mardi 9 juin 2020

La maison ★★★☆☆ de Emma Becker

« Il ne fallait pas aller du côté
où habitait la dame aux grandes belles robes.
Personne ne lui parlait, personne ne lui disait
même bonjour. Elle enlevait les petits garçons.
Sa maison en était pleine. Pleine de petits garçons
qu'on n'avait jamais revus, qu'on ne reverrait jamais
parce qu'elle les mangeait l'un après l'autre.
La dame aux grandes belles robes
était une fille de joie. »
Louis CALAFERTE, La mécanique des femmes

Vivre de l'intérieur pour ressentir au plus profond de soi ce que peut ressentir une femme qui exerce le plus vieux métier du monde et décrire ce métier au plus près de la réalité. C'est ce qu'a fait Emma Becker, sous le pseudonyme de Justine. Elle a vécu et fait commerce de son corps pendant deux ans, dans deux maisons closes de Berlin, autorisées en Allemagne. Le deuxième établissement, La maison, donne son nom au roman. 

Une immersion dans une maison close réussie à mon avis, un documentaire sociologique dense et intéressant sur la sexualité, le désir, les fantasmes, les rapports de domination et la psychologie sexuelle des hommes. 
« [...] il faudrait en faire un bouquin. Ça, c'est une lecture qui me ferait rire. Qui ferait rire toutes les putes. Et toutes les autres, parce que le bordel, au fond, ce n'est qu'un miroir grossissant où tous les défauts, tous les vices des hommes tempérés par le quotidien deviennent assourdissants. »
J'ai regretté néanmoins les digressions sur l'écriture de son roman, sur son "métier de passage", sur son rôle d'écrivain, qui ont, à mon goût, alourdi la lecture de ce récit, et l'ont rendue de ce fait moins captivante par moment. Trop de longueurs.
Je n'ai également que très rarement compris le lien entre les titres musicaux cités en début de certains chapitres et la teneur de ces chapitres en question...un effet de style ? 

Néanmoins une autofiction courageuse, audacieuse sur un sujet délicat, une plume savante et esthétique, des passages saisissants notamment les portraits de ses collègues, de ce 
« nid de femmes et de filles, de mères et d’épouses, se confortant toutes dans la conscience d’œuvrer aussi un peu, avec leur chair et leur infinie patience, pour le bien des individus qui composent cette société ».
Dans La maison, les femmes choisissent d'exercer ce métier, elles choisissent même leurs clients...
« Ceci n’est pas une apologie de la prostitution. Si c’est une apologie, c’est celle de la Maison, celle des femmes qui y travaillaient, celle de la bienveillance. On n’écrit pas assez de livres sur le soin que les gens prennent de leurs semblables. »
Même s'il en est autrement pour tant de femmes qui se retrouvent sous le joue d'un proxénète, et dont la vie est loin d'être celle "heureuse" décrite dans ce récit. Emma Becker mentionne d'ailleurs au début du livre, un autre bordel "Le manège" qui exploite les femmes et qu'elle a fui. 
Le modèle prohibitionniste français envers la prostitution n'est-il pas paradoxal ? La loi pénalise les clients, mais ne donne aucun droit ni protection aux prostituées.

Un récit empreint de beaucoup d'humanité et de sincérité, c'est ce que je retiens avant tout, de cette lecture.
« Je parle d'un monde où les putes pouvaient choisir d'être des princesses, des elfes, des fées, des sirènes, des petites filles, des femmes fatales. je parle d'une maison qui prenait les dimensions d'un palais, les douceurs d'un havre. 
Maintenant le reste du monde, pour les filles, c'est un abattoir. »

« Cette fente, cette cicatrice effilée qui ne s'écarte jamais que sur un monstrueux sourire sans fin. Noir. Béant. Un sourire édenté. Étrangement lascif. Peut-être n'y a-t-il rien d'autre au bout de notre inquiétude, et pour toute réponse, que l'incoercible hilarité muette de cet orifice gluant. » Louis CALAFERTE, Septentrion

« Je pense chaque fois, voilà des femmes qui sont vraiment des femmes, qui ne sont vraiment que ça. Voilà des êtres éminemment sexués qu'on peut définir sans aucun mal. Y aurait-il en elles quoi que ce soit d'un peu ambigu, cette duplicité serait noyée dans la débauche d'ornements et de phéromones dont elles saturent ce coin de pavé. De Joseph, il m'est resté cette conviction aberrante qu'une femme qui baise autant qu'un homme - c'est à dire de façon aussi désinvolte - ne peut être qu'une pute, quelle que soit sa tenue ou les regards avec lesquels elle s'offre. »

« Comment peut-elle à son âge, réunir tous ces artifices, tous ces attrape-couillons, sans ressembler à une gamine venant de mettre à sac la penderie de sa mère ? Et est-ce qu'elle le sait, elle ? Comment ça peut bien être, d'avoir conscience qu'à chaque homme croisé elle évoque une pensée sexuelle, involontaire ou non ? Ça fait quoi d'être comme ça, dans la rue, en plein milieu des bagnoles et des passants, un rappel tonitruant, implacable, de la prévalence du désir sur tout ? »

« Stéphane est un feu très contrôlé, et dont on sent la chaleur par éclairs. Je me demande s'il serait tombé amoureux de moi ; les trente ans de Stéphane, ces palpitantes années quatre-vingt où je pétillais encore le long de l'épididyme paternel, me paraissent une dimension paradisiaque où rien n'aurait été impossible. Je m'y vois haute comme une tour, fascinant cette jeune bête pleine de sève, le baladant dans tout Paris, perçant le mystère de cette femme, la seule qu'il ait aimée au point de lui faire un enfant. C'est peut-être moi, d'ailleurs qui lui aurais inspiré l'idée de se reproduire pour me maintenir dans son sillage - et il m'aurait aimée, puis ce serait lassé, et aurait fini par me haïr pour ces sacrifices que personne ne lui aurait demandés. Je serais devenue cette habitude couchant dans la chambre d'à côté avec le marmot, épuisée et pleine de lait, lasse de le connaître si bien, lasse de ses faiblesses, de ses lâchetés, de ses promesses, méprisée et déshonorée par des bordées entre hommes durant des nuits entières - j'aurais connu les colères de Stéphane, ses reproches, ses incohérences, ses tromperies, peut-être même ses larmes. Et j'aurais pu dire, après des années de cohabitation, qu'il n'y avait pas, mon Dieu, de quoi se mettre martel en tête, que c'était juste un homme comme les autres. On se serait déchirés pour des raisons valables, en hurlant, en cassant des choses, et la nuit, coupable, je serais venue m'asseoir sur le bord de son lit comme maintenant, comme j'aurais posé la main sur ses cheveux, Stéphane aurait ouvert un œil, m'aurait regardée sans bruit, hésitant quant à l'émotion à ressentir, et il aurait soupiré, et aurait dit Oh, chérie ...!  »

« [...] j'aimerais, parfois, pouvoir écrire l'allemand pour traduire l'affection que l'on sent dans tous ces -chen, ces -lein, faisant une caresse des mots les plus banals. »

« Le problème avec ce métier, c'est qu'au bout d'un moment, ton corps ne sait plus quand tu fais semblant et quand tu sens vraiment quelque chose.
[...] Tu te donnes tellement de mal à bâtir cette indifférence, c'est tellement devenu un réflexe, qu'il faut un certain temps pour que ton corps réapprenne à sentir. C'est ça, le vrai problème dans le fait d'être une pute. Le reste, c'est rien - ce que pensent les autres, l'argent, la fatigue, supporter les mecs... Le problème, c'est les mascarades que l'on s'impose et qui deviennent réalité. »

« Mon Dieu, c’était donc possible pour un homme, de se trouver à dix centimètres de cuisses écartées et de continuer à croire qu’il y a une marche à suivre inamovible, une sorte de préchauffage dont la procédure ne changeait ni en fonction des jours ni de l’humeur ni de la compagnie ni du désir ? »

« Le contact avec les muqueuses d'une femme qui n'est pas la leur, surtout lorsqu'elle appartient à tout le monde, a quelque chose d'un cauchemar dont aucun réveil en sursaut ne les sauvera - et d'un juste châtiment divin. Il ne faut pas longtemps à Mark pour devenir blême ; la sensation d'air froid sur sa bite suffi. J'ai à peine commencé à extraire la capote de moi que je le sens secoué de tremblement fébrile de l'homme marié qui voit son empire éclater comme une bulle et imagine déjà dans sa bouche l'amertume de la trithérapie. »

« - Je fais ça pour l'expérience, ai-je renchéri avec hargne - parce que si l'expérience était en effet ma raison première, celle de grimper sur un mec dans ton genre ne me tenait pas précisément éveillée toutes les nuits. »
 
« Dans cette carapace vide que sont les putes, ces quelques carrés de peau loués à merci, auxquels on ne demande pas d'avoir un sens, il y a une vérité hurlant plus fort que chez n'importe quelle femme qu'on n'achète pas. Il y a une vérité dans la pute, dans sa fonction, dans cette tentative vaine de transformer un être humain en commodité, qui contient les paramètres les plus essentiels de cette humanité. 
Et que Calaferte me pardonne de l'avoir si mal compris en le lisant à quinze ans ; ce n'est ni un caprice ni une fantaisie d'écrire sur les putes, c'est une nécessité. C'est le début de tout. Il faudrait écrire sur les putes avant que de pouvoir parler des femmes, ou d'amour, de vie ou de survie. »

« C'est sûr qu'il est plus facile de faire des putes des machines de sexe dépourvues du moindre affect, jetant dans le même panier de mépris et de haine, et tombant miraculeusement amoureuses dès qu'elles posent le pieds hors du bordel - parce que les femmes sont ainsi faites, n'est-ce-pas ? Disons qu'on a voulu les femmes ainsi. Ce serait trop complexe de rendre la parole aux putes et de les voir telles qu'elles sont réellement, pas différentes des autres femmes. Il n'est pas besoin, pour se prostituer, d'être acculée par la misère ou complètement cinglée, ou sexuellement hystérique ou affectivement démunie. Il suffit simplement d'en avoir assez de trimer pour n'acheter que le strict nécessaire. Si quelqu'un doit payer pour la pérennité de ce métier, c'est probablement la société toute entière, l'obsession de la consommation - pas les hommes ni les femmes. »

« [...] il faudrait en faire un bouquin. Ça, c'est une lecture qui me ferait rire. Qui ferait rire toutes les putes. Et toutes les autres, parce que le bordel, au fond, ce n'est qu'un miroir grossissant où tous les défauts, tous les vices des hommes tempérés par le quotidien deviennent assourdissants. »

« Je parle d'un monde où les putes pouvaient choisir d'être des princesses, des elfes, des fées, des sirènes, des petites filles, des femmes fatales. je parle d'une maison qui prenait les dimensions d'un palais, les douceurs d'un havre. 
Maintenant le reste du monde, pour les filles, c'est un abattoir. »

« Le bordel est la part d'humilité inexorable de la société, l'homme et la femme réduits à leur plus stricte vérité - de la chair, qui goûte et sent et frémit sans l'ombre d'une pensée, sans la moindre rationalisation, un plus et un moins qui se pénètrent bêtement puisque c'est là le but ultime, la ligne d'arrivée de cette course folle. Et dans cette bêtise, dans cet encéphalogramme plat du désir de bêtes pour d'autres bêtes, personne n'a conscience du combat éminemment cérébral que ces deux êtres humains livrent contre le temps. Le temps. Parce qu'il n'y a rien d'autre. Le temps, et au bout la mort - la grande soeur de l'ennui, à qui on aurait appris l'honnêteté. »

Quatrième de couverture

«J’ai toujours cru que j’écrivais sur les hommes. Avant de m’apercevoir que je n’écris que sur les femmes. Sur le fait d’en être une. Écrire sur les putes, qui sont payées pour être des femmes, qui sont vraiment des femmes, qui ne sont que ça ; écrire sur la nudité absolue de cette condition, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope. Et j’en éprouve la même fascination qu’un laborantin regardant des cellules essentielles à toute forme de vie.»

Éditions Flammarion, septembre 2019
330 pages
Prix du Roman-News  2019
Prix du roman France Culture- Télérama - 2019
Prix Blù Jean-Marc Roberts

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