mercredi 3 novembre 2021

S'adapter ★★★★★♥ de Clara Dupont-Monod

Deux iris noirs fuyants, il est un petit être différent, « à mi-chemin ». Dépendant, immobile, ce petit bout inadapté prend sa place au sein d'une fratrie, et l'enjeu de l'aîné sera de taille, celui de laisser une trace de son passage...
Les pierres témoignent, racontent les enfants, et par leurs mots, notre coeur égratignent.
« Les enfants sont toujours les oubliés d'une histoire. on les rentre comme des petites brebis, on les écarte plus qu'on ne les protège. Or les enfants sont les seuls à prendre les pierres pour des jouets. Ils nous nomment, nous bariolent, nous couvrent de dessins et d'écritures, ils nous peignent, nous collent des yeux, une bouche, des cheveux d'herbe, nous empilent en maison, nous lancent pour faire un ricochet, nous alignent en limites de goal ou en rails de train. Les adultes nous utilisent, les enfants nous détournent. C'est pourquoi nous leur sommes profondément attachées. C'est une question de gratitude. Nous leur devons ce récit - chaque adulte devrait se souvenir qu'il est redevable envers l'enfant qu'il fut. »
Quel sublime et bouleversant témoignage. À imbiber les yeux. À les éblouir aussi. Parce que ces pages sont lumineuses ; elles démontrent la capacité des êtres humains à  consolider une fracture, à s'adapter. On n'y fait l'expérience de la pureté. De la simplicité, de « [la] vie... à portée de souffle, ni craintive ni combattante, juste là. »
« Dira-t-on un jour l'agilité que développent ceux que la vie malmène, leur talent à trouver chaque fois un nouvel équilibre, dira-t-on les funambules que sont les éprouvés ? »
Un écrin de délicatesse. Merci Clara Dupont-Monod. Merci.

« [...] l'insouciance, perverse notion, ne se savoure qu'une fois éteinte, lorsqu'elle est devenue souvenir.  »

« « Un être évanoui avec les yeux ouverts, résuma le frère aîné à la cadette.
- Ca s'appelle un mort  » , rétorqua-t-elle malgré ses sept ans. »

« À enfant hors norme, savoir hors norme, pensait l'aîné. Cet être n'apprendrait jamais rien et, de fait, c'est lui qui apprenait aux autres. »
« À trop frémir au moindre bruit du monde, à craindre le pire, on n'équilibre personne. »

« Lorsqu'il relevait la tête, il sentait monter envers les bonnes soeurs une colère jalouse qu'il ne pouvait pas contrer. Alors il replongeait dans les chiffres.
Des années plus tard, il comprendrait que ces femmes, elles aussi, étaient arrivées à un niveau inouï d'infralangage, capables d'échanger sans mots ni gestes. Qu'elles avaient compris depuis longtemps, cet amour si particulier. L'amour le plus fin, mystérieux, volatil, reposant sur l'instinct aiguisé d'animal qui pressent, donne, qui reconnaît le sourire de gratitude envers l'instant présent sans même l'idée d'un retour, un sourire de pierre paisible, indifférent aux demains. »

« Depuis, l'aîné a grandi sans se lier. Se lier, c'est trop dangereux, pense-t-il. Les gens qu'on aime peuvent disparaître si facilement. C'est un adulte qui a associé la possibilité du bonheur à celle de sa perte. Vents mauvais ou cadeaux, il ne laisse plus à la vie le bénéfice du doute. Il a perdu la paix. Il a rejoint ces êtres qui portent au coeur un instant arrêté, suspendu pour toujours. En lui quelque chose est devenu pierre, ce qui ne signifie pas insensible mais plutôt endurant, immobile, implacablement identique au gré des jours. 
Il porte en lui un état d'alerte. »

« On lui a répété que le temps répare. En vérité, il le mesure lors de ces nuits, le temps ne répare rien, au contraire. Il creuse et ranime la douleur, chaque fois un peu plus intense. C'est tout ce qui lui reste de l'enfant, le chagrin. Il ne peut pas s'y soustraire ; cela voudrait dire perdre l'enfant définitivement. »

