mercredi 27 mars 2024

J'ignore comment tout cela va finir ★★★★☆ de Barry Graham

Poésie et nouvelles.
Attachantes. 
Je découvre l'univers de Barry Graham. Il me parle. En peu de mots, il m'a embarquée à chaque fois dans ces histoires de vies, d'amour, de turpitudes, de sons. 
Vogue la galère. Au gré du vent. Et cette enfance, qui laisse des traces. Trace le chemin.
J'ai beaucoup aimé. 
C'est émouvant. Drôle aussi. Après Autopsie mondiale, je me rends compte qu'il y a des petits livres qui laissent leur empreinte au fond de moi.
Barry Graham, je pars à la conquête de vos écrits et je me note de découvrir Glasgow en chair et en os !

«Jetable

Elle est entrée dans la cuisine avec le ciel tout froissé dans sa main.

Ça, c'est le ciel, j'ai dit. Ne le jette pas.

Il est vide, elle a rétorqué et elle l'a foutu à la poubelle.  »

« West End, Glasgow, l'été
Pour Joan

Soirée d'été, et la pluie a cessé. 
Des rayons de soleil chutent sur les trottoirs
et scintillent en ricochant dans les flaques d'eau - 
soirée d'été, et rien ne presse.
Un parfum de cuisine indienne erre le long des ruelles, 
des jurons s'échappent par la porte des pubs pour 
t'indiquer le score. Des étudiants se promènent dans le 
parc, d'autres se prélassent dans l'herbe mouillée avec leurs canettes 
de bière. Au détour des immeubles, tu croises des gens qui bavardent 
dans l'embrasure des portes. Un homme des cavernes 
tripote une fille réticente à la sortie d'un resto. 
Il y a tant d'années nous nous tenions la main ici - 
ce soir, il fait bon s'y promener seul 
en sachant que je serai toujours amoureux. »

«  Au café sous la pluie
Pour Brent Hodgson

Je connais des gens qui aiment rester chez eux quand il pleut. Assis au coin du feu, au sec et bien au chaud, tandis que l'averse se jette sur les fenêtres avec sa frustration hargneuse.
Mais moi, je préfère les cafés. Chez soi, on n'est jamais complètement à l'abri; les mauvaises nouvelles peuvent toujours parvenir jusqu'à nous. Tandis que si l'on se réfugie dans un café et qu'on ne prévient personne, on est hors d'atteinte. Même si notre univers entier devait s'effondrer, on ne l'apprendrait qu'après coup. La pluie parachève le tableau; on peut s'attabler près d'une fenêtre et siroter du thé ou du café en regardant la journée se tremper jusqu'aux os.
Il pleuvait aujourd'hui et je m'étais installé dans un café, mais rien n'y faisait. C'était toi que je voulais et tu n'étais pas là. Je t'avais passé un coup de fil, il n'y avait personne chez toi. J'avais laissé un message sur ton répondeur pour te dire où je me trouvais et te demander de me rejoindre si jamais tu le recevais à temps. 
Tu ne m'as pas fait signe. Je n'ai pas arrêté de guetter la porte pendant deux heures, brûlant d'envie de te voir la franchir, mais tu ne l'as pas fait.
Alors je t'ai écrit une lettre. Quand je l'ai terminée, je suis passé à la poste pour acheter un timbre et une enveloppe. J'ai plié la feuille dans l'enveloppe et je suis sorti la poster.
La boîte aux lettres n'était pas là. J'ai jeté un coup d'œil alentour mais je ne l'ai vue nulle part. J'étais perplexe ce n'était pourtant pas la première fois que je venais dans ce bureau de poste et, dans mes souvenirs, la boîte se trouvait juste devant. J'étais sur le point de repasser au guichet pour demander ce qu'il en était lorsque j'ai aperçu au loin la boîte aux lettres qui longeait la rue dans ma direction. Elle marchait d'un pas lourd et triste. Arrivée à son emplacement habituel, elle s'est arrêtée.
- Qu'est-ce qui se passe? je lui ai demandé.
- J'étais partie pisser, elle m'a répondu.
- Comment ça ?
- Bah, je suis allée faire pipi, quoi. Y a des chiottes publiques à l'angle. 
- Mais tu es une boîte aux lettres.
- En effet.
- Les boîtes aux lettres ne pissent pas.
- Ah bon, depuis quand ?
- J'en sais rien.
- C'est ça, t'en sais rien. Donc évite de dire des conneries sur des sujets que tu ne maîtrises pas.
- Tu as raison. Je suis désolé.
Alors je me suis aperçu que la boîte aux lettres était en train de pleurer ; des larmes coulaient le long de sa peinture bleue. 
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Je suis toute pleine de douleur et de chagrin. Tous les jours, les gens viennent et m'emplissent de leur douleur et de leur chagrin. Comme tu t'apprêtes toi-même à le faire.
J'ai posé les yeux sur l'enveloppe que je tenais à la main.
- Je ne veux pas te faire de peine, j'ai dit à la boîte aux lettres.
- Je sais. Mais c'est déjà trop tard.
- Si tu n'aimes pas ce que tu fais, pourquoi ne pas renoncer, tout simplement? On n'a qu'à se trouver un bar et boire une bière.
- J'aimerais bien, a répondu la boîte aux lettres. Mais je ne peux pas. Je dois demeurer telle que je suis, tout comme tu dois rester tel que tu es. Cela dit, je te suis reconnaissante d'avoir proposé. Donne- moi ton courrier.
J'ai glissé l'enveloppe dans la fente. Puis j'ai remercié la boîte aux lettres et je suis reparti en pensant à toi et moi à chaque pas.
Avant de tourner au coin de la rue, j'ai jeté un coup d'œil derrière moi. La boîte aux lettres était plantée là, sans défense, tandis que quelqu'un d'autre s'avançait vers elle, un courrier à la main. »

