dimanche 7 novembre 2021

Soixante-neuf tiroirs ★★★★★♥ de Goran Petrović

Adam Lozanitch, un étudiant en langue et littérature serbes et correcteur provisoire du magazine bimensuel de tourisme et nature Beautés de notre pays, est capable de tâter le pouls d'un texte rien qu'en posant la main sur un livre. Je m'y suis essayé après ma lecture, et bien je confirme, le pouls secret de ce livre battait bien sous mes doigts, brûlant des angoisses et des espoirs fiévreux de l'auteur dont il est question entre ces pages et dont on découvre l'étonnant destin...Forcément plus simple quand on a lu le livre ;-) 
Et quel livre ! Un livre érudit, intelligent, savoureux, un soupçon exigeant pour ceux qui n'aimeraient pas les lectures non linéaires, quelques petites longueurs aussi, mais qui valent vraiment la peine d'être surmontées. Car tourner les pages de ce livre, c'est avoir dans ses yeux, quelque chose qui est de l'ordre de l'enchantement, de l'émerveillement. Il est bluffant, éblouissant. Quelques gouttes de ce texte et c'est l'enivrement assuré ! J'aime bien cette image ;-). Elle est le reflet un tantinet exagéré de ce que j'ai ressenti à cette lecture, mais si peu, car cette lecture a été pour moi synonyme d'évasion. Un voyage particulier, entre réalité, onirisme et imaginaire qui vaut le détour pour qui aime les livres.
En refermant ce livre, je me suis dit que je ne prenais pas toujours le temps de me plonger dans mes lectures, de m'y échapper, d'y vagabonder sereinement, sans parasites ni fritures sur la ligne, que je ne la considérerais pas assez comme « un temps dans le temps »...  C'est aussi ça Soixante-neuf chapitres, un livre qui donne très envie de s'engouffrer dans une lecture comme on le ferait dans un labyrinthe de compartiments secrets et avoir l'espoir de déboucher sur un espace sans fin (ceux qui ont lu le livre comprendront ce petit clin d'oeil ;-) ) 
Une ode à la littérature et à ce qu'elle est capable de créer, de susciter chez un lecteur. Le pouvoir des mots est infini.
Lu et beaucoup aimé ! Merci aux bibliothécaires de ma ville qui ont mis en avant ce livre et qui m'ont ainsi permis de ne pas passer à côté de cette superbe et atypique aventure. 

« « Dis, Stévan, quand tu te plonges totalement dans un livre, as-tu le sentiment de ne pas être seul, je veux dire qu'il y a à part toi d'autres personnes pareillement envoûtées qui, par un concours de circonstances, selon les lois de la probabilité, commencent à lire le même livre au même moment à l'autre bout de la ville, dans une autre ville, peut-être à l'autre bout du monde? » laissa échapper Adam, mais il le regretta aussitôt, car son ami le dévisagea d'un air ahuri. Puis, au bout d'un moment, s'étant ressaisi, Stévan se mit à débiter des propos de simple bon sens :
« Il existe trois sortes de lecteurs, selon la classification de Goethe, ce grand pointilleux. La première prend du plaisir sans analyser. La troisième analyse sans prendre du plaisir. Et, entre les deux, il y a celle qui analyse tout en prenant du plaisir et prend du plaisir tout en analysant. C'est cette dernière qui, en fait, recrée l'œuvre. Roland Barthes dit cependant...» Mais Adam ne l'écoutait plus «...Iouri Tynianov... Hans Robert Jauss... Wolfgang Iser ... Manfred Naumann... la théorie de la réception des  œuvres littéraires ... œuvre ouverte... horizon d'attente... concrétisation du texte... Le triangle auteur-œuvre-public... La sémiotique... Enchaînement des signes... Bien qu'il s'agisse dans ce cas du domaine de la peinture, laisse-moi te recommander l'étude récemment traduite de Wilhelm Worringer, Abstraction et empathie ... »
Adam ne l'écoutait pas. Il regardait la jeune fille au chapeau cloche. Il l'observait tandis qu'elle buvait son thé, et trouvait une extraordinaire grâce à ces gestes tout simples. Il la vit se lever et passer près de lui en laissant derrière elle un parfum câlin. Seul le grand travail qui l'attendait le lendemain le décida à ne pas se lever pour suivre ce parfum et à ne pas demander le même dictionnaire pour essayer de parcourir les mêmes lignes que la jeune fille. C'est ainsi qu'il est sorti de la bibliothèque un regret noué dans la poitrine. Les couleurs automnales du jardin de Karageorges viraient au noir. Les chiens en laisse tiraillaient leurs maîtres le long des sentiers et autour du monument du grand chef de l'insurrection. Les croix dorées de l'église Saint-Sava inachevée depuis des décennies veillaient dans le crépuscule qui s'étendait sur les toits du quartier de Vratchar. C'est à peu près à ce moment-là que les premières gouttes de pluie se sont mises à tomber. » »

« Il y avait dans ses yeux, en ce lundi de décembre, quelque chose d'une canicule d'août, d'un friselis de feuilles de saules et d'osiers, des frissons d'oisillons dans un nid construit à la proue d'une barque tirée sur la rive, puis oubliée là ; quelque chose de ces soleils scintillants qui couronnent les vaguelettes d'une rivière, de la brume de chaleur sur la roselière de la rive d'en face et de la grisaille bleutée d'un massif montagneux ramassé sur lui-même, des clairières lointaines sous les neiges éternelles ... Il y eut aussi, lorsque la vieille dame bougea la tête, le contour tremblé d'une maison solitaire d'un étage et d'un ocre clair-obscur, dans un isolement irréel, sur une douce élévation au milieu d'une vallée boisée. Il faisait maintenant plus chaud dans la pièce qu'au moment où elles avaient commencé leur lecture, on y sentait les immensités des eaux qui, depuis des siècles, depuis la création du monde peut-être, coulent on ne sait d'où, vers on ne sait où ... »

« Les livres sont pareils aux éponges. Leur tissu alvéolaire, poreux, de dimension apparemment modeste, est capable d'absorber d'innombrables destinées, d'abriter même des peuples entiers. Que sont les livres sur les civilisations disparues, sinon des éponges qui ont condensé en elles des époques entières ? Jusqu'à la dernière goutte de vie, jusqu'à ce qu'elles-mêmes aient commencé à se dessécher, à se pétrifier... »

« « [...] Nous lisons ensemble, avec la petite, on se dit que c'est un temps dans le temps... »
« Un temps dans le temps. » Adam s'est rappelé avoir entendu parler d'un homme de là-bas, où les gens ne semblent construire des ponts et des bacs en temps de paix que pour pouvoir fuir en temps de guerre, qui refusait d'alimenter un maigre feu avec un livre, alors que la famille entière gelait, avant que tous l'eussent relu. Un temps dans le temps. »

« Les tirades habituelles de Moïssilovitch ne péchaient jamais par la concision ; le jeune homme se disait qu'en guise d'études le propriétaire n'avait certainement suivi que des cours d'anatomie, pour apprendre à écorcher quelqu'un sans le tuer tout à fait, afin qu'il puisse continuer de payer. »

« [...] il rêva - quel cauchemar ! - qu'il s'était réveillé et n'arrivait plus à rêver. »
« C'est à cause de ce frémissement qui est en vous. D'ailleurs, c'est bien d'une harmonieuse vibration des sens que naissent les mélodies... »

Quatrième de couverture

Certains livres traversent les décennies de façon surprenante. C’est l’un d’eux, à la reliure de maroquin rouge, qui tombe entre les mains d’Adam. À première vue, ni intrigue, ni personnages. Adam s’étonne, mais emporté par la magie de son univers et son imaginaire, il ne réussit bientôt plus à s’en détacher. Car voilà qu’apparaissent, au détour des paragraphes, une jeune fille au chapeau cloche, une vieille dame excentrique en tenue de voyage, une cuisinière hors pair et un jardinier trop curieux… Autant de rencontres insolites qui prennent pour Adam la forme de rendez-vous en lui révélant d’étranges similitudes avec la réalité. Le roman culte de tous les amoureux de la lecture, une ode magistrale au pouvoir de la littérature. 

Goran Petrović vit à Belgrade. Son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues et souvent primée, lui vaut aujourd'hui une reconnaissance internationale.

« Un formidable conteur. » Le Monde des Livres

Éditions Stock, collection La Bleue, août 2021
361 pages
Traduit du serbe par Gojko Lukić
Prix NIN du meilleur roman 2000

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