« Il regarde par la fenêtre la nuit urbaine, bien plus silencieuse que celle de la montagne. Il a mis du temps à s'habituer à la ville. Longtemps, il a trouvé effarants les chiens tenus en laisse. Et l'été sans bruit, ni cigales ni crapauds. Involontairement, il a levé la tête dès le mois de mars pour guetter les premières hirondelles, tendu l'oreille en juillet, vers les martinets. Il a cherché les odeurs, crottin, verveine, menthe, et les bruits, cloches des moutons, rivière, bourdonnement des insectes, vent qui racle l'écorce. Puis il s'est fait au terrain plat, lui qui ne connaissait que l'escarpé, au sol sans empreintes et aux talons des femmes. Il porte en lui des connaissances inadaptées à la ville. À quoi lui sert de savoir que les châtaigniers ne poussent pas au-delà de huit cents mètres d'altitude, que le noisetier est le bois le plus souple pour fabriquer un arc ? À rien, mais il est habitué. Les savoirs inutiles, il connaît.  »

« [...] la fragilité engendre la brutalité, comme si le vivant souhaitait punir ce qui ne l'était pas assez. »
« Pourquoi tes amies, Marthe, Rose et Jeanine, ne me jugent pas ?
- Parce qu'elles sont tristes. Et quand on est triste, on ne juge pas.
- N'importe quoi. Je connais plein de gens tristes qui sont méchants.
- Alors ce sont des gens malheureux. Mais pas tristes.
- ...
- Reprends des gaufres à l'orange. »

« Dira-t-on un jour l'agilité que développent ceux que la vie malmène, leur talent à trouver chaque fois un nouvel équilibre, dira-t-on les funambules que sont les éprouvés ? »

« Guérir, cela signifiait renoncer à sa peine, or la peine, c'était ce que l'enfant avait planté en lui. C'était sa trace. Guérir, cela voulait dire perdre la trace, perdre l'enfant à tout jamais. Elle savait désormais que le lien peut avoir différentes formes. La guerre est un lien. Le chagrin aussi. »

« Et pourquoi redoutait-il d'être jugé, cela, il n'en avait aucune idée, sauf à penser que la honte ressentie par son frère et sa soeur, et peut-être ses parents, au moment où le regard des autres tombaient sur la poussette, au moment où la normalité des autres s'affichait conquérante, cette honte était si profonde, et culpabilisante ( « une honte honteuse », se disait-il), qu'elle s'était transmise par le sang. Il aurait aimé enlacer cet enfant pour le protéger. Comment était-il possible de regretter autant quelqu'un mort avant soi, se demandait-il, et cette question était un vertige. »

« Souvent il fermait les yeux pour se concentrer sur les sons. « Petit sorcier, pensait-il, jamais je n'aurais pensé à fermer les yeux pour mieux voir. » »

Quatrième de couverture

C’est l’histoire d’un enfant aux yeux noirs qui flottent, et s’échappent dans le vague, un enfant toujours allongé, aux joues douces et rebondies, aux jambes translucides et veinées de bleu, au filet de voix haut, aux pieds recourbés et au palais creux, un bébé éternel, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres. C’est l’histoire de sa place dans la maison cévenole où il naît, au milieu de la nature puissante et des montagnes protectrices ; de sa place dans la fratrie et dans les enfances bouleversées. Celle de l’aîné qui fusionne avec l’enfant, qui, joue contre joue, attentionné et presque siamois, s’y attache, s’y abandonne et s’y perd. Celle de la cadette, en qui s’implante le dégoût et la colère, le rejet de l’enfant qui aspire la joie de ses parents et l’énergie de l’aîné. Celle du petit dernier qui vit dans l’ombre des fantômes familiaux tout en portant la renaissance d’un présent hors de la mémoire.

Comme dans un conte, les pierres de la cour témoignent. Comme dans les contes, la force vient des enfants, de l’amour fou de l’aîné qui protège, de la cadette révoltée qui rejettera le chagrin pour sauver la famille à la dérive. Du dernier qui saura réconcilier les histoires.

La naissance d'un enfant handicapé racontée par sa fratrie.

Un livre magnifique et lumineux.

Éditions Stock, collection La Bleue, août 2021
171 pages
Prix Femina 2021, Prix Landerneau 2021, Prix Goncourt des Lycéens 2021 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire