mercredi 3 novembre 2021

Enfant de salaud ★★★★★ de Sorj Chalandon

Goncourt ou pas Goncourt ? 

La construction de ce livre est remarquable, et ce sujet ! 
D'un côté, la plaie indélébile d'un enfant qui réalise que son père était un traitre, un menteur, un manipulateur et son reniement ; de l'autre, en parallèle, le procès de Klaus Barbie que l'auteur a couvert à l'époque pour Libération.
Tout a déjà été dit sur ce roman de l'intime à la portée universelle. Un incontournable de cette rentrée. 
Je me suis empressée de l'acheter et de le lire à sa sortie. Parce que Sorj Chalandon, parce que ce sujet...
Une lecture bouleversante qui m'a hantée un moment. L'honnêteté avec laquelle l'auteur nous partage ses émotions, ses colères, ses souffrances, ses désillusions, ses larmes, sa rage, sa honte, son fardeau, son désespoir est saisissante. On est vraiment en plein coeur de ses tourments. C'est troublant.

Un roman fort, instructif. Marquant.


« Une nécropole élevé à leurs rires absents. »

« Change tes larmes en encre. »

« J'aurais espéré que tout s'éclaire, sans que jamais personne te juge. Sans un mot plus déchirant que l'autre. Me dire où tu étais à 22 ans, lorsque Barbie et ses chiens sont venus arracher les enfants à leur Maison. 
Et avant cela ? Que faisais-tu en novembre 1942, quand les Allemands sont revenus à Lyon, après l'invasion de la zone libre ? Qu'est-ce que tu as vu d'eux ? Leurs bottes cirées ? Leurs uniformes de vainqueurs ? Leurs pas frappés rue de la République ? Leurs chars sur les pavés du cours Gambetta ? Qu'est-ce que tu as aimé d'eux ? Qu'est-ce qui t'a poussé à les rejoindre plutôt que de les combattre ? Ou même à te terrer, comme tant d'autres, pendant que quelques braves forgeaient notre Histoire à ta place ? 
Pourquoi es-tu devenu un traître, papa ?»

« Ce « mauvais côté », je l'imaginais pire que tout. Un français qui assassine d'autres Français. Une fripouille de 20 ans qui accepte un sifflet vert-de-gris et une matraque brune pour se donner des airs de nervi. Un gamin sans éducation, sans intelligence, sans projet, sans morale non plus, ébloui par les vainqueurs, qui décide de claquer du talon à leur suite. Un corniaud qui n'a eu que la haie pour livre de chevet. Petit Français perdu, honteux de son peuple, qui s'en invente un autre à hauteur de vanité. Petit bandit, coupant les files d'attente en bousculant les autres, pistolet dans la ceinture ou badine à la main. Petit rien-du-tout se croyant immense par la grâce d'une gabardine noire ou d'un béret bleu. Milicien ? Gestapo ? Je me suis longtemps posé ces questions en secret. »

« J'ai connu Alain en 1970 et milité avec lui, tellement certains de l'imminence du Grand Soir que nous dormions avec nos rangers, prêts au combat dès l'aube. Mais, de déceptions en défaites, nous avions renoncé à changer le cours de l'Histoire. Lui pour mieux l'enseigner, moi pour seulement la raconter. J'étais devenu journaliste, il s'était consacré à l'université. Nous avions baissé les bras. Un crépuscule commun. »

« Plus je lisais tes dépositions plus j'en étais convaincu: tu t'étais enivré d'aventures. Sans penser ni à bien ni à mal, sans te savoir traître ou te revendiquer patriote. Tu as enfilé des uniformes comme des costumes de théâtre, t'inventant chaque fois un nouveau personnage, écrivant chaque matin un autre scénario.

La seule chose dont tu as été conscient, c'est que tout le monde te recherchait. Tu étais encore un enfant, papa. Malin comme un gosse de village qui échappe au gendarme après un mauvais tour, mais un enfant. Ces quatre années ont été pour toi une cour de récréation. Un jeu de préau. Tu ne désertais pas, tu faisais la guerre buissonnière, tu faussais compagnie à l’armée française, à la Légion tricolore, au NSKK comme un écolier sèche un cours. Tu as dû dérouter les enquêteurs. Ni la morgue du collabo, ni l'arrogance du vaincu. Tu n'étais pas de ces traîtres qui ont refusé le bandeau face au peloton. Ni de ces désorientés pleurant leur innocence. Pas même une petite crapule qui aurait profité de l'ennemi pour s'enivrer de pouvoir ou s'enrichir. C'est un funambule que les policiers ont essayé de faire chuter. Un bateleur, un prestidigitateur, un camelot. Chaque interrogatoire a ressemblé à une partie de bonneteau. Elle est où la carte, ici? ou Là? Et la bille, sous quel godet? Ton histoire était délirante, mais plausible dans son entier. C'est en t'écoutant la rejouer séquence par séquence, que plus rien de son scénario ne me paraissait crédible.

Mais comme l'heure n'était plus aux exécutions sommaires, les policiers n'ont pas négligé le dossier d'instruction numéro 202.  » 

« Je m'étais cru lumineux mais c'était de l'orgueil. J'avais voulu te soustraire à la folie et j'étais en train de t'arracher à tes rêves. Je t'espérais purifié, nouveau-né à la peau et au regard d'enfant, mais j'écorchais seulement ton vieux cuir de père et tes yeux hurlaient d'effroi. J'avais tort. Je n'étais pas en train de te sauver, mais de te perdre à jamais. Je n'avais pas réussi à te ramener du royaume des fantômes au mondes des vivants. J'étais en train de te torturer. Comme la police, j'étais en train de t'interroger. Comme la justice, j'étais en train de te condamner. Comme cette garce de vie, j'allais t'exécuter. »

« Lorsque je suis devenu adulte, mon père ne m’a plus parlé de la Résistance. Son fils, son spectateur, son captif avait quitté le théâtre sur lequel il régnait. Il n’y avait plus de petites mains pour applaudir sa bravoure. J’ai passé mon enfance à croire passionnément tout ce qu’il me disait, et le reste de ma vie à comprendre que rien de tout cela n’était vrai. Il m’avait beaucoup menti. Martyrisé aussi. Alors j’ai laissé sa vie derrière la mienne. »

Quatrième de couverture


Éditions Grasset, août 2021
331 pages
Première sélection Goncourt 2021

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