mercredi 10 juin 2020

Le fusil de chasse ★★★★☆ de Yasushi Inoué

Un court roman épistolaire, intime, fulgurant, très prenant, duquel se dégage une force insoupçonnée. 

Un poète, inspiré par un fusil comme métaphore de la solitude humaine, publie son poème dans une revue de chasse. Le chasseur, Josuké, qui s'est reconnu dans le chasseur décrit, prend contact avec le poète et lui adresse trois lettres, celles de trois femmes, son épouse, sa maîtresse et la fille de cette dernière, toutes trois, tourmentées, tiraillées chacune différemment par un secret pesant, un secret que l'on pourrait illustré d'un haori en soie, orné de chardons brillants, qui irradie de sa splendeur les pages de ce roman. 

J'ai lu cette citation de George Orwell, il y a quelque jour, et je la trouve fort à propos : « Pour la première fois de sa vie, il comprit que lorsqu'on désirait garder un secret on devait aussi se le cacher à soi-même. »  Difficile de se taire à soi-même, de ne pas se révéler tel que l'on est réellement. De se cacher des autres. Les secrets pèsent lourd sur une vie. « Un jour, tu m'as dit que tout être abritait un serpent dans son corps.[...]Qu'est-il donc ce serpent qui, dit-on habite chacun de nous ? Égoïsme, Jalousie, Destin ? Peut-être quelque chose d'analogue au karma, qui les contient tous trois, et dont nous ne pouvons disposer à notre gré. »    

Une histoire dans laquelle il y est question d'amour, de passion, de jeu de rôle, de rupture, de jalousie, de tristesse, de trahison, de tromperie ... une histoire pourtant sans esclandres, sans affrontements.

Un texte sensible, plein de poésie et un auteur que je découvre enfin... […]
Un roman qui plaira sans aucun doute aux amoureux de la littérature japonaise.

« Sa grosse pipe de marin à la bouche,Un setter courant devant lui dans l'herbe,
L'homme gravissait à grandes enjambées, en ce début d'hiver,
Le sentier du mont Amagi,
Et la gelée blanche craquait sous ses semelles.
Il avait vingt-cinq cartouches à la ceinture,
Un manteau de cuir, marron foncé,
Une carabine Churchill à canons jumelés ...
Mais d'où venait son indifférence, malgré son arme de blanc et brillant métal,
À ôter la vie à des créatures ?

Fasciné par le large dos du chasseur,
Je regardais, je regardais.

Depuis ce temps-là,
Dans les gares des grandes villes,
Ou bien la nuit dans les quartiers où l'on s'amuse,
Parfois je rêve,
Je voudrais vivre sa vie ...
Paisible, sereine, indifférente.

Par instants change la scène de chasse :
Ce n'est plus le froid début d'hiver sur le mont Amagi,
Mais un lit asséché de torrent, blanc et blême.
Et l'étincelant fusil de chasse,
Pesant de tout son poids sur le corps solitaire,
Sur l'âme solitaire d'un homme entre deux âges,
Irradie une étrange et sévère beauté,
Qu'il ne montra jamais, quand il était pointé contre une créature. »

« [...] à l'heure qu'il est, vous êtes, j'imagine, en train d'admirer les arbres dont l'Izu possède tant d'essences diverses. La région, je me le rappelle, est baignée d'une lumineuse clarté, mais, en un sens, elle évoque une froide et sobre image peinte sur porcelaine. »

« Jusqu'à présent, je croyais que l'amour était semblable au soleil, éclatant et victorieux, à jamais béni de Dieu et des hommes. Je croyais que l'amour gagnait peu à peu en puissance, tel un cours d'eau limpide qui scintille dans toute sa beauté sous les rayons du soleil, frémissant de mille rides soulevées par le vent et protégé par des rives couvertes d'herbe, d'arbres et de fleurs. Je croyais que c'était cela l'amour. Comment pouvais-je imaginer un amour que le soleil n'illumine pas et qui coule de nulle part à nulle part, profondément encaissé dans la terre, comme une rivière souterraine ?  »

« En plus des trente couleurs au moins que contient une boîte de peinture, il en existe une qui est propre à la tristesse et que l’œil humain peut fort bien percevoir. »

« Un amour qui ne peut survivre qu'au prix du péché doit être bien triste. »

« Il me semble qu'un homme est bien fou de vouloir qu'un autre le comprenne. »

