jeudi 23 décembre 2021

Komodo ★★★★☆ de David Vann

Quel livre une nouvelle fois de David Vann ! Une plongée en eaux troubles qui laisse des traces et qui me reste bien en mémoire. Le sujet y est pour quelque chose évidemment ; il a ravivé quelques "épiques" souvenirs de tension familiale mais c'est surtout, que ce livre m'a carrément hypnotisée. Impossible de le lâcher, j'ai plongé aux côtés de Tracy, cette jeune femme à la recherche de sérénité, de tranquillité, de beautés, de sensations, j'y étais vraiment tant les descriptions des sorties sous-marines sont superbement envoûtantes, chacune des plongées m'a embarquée. Et puis, David Vann n'a pas son pareil pour nous décrire une toute autre plongée, celle qui nous emmène au plus profond des âmes humaines. Il la maîtrise parfaitement cette incursion, tellement bien, que  les émotions, la rage, les colères que couvent Tracy et qui nous explosent au visage et au coeur m'ont littéralement anéantie. 
« La vraie vie n'est qu'une question de pouvoir, jamais de justice. Mordre les nageoires ou se faire mordre les siennes. »
Une lecture décapante. Une petite virée en Indonésie, sur l'île paradisiaque de Komodo. Mais dans un David Vann, il n'y a que le décor qui est paradisiaque ! Surtout avec un sujet comme les liens familiaux, ça ne pouvait être qu'une lecture explosive et terrifiante !
« Notre petite cellule familiale qui voudrait tout soigner, quand les blessures elles-mêmes auraient pu être évitées. Rien de tout ceci n’aurait dû arriver. La misère de nos vies est inventée. Nous n’avons pas grandi en zone de guerre ni dans un pays pauvre comme l’Indonésie, alors nous avons dû créer nos propres problèmes. […] Nous sommes trop crétins. Ce voyage censé nous rapprocher tous les trois me pousse à croire qu’on ferait mieux de se noyer. »

« Peut-être que la famille est un immense sac à merde qui se balance dans le vent, et qu'on s'en sert de piñata avant de reculer pour ne pas être éclaboussé quand elle éclate. »

« J'expire et plonge, je souffle pour équilibrer mes oreilles. Sous le rebord du chaudron, des corniches à l'infini où des gros poissons se cachent dans l'ombre, et qui poussent à se demander ce qu'il pourrait y avoir de plus gros encore dans les parages. Pourquoi les yeux des poissons ont-ils toujours l'air apeurés ? Pas les yeux des requins, bien sûr, qui ne sont qu'une surface presque incapable de voir, et pas les miroirs de verre des poissons-grenouilles, mais presque tous les autres. C'est peut-être parce qu'ils sont si gros, des yeux démesurés en guise de tactique de survie, pour donner l'impression que le poisson est plus imposant qu'il ne l'est réellement. Les humains le font aussi, avec leurs majuscules aux noms propres. »

« Contempler un requin, c'est comme contempler les étoiles, ou le temps, dis-je. C'est comme voir une vidéo d'une éruption solaire, on ne peut pas le relier à l'existence humaine. On n'arrive pas à croire qu'on vit dans le même monde. L'oeil d'un requin, c'est ça. »

« [...] je grimpe en lentes spirales, je regarde la surface vers un autre monde et me demande à quoi il ressemblera. Si seulement ce pouvait être un nouveau monde. Un univers à quatre lunes, où les enfants sont contenus dans des bulles qui les maintiennent en sécurité, propres et silencieux, où les collines sont faites de sommeil. Les rêves y galopent en liberté comme des animaux sauvages, les maris sont plantés la tête en bas dans le sol afin qu'ils ne puissent plus bouger, leur bouche est enterrée mais on peut suspendre des objets à leurs membres, y faire sécher une serviette ou accrocher un panneau ou empiler des pierres dans leur ramure pour obtenir un arbre lesté. »

« Je vois une raie nager droit sur moi, juste au-dessus du sable, son immense ventre blanc et le battement de ses ailes. Comme si dieu descendait enfin sur Terre, après toutes ces décennies d’attente. Un vol doux, et bouleversant. »

« Ce que j'aime, c'est le soleil sur mon dos et le sentiment d'abandon total. Les sons du vent et de l'eau et du bateau qui m'enveloppent, chaque île que nous longeons, déserte et sublime. Comme si nous pouvions visiter la terre avant notre naissance, se balader et décider où se planter, où prendre racine. Cette île-là, parce que j'aime la petite vallée et la colline qui domine toutes les îles, et parce que je pourrais nager au large de cette plage tous les jours. Déposez-moi ici. »
« Notre petite cellule familiale qui voudrait tout soigner, quand les blessures elles-mêmes auraient pu être évitées. Rien de tout ceci n'aurait dû arriver. La misère de nos vies est inventée. Nous n'avons pas grandi en zone de guerre ni dans un pays pauvre comme l'Indonésie, alors nous avons dû créer nos propres problèmes. J'ai choisi Lautaro, je me suis fait virer de mon travail, j'ai gâché a santé en mangeant à l'excès et j'ai faille mourir pendant une sortie en plongée. Tout est si idiot. Roy a renoncé à son mariage si simple sans la moindre raison, il a perdu la totalité de ses économies pour rien. Maman a reçu un héritage suffisant pour passer une vie entière à l'abri du besoin, mais elle a spéculé en bourse, consciente de l'imminence d'un crash annoncé mais se trompant sur le timing. Aujourd'hui, elle compte chaque centime. Nous sommes trop crétins. Ce voyage censé nous rapprocher tous les trois me pousse à croire qu'on ferait mieux de se noyer. »

« La ville est tout le contraire des sites de plongée. Un autre monde. Visiblement, ils préparent leur béton sans colle, ici, si bien qu'il se dissout et s'émiette. Peut-être qu'ils le font tenir avec du dentifrice ou du blanc d'œuf, ou juste un peu d'eau et de salive. Et les voitures tiennent plus ou moins de la même façon, elles brinquebalent et perdent en puissance dans les collines, elles rechignent, elles refusent d'avancer. »

« La vraie vie n'est qu'une question de pouvoir, jamais de justice. Mordre les nageoires ou se faire mordre les siennes. »

Quatrième de couverture

Sur l’invitation de son frère aîné Roy, Tracy quitte la Californie et rejoint l’île de Komodo, en Indonésie. Pour elle, délaissée par son mari et épuisée par leurs jeunes jumeaux, ce voyage exotique laisse espérer des vacances paradisiaques : une semaine de plongée en compagnie de requins et de raies manta. C’est aussi l’occasion de renouer avec Roy, qui mène une vie chaotique depuis son divorce et s’est éloigné de sa famille. Mais, très vite, la tension monte et Tracy perd pied, submergée par une vague de souvenirs, de rancœurs et de reproches. Dès lors, un duel s’engage entre eux, et chaque nouvelle immersion dans un monde sous-marin fascinant entraîne une descente de plus en plus violente à l’intérieur d’elle-même, jusqu’à atteindre un point de non-retour.

Avec ce portrait trouble d’une femme en apnée, David Vann confirme son immense talent pour sonder les abysses de l’âme humaine.

Éditions Gallmeister, mars 2021
Traduit de l'américain par Laura Derajinski 
288 pages

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