mercredi 24 novembre 2021

Le voyant d'Étampes ★★★★★ de Abel Quentin

Persuadé d'être un passeur de génie, d'être le découvreur d'une œuvre injustement méprisée, Jean Roscoff le narrateur, un sexagénaire désabusé alcoolique retraité de l'université (séduisant ce portrait, non ?), plus vraiment dans le coup, malmené par l'Histoire, espérais "conjurer le sort" avec la sortie de son nouvel essai sur un poète qui a touché son coeur. Mais c'était sans compter sur la "woke "culture qui inonde les réseaux sociaux et qui ne lui laissera aucun répit. Il n'a pas abordé son sujet sous le bon angle d'après les "woke", celui de l'identité raciale. De surcroit, il est blanc ; on lui reproche tout bonnement mais violemment de s'approprier une culture qui n'est pas la sienne.
« Quel crime avais-je commis ? Même en tenant pour acquis l'ensemble des prolégomènes de l'antiracisme moderne, quel putain de crime avais-je commis qui justifie que je sois sacrifié ? Précisément, j'avais posé un regard non racisant sur mon sujet, Robert Willow. Je l'avais déracisé. Je n'avais vu, je n'avais voulu voir que le poète frère, mon frère mélancolique. Je n'avais pas vu le Noir. N'était-ce pas le but ultime poursuivi par ce mouvement ? Et cette histoire d'appropriation culturelle, en quoi me concernait-elle ? Je n'avais pas pillé la culture d'autrui, mon casque de colon entre les deux oreilles. »
On s'y attache à ce soixante-huitard, blessé, incompris, démuni qui s'exprime avec beaucoup d'humour et de dérision, un homme qui doit composer avec une société dans laquelle le dialogue s'efface au profit de la polémique. 
Un très bon roman, au style toutefois un peu rugueux, mais une lecture tellement riche, fouillée, qui confronte avec brio les générations, une satire si bien orchestrée de notre époque aux comportements déviants, obsédée par les "identités" particulières plutôt que par l'universalisme, qu'il serait dommage de passer à côté. Les insultes, les dénonciations à l'emporte-pièce, le moralisme sont devenus monnaie courante dès lors que l'on aborde le sujet de la question identitaire. La radicalité du militantisme de nos jours fait peur. La nuance a disparu du tableau.
Vous l'aurez compris, ces pages font réfléchir ! Alors le seul mot qui me vient pour clore ce retour, c'est "foncez" !

« Ma fille avait hérité de moi une propension à l'échec, quoique celle-ci ne s'accompagnât pas de l'aigreur paternelle, de sa sinistre lucidité : elle était gaie comme un pinson. Elle travaillait dans le coaching relationnel appliqué au onde de l'entreprise, un de ces emplois qui pullulaient comme des poissons pilotes (des sangsues, aurait dit Marc) autour des industries et des services de l'économie de marché, profitant de l'essor du concept tartuffier de responsabilité sociale des entreprises. L'idée pour les entreprises converties au RSE, était grosso modo de convaincre le public qu'elles étaient des acteurs du capitalisme à visage humain ; que leur gloutonnerie, leur cynisme, leur brutalité connaissaient certaines limites, et qu'elles étaient soucieuses du bien-être de leurs salariés (et même, pourquoi pas, de leur bilan carbone). Pour lui donner chair, on payait (mal) des prestataires extérieurs qui apprenaient aux gens à se parler, à libérer la parole dans l'openspace. »

« Je me sentis misérable. Je jouais avec les nerfs de cet homme qui ne m'avait rien fait, je cédais à une exaltation de midinette, au fétichisme. Le culte des maisons d'écrivains, franchement. Quel insulte à l'intelligence. C'était une invention de journaliste, de chasseurs de fantômes, d'idolâtres prompts à se prosterner devant la relique d'un taille-crayon. C'était bien mal aimé la littérature. C'est le culte adolescent pour la blonde hitchcockienne que l'on n'essaie même pas d'aborder. J'avais soixante-cinq ans, et je me comportais comme comme un étudiant de première année de lettres, qui croit avoir découvert la pierre philosophale en dénichant un poème inconnu. Or, il n'y avait pas de pierre philosophale, il n'y en avait jamais eu. Il y avait sept milliards d'individus contraints de se frayer leur chemin à travers l'existence, et certains qui parvenaient à le faire plus dignement que d'autres. »

« Je questionnais Léonie, en chargeant ma voix d'une chaleur sympathique :
- Que veux tu dire par là ? Je suis un dinosaure, tu sais.
- Jeanne est éveillée. Elle est "woke". Elle a pris conscience qu'en tant que femmes non racisées, nous bénéficions d'avantages invisibles et pourtant bien réels par rapport à des individus racisés. Elle a une approche intersectionnelle, plus complexe. L'idée est de dire : femme non racisée et lesbienne, je suis à la fois agent d'oppression (parce que blanche) et victime d'oppression (parce que femme et homosexuelle).
Sa science était toute neuve et ça se voyait. Elle répétait sa leçon comme un singe savant. Elle en parlait avec une fausse familiarité mais il lui manquait de la pratique, les convictions nécessitaient de la pratique, il fallait se les mettre en bouche. Il fallait les "faire", comme on "fait" des chaussures neuves. »

« Ce n'était pas le Pérou, mais son impatience courroucée me racontait un peu la famille Willow. Une famille soucieuse de respectabilité, au conformisme sourcilleux. Decent people, avait dit Dory, et ce mot contenait toutes les névroses américaines : l'héritage puritain, le matérialisme étroit et le sentimentalisme bon marché. On pouvait imaginer que les inclinaisons artistiques de Willow n'avaient pas trouvé, dans cet environnement, un terreau favorable. »

« Dans ma génération, parmi ceux qui avaient défilé entre République et Nation, parmi tous les enfants chéris du mitterrandisme, beaucoup s'étaient droitisés pour des raisons essentiellement économiques. Ils avaient forci, acheté un appartement, deux appartements dont le prix avait quintuplé sous l’effet du boom immobilier. Ils avaient acheté des maisons de campagne.
Ils s'étaient félicités lorsqu'un fils d’ouvrier, un socialiste austère et probe du nom de Pierre Bérégovoy avait déréglementé les marchés financiers. Ils avaient acheté des actions, poussé les portes capitonnées des fonds d'investissement, ils avaient de plus en plus d'argent et des nuances s'étaient glissées dans leurs conversations : « Il y a un principe de réalité », « il ne faudrait pas non plus décourager les gens », « bien sûr que je crois à l'impôt, oui, je suis socialiste : mais pas à la fiscalité punitive ». Et puis bientôt : « il faut arrêter de faire croire aux gens qu’on peut raser gratis », « on est bien obligés de regarder ce que font les autres », « la concurrence mondiale est une réalité ».
Arrivés à la cinquantaine, la peau ravinée par les plaisirs, la peau creusée et ravinée, ces hommes et ces femmes prononcèrent des mots comme « le culte malsain de la dépense publique ». Les hommes portaient des vestes légères sur des chemises bleu ciel, des chapeaux, des pantalons chino. Ils apparaissaient, épanouis par leurs festins de viande, repus de carnages, dans la loge d'un client, à Roland-Garros. Ils ressemblaient tous plus ou moins, dans l’allure générale, dans l'impression qui demeure après que le souvenir d'un visage s’est évanoui, à Dominique Strauss-Kahn. »

« À l'époque, SOS Racisme était une antichambre de l'Élysée. Mais aussi, pour qui savait manœuvrer entre les courants invisibles et profonds de la gauche morale, SOS Racisme pouvait conduire à Canal plus. La jeune chaîne télé était née en 1983, l'année de la marche des beurs. Celle, aussi, où Laurent Fabius et sa morgue aristocratique éteignaient les derniers feux de la période romantique, jauressienne, vieille gauche, inflationniste, incarnée par l’imposant Pierre Mauroy - et c'était tout un programme que de voir un trentenaire aux doigts délicats et aux costumes croisés déloger le colosse du Nord, l’ancien professeur d'enseignement technique, le militant besogneux qui avait plus d'une fois allongé ses grosses mains au-dessus d'un feu de baril, dans le matin gelé, au milieu des grévistes. C'était le début du règne de la raison, (le cercle de la raison avait écrit un essayiste), la fin du Temps des cerises et des grandes réformes. C'était aussi le début d'un autre règne, médiatique celui-là, celui de la chaîne cryptée (voulue par François Mitterrand) et de son ironie branchouille, de ses émissions léchées. Elles permettaient à des millions de Français qui ne mettraient jamais un pied au Palace d'en goûter l’ambiance frelatée. »

« Canal. Une télé intello-porno-chic qui ouvrait grandes les portes au talent, où les émissions étaient écrites par Wolinski et Jean-Michel Ribes, où le parisianisme marchait main dans la main avec le sport de masse et la pornographie. Cette télé était animée par une caste puissante, qui se présentait sous l’aspect sympathique et potache d'une bande de potes. Dans les studios de l'avenue D. officiaient les prêtres de cette chose fabuleuse, de ce chic ultime : l'esprit Canal. Ils étaient les hommes et les femmes les plus rayonnants de leur temps, ceux qui combinaient la puissance financière, l’hégémonie symbolique et surtout l’esprit de dérision, l’arme fatale de celui qui met les rieurs de son côté. Producteurs déconneurs, animateurs pasticheurs, tous oiseaux de nuit de haute volée qui élisaient régulièrement perchoir chez Castel. Et ça se pelotait franchement sur les banquettes, en sniffant d'interminables traits de coke. »

« À présent que j'avais toute latitude pour multiplier les partenaires, je dus faire face à une réalité moins enchanteresse. Le jeune dandy à crinière n'était plus. Quelques vestiges perpétuaient son souvenir : lippe charnue, sourcils épais et regard bleu horizon. Pour le reste, je ne me faisais pas d'illusions. J'étais un sexagénaire aux jambes maigres, avec une bedaine : morphologiquement, je ressemblais à un poulet-bicyclette. Il ne me restait guère plus qu'une niche, celle des étudiantes en lettres modernes désireuses de scandaliser leur monde en se mettant à la colle avec un vieux, voir de se laisser prendre au charme sophistiqué d'un cheval de retour aux airs de droopy neurasthénique (le genre qui en pince pour Woody Allen). À Paris VIII, j'en avais croisé quelques-unes dans les couloirs. Elles sont bipolaires et ardentes, raffolent des films de Gaspard Noé ou de Béatrice Dalle, placardent sur leur frigo d'adolescente le portrait de Rimbaud par Nadar et racontent à qui veut l'entendre qu'elles mourront à vingt-sept ans. Elles peuvent vous poignarder pendant l'amour, avant de fondre en larmes et d'appeler les pompiers. D'aucuns diront qu'elles sont casse-couilles ; d'autres qu'elles sont intégrales. Je n'avais plus la force de cela. Dans ma situation, l'idéal aurait été de trouver un arrangement financier avec une femme extra-européenne rêvant de rejoindre l'espace Shenghen. Je préférais m'abstenir : mon amour-propre était trop abîmé pour que j'accepte sans dommage d'être aimé pour mon passeport bordeaux. Je m'admonestai. Cesse de te faire du mal, Roscoff ! Sois digne ! De retour chez moi, j'évacuai le sujet à la force du poignet, mâchoires serrées, face au lavabo. [...] »

« La fac était le décor familier qui me déprimait autant qu'il me rassurait et c'était celui des ensembles en béton, de la morgue intellectuelle, des rétributions symboliques, des cols roulés, des publications pointues, des colloques jargonneux, des photocopieuses en panne, des jeux de pouvoir invisibles, ascenseurs vétustes et amiantés, chapelles, culte des titres, grades, étudiants chinois effarés, acronymes mystérieux, baies vitrées sales, syndicats sourcilleux, cartons de tracts crevés, tags fripons dans les chiottes, c'était cette vieille ruine au charme inaltéré : l'Université. J'y avais passé près de quarante ans, elle ne m'avait pas ouvert les portes aussi grandes que je l'aurais souhaité, elle m'avait déçu mais enfin c'était mon monde, mon environnement naturel. »




« Que lui dire ? Que Willow avait touché mon coeur, étrangement, spécifiquement, que son chant long et séditieux avait trouvé chez moi une résonance singulière. Que son acte de sécession exprimait une calme résolution qui m'avait toujours manqué. Il était allé en paix dans son ermitage, il n'était pas parti sur un coup de sang, il n'avait pas fui mais il avait pris la route très simplement, et cela n'en faisait pas un saint ou un être exceptionnel mais peut-être un modèle, en tout cas le Willow des dernières années était un modèle pour moi, oui. On peut le dire comme ça. Et j'ai l'outrecuidance de te dire, Jeanne, je vais commettre ce sacrilège-là de penser que je comprends mieux Willow que toi. Je te le dis sans arrogance mais je te le dis sans rougir : Willow ne t'appartient pas. »

« On ne dira jamais assez le vertige de celui qui réalise qu'il n'est plus dans le coup. Quelques individus de ma génération compensaient ce vertige par le fait qu'ils étaient en responsabilité. Ils avaient encore prise sur quelque chose, un travail, une tribune, un engagement associatif. Ils étaient encore, du point de vue économique, du point de vue du pouvoir, dans le jeu. Dans le game, aurait dit Léonie »