« Quand on était gosses, la moindre apparition des flics nous faisait partir en courant, moi et mes copains - et pour cause. Qu'on ait fait des conneries ou non. S'ils nous chopaient et qu'on avait quelque chose à se reprocher, ils nous emmenaient au poste. Si on n'avait rien fait, on était quand même sûrs de se prendre une bonne raclée. Je me souviens de la directrice de l'école, Madame Harvey. Un jour, je l'avais entendue dire à un prof que les gamins devraient être systé- matiquement punis au moins une fois par mois, indépendamment de leur comportement. Elle était persuadée que ça nous aiderait à grandir avec une vision réaliste des rouages du monde. Un refrain qu'on chantait souvent :

Qu'on foute le feu à l'école, qu'elle brûle 
Qu'on foute le feu à l'école, nom d'un chien 
Qu'on foute le feu à l'école, qu'elle brûle
Qu'elle brûle jusqu'au petit matin

Qu'on tire sur la vieille Harvey, qu'on tire sur la vieille Harvey 
Qu'on tire sur la vieille Harvey, qu'elle tombe, qu'elle crève

Qu'on tire sur la vieille Harvey, qu'on tire sur la vieille Harvey 
Qu'on tire sur la vieille Harvey jusqu'à ce qu'elle crève »

« - J'adore être pauvre, a-t-elle lancé.
-Moi aussi. Ça rend humble.
- Bah, ça permet au moins d'avoir la seule chose qu'on ne peut pas s'acheter avec du fric.
- Quoi donc?
- La pauvreté. »

« Il sentait que le troquet lui fichait le bourdon. Tous ces gens, qui arrivaient à l'ouverture et restaient jusqu'à ce que ça ferme... Il y avait comme un parfum de désespoir, de léthargie. L'ambiance commençait à la plomber, elle aussi. »

« Leurs horloges internes n'étaient jamais synchronisées. Elle était du matin. Peu importe l'heure à laquelle elle se couchait, il lui était impossible de faire la grasse mat', quitte à se permettre une sieste pendant la journée. Pour lui, la notion même d'émerger avant midi constituait une atteinte aux droits de l'homme. »

« Quand je repense à la période qui a suivi, j'ai l'impression qu'il faudrait accompagner mes souvenirs d'une musique de fond, du genre « Here Comes the Sun » de Nina Simone. La chambre douillette de Deborah. Ses vieux parapluies, les barrettes en corne qu'elle se mettait parfois dans les cheveux. Nos balades, bras dessus, bras  dessous. Sa façon de rire. La chaleur qu'elle dégageait. La froideur de ses mains, parfois. Le grain de sa voix, son odeur. Sa langue, si ferme.
Le soir avant de me coucher, je descendais à la plage. Je quittais mes bottes et mes chaussettes, et je barbotais dans l'eau. Deborah m'accompagnait quelquefois, mais elle restait le plus souvent chez elle à dessiner ou lire dans son lit. Seul, je remontais alors sa rue dans le noir avant d'apercevoir sa fenêtre éclairée au dernier étage. Il m'arrivait de me poster là un moment avant d'entrer, les yeux rivés sur la lumière, en songeant à elle tout là-haut, bien au chaud.
J'avais essayé d'apprendre sa langue, sans succès, et elle prenait un malin plaisir à me taquiner. Le matin, en ouvrant l'œil, il m'arrivait de la trouver assise à sa coiffeuse, brossant ses longs cheveux. Lorsqu'elle finissait par voir dans le reflet du miroir que j'étais réveillé, on se mettait à papoter. J'évitais gauchement son regard et tentais de prendre un air décontracté.
On avait envisagé que je m'installe sur place pour de bon. On n'avait jamais parlé d'amour; nommer la chose aurait été réducteur. »

« Après-midi

Nus, ils regardaient la pluie tomber. Elle aspergeait la fenêtre avec un empressement féroce. Comme au lavage auto, il s'est dit.
La ruelle au-dehors était déserte. La chambre était pratiquement plongée dans le noir. Ils sont retournés au lit, se sont glissés sous la couette et se sont remis à baiser. Au bout d'un moment ils étaient en nage et elle a repoussé les draps d'un coup de pied. Elle imaginait que sa queue se muait en couleuvre, qu'elle devenait de plus en plus longue et serpentait en elle, jusqu'à lui remonter dans la gorge et ressortir par ses lèvres. Elle s'est cramponnée à son cul pour l'entraîner plus profondément en elle et sentir davantage encore sa chair lui jaillir de la bouche. Puis elle l'a caressé jusqu'à ce qu'il jouisse et l'arrose tout entière, le visage et le cou, la poitrine et le ventre. Quand son membre s'est relâché, elle l'a senti se couler à nouveau dans sa gorge avant de s'échapper par sa chatte, et ils sont restés allongés dans les bras l'un de l'autre, à s'embrasser et s'étreindre tandis que séchaient leur sueur et son foutre.

Après un certain temps, ils se sont levés. Ils ont allumé la télé ; elle a regardé les infos pendant qu'il feuilletait le journal de la veille. Ils ont mangé des tartines et des œufs brouillés. L'averse avait cessé.»

« Zazen

assis avec des amis 
assis avec tous ceux 
qui un jour se sont assis ou viendront s'asseoir un jour

de la pluie aux fenêtres 
ou des rayons de soleil aux fenêtres
ou


un souffle et des pensées 
et la conscience parfois 
du mal qu'on a pu faire



et la conscience parfois 
de n'être plus cette personne-là 
et la conscience parfois 


qu'on ne sera plus jamais 
la personne assise en ce moment même, 
la personne qui respire en ce moment même,

consciente »

« J'ignore combien de fois il avait fait nuit, puis jour à nouveau. À la longue, je m'étais glissé sous les draps de ma mère pour me pelotonner dans son odeur. De la sueur et des cigarettes. En me relevant, j'avais voulu me servir de l'eau mais je m'étais écroulé sur le chemin du robinet. Alors j'étais retourné au lit en rampant et je m'étais rendormi.
 Lorsque j'avais rouvert les yeux, mon corps était en train d'évacuer une merde. Massive. Comme elle avait fait avec moi, paraît-il. 
Plus tard, j'avais pris la crotte dans ma main. J'étais resté allongé, à la contempler. Elle était dure, brune et ne dégageait presque aucune odeur. Sa surface était toute recouverte de lignes, de petites fissures.
J'avais mordu dedans. C'était sec et difficile à avaler. J'avais eu beau mastiquer longuement, la bouchée était trop coriace pour mes dents moisies et j'avais seulement pu en ingérer un tout petit peu. Le reste, je l'avais recraché. J'avais mal aux tripes.
La porte venait de s'ouvrir.

Je vous salue Marie, pleine de chiasse, la Carlsberg est avec vous. Donnez-nous aujourd'hui notre rien de ce jour.

Ma femme rentre, teint rosé et lunettes embuées par le froid du dehors. Elle retire son béret, secoue sa tignasse bouclée, ôte son manteau. Elle vient s'asseoir sur le clic-clac, m'embrasse, me demande comment je me sens.
Je commence à répondre, et soudain je suis en pleurs.
Elle me prend dans ses bras, me demande ce qui ne va pas. Je m'accroche à elle en lui disant de ne pas s'inquiéter, que tout va bien, tout va bien.
Tout va bien. »

« Scumbo est en plein sevrage, il est en train de stopper net, de la jeter comme une vieille chaussette. Tout ce qui passe à la radio lui semble débile, comme toutes les chansons à la con qu'il a pu composer ou entendre. Il n'y a pas de musique pour ça, pas de blues, pas de bruit blanc. Plus d'euphonie, à présent. Rien à faire. C'est là que le disque s'enraye et que la chanson d'amour dégénère, sans fondu, sans note finale percutante. Juste un grésillement, une rumeur qui siffle et qui crépite. Une douleur au crâne. Quelque chose qui fait mal. »

Quatrième de couverture

« Où que je regarde, des souvenirs brillaient aux fenêtres du dernier étage. II allait me falloir du temps pour savoir si j'avais bien fait de revenir. »

On pourrait dire que ça parle d'amour, d'amitié, de gens qui se croisent, se retrouvent ou se quittent, mais on aurait l'air trop fleur bleue. On pourrait parler de la chaleur des pubs de Glasgow, de la pluie qui ruisselle sur les vitres, du type qui chante au fond du bar, la guitare à la main. Des cafés interminables passés à refaire le monde, de la bière qui échauffe les esprits et apaise les peines. On pourrait évoquer la violence de l'Ecosse de Trainspotting qui semble toujours tapie, prête à jaillir, ou l'influence de la Nouvelle Vague palpable dans ces personnages ballottés par l'existence, hantés par leur enfance. C'est touchant sans jamais être niais. C'est émouvant sans jamais oublier d'être drôle voire surréaliste, de temps en temps. Bref, c'est Barry Graham.

Né à Glasgow en 1966. Barry Graham a signé une douzaine d'ouvrages (romans, polars. recueils de nouvelles, essais. poèmes...). Ancien boxeur, il est aussi journaliste et moine bouddhiste.

Éditions Tusitala, 2023
153 pages
Traduit de l'anglais (Écosse) par Tania Brimson

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