« Tout en regardant, de ma fenêtre située à l'étage supérieure, je me mis à songer que le jardin, vivement éclairé par l'effrayante blancheur de la lune, ressemblait à une grève sauvage et blême dans les pays de l'Extrême-Nord, et le bruit du vent me rappelait le déferlement des vagues. »

« Puisque nous ne pouvons éviter d'être des pécheurs, soyons du moins de grands pécheurs. »

« À cette époque, un étrange reflet de tristesse émanait de ton regard, qui trahissait sans aucun doute ta pitié. [...] Toi qui pouvait avoir un si merveilleux regard,pourquoi ne m'avais-tu jamais regardée ainsi auparavant ? La force n'est pas l'unique qualité chez un homme. Quand ton regard tombait sur moi, c'était toujours celui d'un homme qui examine une porcelaine, n'est-ce pas vrai ? »

« [...] de fil en aiguille, nous avons atteint cet actuel degré de froideur, ce merveilleux esprit de famille si glacial que l’un et l’autre nous avions souvent l’impression que nos cils étaient raidis par le givre. »

« À bout de forces, trop fatiguée pour bouger le petit doigt je laissai machinalement mon regard s'attacher à ton reflet sur la vitre. Tu avais fini de frotter le canon et tu remontais la culasse, que tu avais également nettoyée. Alors tu levas et abaissas plusieurs fois le fusil en épaulant à chaque fois. Mais peu après le fusil ne bougea plus. Tu l'appuyas fermement contre ton épaule et tu visas, en fermant un œil. Je me rendis compte que le canon était manifestement dirigé vers mon dos. 
« Il va me tirer dessus ? » me demandai-je. 
Bien sûr, le fusil n’était pas chargé, mais il m’intéressait de voir si tu voulais me tuer. Je pris un air indifférent et fermai les yeux.
« Vise t-il mon épaule, mon dos, ou ma nuque ? » pensai-je.
J’attendis impatiemment d’entendre le claquement sec de la gâchette dans la quiétude de la pièce, mais il ne retentit jamais. Si je l’avais entendu, je serais tombé raide, car j’avais envisagé d’agir ainsi si j’avais été la cible chérie de celui qui avait été toute ma vie pendant des années…
À la longue, la patience m’abandonna, et précautionneusement, j’ouvris les yeux afin de te regarder en train de me viser. Je restai ainsi un certain temps. Mais, tout à coup, cette comédie me parut ridicule, et je fis un mouvement. Et quand mon regard se porta vers toi - et non vers ton reflet dans la vitre-, tu détournas vivement de moi le canon du fusil. Tu te mis à viser les roses alpestres que tu avais rapportées du mont Amagi et qui avaient fleuri cette année pour la première fois, et enfin tu pressas la détente. Pourquoi ne pas avoir tué ta volage épouse ? Je méritais, assez, je pense, à cette époque, d’être abattue. Tu avais clairement l’intention de m’assassiner et pourtant tu n’as pas pressé la détente. »

« L'amour est une obsession. Il est parfaitement normal d'être obsédé par le besoin d'une tasse de thé. Alors, pourquoi n'aurais-je pas le droit d'être obsédé par toi ? »

« Ce que je vis, cette nuit-là, à la surface de la mer, n'était sans doute que le supplice aussi bref que pathétique d'une femme consumée par les feux de l'amour. »

« Je reçois le châtiment mérité par une femme qui, incapable de se contenter d’aimer, a cherché à dérober le bonheur d’être aimée. »  

Quatrième de couverture

L'histoire d'une liaison, source de passion, de rupture et de mort, racontée à travers trois lettres inoubliables dans un style glacé et brûlant qui fait de ce court roman un chef-d'oeuvre universel.

Poète, nouvelliste et romancier, Yasushi Inoué (1907-1991) restera sans doute le plus grand et le plus populaire écrivain japonais de son temps. Son oeuvre, d'une richesse exceptionnelle, aborde tour à tour avec le même bonheur toutes les formes de l'écriture. Depuis la parution, voici près de trente ans, du Fusil de chasse, elle a connu en France un succès qui ne s'est jamais démenti.


Éditions Stock, Collection La Cosmopolite janvier 2000
106 pages
Traduit du japonais par Sadamichi Yokoö, Sandorf Goldstein et Gisèle Bernier

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire