond Joseph. Robin comme le voleur des bois ?
– Non, c’est pour faire court, mon prénom, c’est Robinson.
– Chouette, encore un naufrage, sourit Joseph.
Je suis un peu comme Joseph. Je cherche des refuges, des planques, des chemins de traverse. Moi, je prends souvent la tangente d'un sourire, d'un fil de fumée bleue ou d'un livre. Je fais le mur, je saute par la fenêtre et déguerpis dans la forêt nocturne. Les livres sont des lettres qu'on plante comme des arbres. Et qui poussent dans le coeur des gens. [...]Rencontrer, c'est grandir. Vous faites respirer ma forêt, pousser mes troncs tordus et mes herbes bancales. Vous donnez du souffle à mes pétales et du jus à mes épines. »
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Quatrième de couverture

Joseph, 37 ans, mène sa barque comme tout le monde. Atteindre le soir, le lendemain. La fin du mois. Les prochains congés. Finalement, rien n’a changé depuis l’enfance. Mais il n’est plus un enfant, il en a un, Noé, et le bateau tangue. La mère de l’enfant s’en va puis l’enfant à son tour –le temps des vacances.
Le baron perché se serait réfugié dans son arbre, Alexandre le Bienheureux dans son lit. Joseph, lui, commence par grimper dans le cerisier du jardin où il a construit sa cabane. Objectif : ranimer ses rêves. Puis il découvre un second refuge : les autres, leurs histoires, leur présence dehors dans la petite ville.
Avec obstination, Joseph traverse la nuit, essuie l’orage, regarde les nuages. Décrotté, victorieux, prêt à tout.

Thomas Vinau est né en 1078 à Toulouse. Il vit au pied du Lubéron à Pertuis. Ses deux premiers romans Nos cheveux blanchiront avec nos yeux et Ici ça va ont été repris en poche chez 10/18.

Éditions Alma éditeur, août 2014
125 pages


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