« Camus se lève, donc. Quatre mille personnes tendent l'oreille. Il ne harangue pas, il veut parler aux intelligences et il veut parler aux cœurs aussi. Il veut atteindre cet endroit fragile qui est le point de contact entre le cœur et l'intelligence. Il veut faire entendre une voie différente « au milieu d'un monde desséché par la haine ». Il parle du courage de la mesure. Il refuse l'injonction qui est faite aux artistes : « de tous les coins de notre société politique un grand cri s'élève à notre adresse qui nous enjoint de nous justifier ». Il met en garde contre les idéologies. Il se méfie. Il a une méfiance atavique, viscérale « de leur raison imbécile ou de leur courte vérité ».
Il dit : « II n'y a pas de vie sans dialogue. » II dit que le dialogue est remplacé aujourd'hui par la polémique, que « le XXe siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte ». Il s'interroge, il réfléchit à haute voix, et sa pensée a été accouchée dans la douleur, matière à la fois robuste et composite, le fruit d'intenses ruminations et de scrupuleuses observations : « Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l'adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j'insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s'il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. » Le cœur et l'intelligence pour trouver l’équilibre. Camus est bien seul, en ces temps d'anathèmes et d'excommunication, à parler ainsi ; il essaie de faire comprendre aux jeunes gens de la salle Pleyel que la nuance n'est pas le compromis, ni le maquignonnage. Elle est le courage suprême. »

« J'aime la bière. C'est la déglingue de proximité. On commande sans réfléchir, comme on hèle un taxi. Une-pression-s'il-vous-plaît. On reprend la conversation. Une bière, ce n'est pas grand chose. On garde un air dégagé, mais toute l'attention est tendue vers le verre à venir. Le manque se fait sentir, cruel : pas une sensation sophistiquée, juste un trou au plus profond de l'être. Qui a bu, boira : c'est l'axiome implacable. La bière arrive. On ne renifle pas le verre, on ne fait pas cent grimaces. On ne la goûte pas. On la sèche sans façon. La bière n'est jamais décevante. On reçoit ce que l'on vient chercher : la fraîcheur, le goût de blé humide et l'alcool qui chauffe le carafon. Elle ne recèle pas de secret, elle est ce qu'elle donne à voir : le contenu doré et glacé, dans son contenant ergonomique et fuselé. On ne la fait pas tourner comme un maniaque, on ne commente pas, on saisit le verre parce qu'il fait bon sentir les minuscules cristaux de givre sur la paume. On en boit une deuxième, on est très légèrement engourdi, on se détend, on prend possession des lieux. Tout à coup les choses se précisent, les choses et les gens gagnent en relief. Les couleurs sont plus chaudes, pas beaucoup plus mais un peu. On veut se nouer. On parle aux gens qu'on ne connaît pas. Ou bien on reste seul, dans la torpeur agréable. Vient le moment du combat. Il faudrait s'arracher. On essaie de trouver des forces, on cherche autour de soi un regard sur lequel s'appuyer. On est seul, avec l'effrayante liberté. Il faudrait s'arracher d'un coup, et partir en courant. On préfère fuir au-dedans de soi. On recommande. Trois, quatre, cinq, six. Là : foutu pour foutu. On se trouve mille excuses. On s'attendrit. Sept. Huit. On est devenu une merde, très tranquillement, une vieille poche qui refoule du goulot. Je rentrais après la fermeture, complètement rôti. »

« Aux États-Unis, j'ai un peu suivi la - comment dites-vous ? - la polémique, sur les sites français, c'est vraiment regrettable. Nos deux pays sont en train de devenir fous. Vous savez, je suis un homme d'ordre, a patriot. J'ai travaillé trente ans dans l'administration fédérale. Et je suis un African-American. J'ai soutenu le mouvement Black Lives Matters, je me suis battu toute ma vie pour l'égalité. Cependant je ne pense pas que l'on puisse répondre à le racisme par le racisme. La cancel culture, ces trucs-là. Typical New York bullshit. »

Quatrième de couverture

« J'allais conjurer le sort, le mauvais oeil qui me collait le train depuis près de trente ans. Le Voyant d'Étampes serait ma renaissance et le premier jour de ma nouvelle vie. J'allais recaver une dernière fois, me refaire sur un registre plus confidentiel, mais moins dangereux. » 

Universitaire alcoolique et fraîchement retraité, Jean Roscoff se lance dans l'écriture d'un livre pour se remettre en selle : Le voyant d'Étampes, essai sur un poète américain méconnu qui se tua au volant dans l'Essonne, au début des années 60. 
A priori, pas de quoi déchaîner la critique. Mais si son sujet était piégé ? 

Abel Quentin raconte la chute d'un anti-héros romantique et cynique, à l'ère des réseaux sociaux et des dérives identitaires. Et dresse, avec un humour délicieusement acide, le portrait d'une génération.

Abel Quentin est l'auteur d'un premier roman très remarqué, Soeur (sélection prix Goncourt et finaliste du prix Goncourt des lycéens 2019).

Les éditions de l'Observatoire, août 2021
379 pages
Prix de Flore 2021 

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