vendredi 5 mars 2021

Yoga ★★★★☆ de Emmanuel Carrère

Un autoportrait bouleversant que nous livre Emmanuel Carrère. Il se peint dans ses livres, toujours, mais là, je dois dire que j'ai été surprise. Il m'a semblé que le regard qu'il pose sur lui-même dans ce livre est beaucoup plus cash que d'habitude.  
« La littérature, enfin la littérature que je pratique : c’est le lieu où l’on ne ment pas. »
L'écriture est toujours aussi belle, et j'ai savouré "Yoga"

"Yoga" n'est pas un livre de développement personnel. 
Emmanuel Carrère avait envisagé d'écrire un « petit livre souriant et subtil sur le yoga qui pourrait être utile à plein de gens, car derrière ce que l’on peut prendre pour de la gymnastique se cache une exploration, et en principe, une transformation de la conscience ». Mais la vie l'a entraîné « dans des parages plus orageux ». L'attentat de Charlie, une dépression bipolaire et un passage à Sainte-Anne l'ont fait dévier de cette trajectoire apaisante. 

"Yoga" à l'instar de la vie, n'est pas un long fleuve tranquille, et même si l'on débute assis sur un zafu dans un cadre certes strict voire austère pour de longues séances de méditation Vipassana, la méditation sera de courte durée. Et le retour aux choses concrètes de la vie en est d'autant plus vertigineux. La vie est multiple, elle est joie, passion, rencontre, elle est aussi deuil, chute, tunnel aussi... et "Yoga" est la lumière au bout de ce tunnel.
« Il est vital, dans les ténèbres, de se rappeler qu'on a aussi vécu dans la lumière et que la lumière n'est pas moins vraie que les ténèbres. Et je suis certain que cela peut être un bon livre, un livre nécessaire, celui qui ferait tenir ensemble ces deux pôles : une longue aspiration à l'unité, à la lumière, à l'empathie, et la puissante attraction opposée de la division, de l'enfermement en soi, du désespoir. »
Emmanuel Carrère parle du yoga, de la méditation, il parle des réfugiés, du terrorisme, il parle de feu son éditeur, de ses livres, il parle de lui, il parle de la vie, et son récit m'a parlé.  

« Si tu fais advenir ce qu'il y a à l'intérieur de toi, ce que tu feras advenir te sauvera. Si tu ne fais pas advenir ce qu'il y a à l'intérieur de toi, ce que tu n'auras pas fait advenir te tuera. » Évangile apocryphe de Thomas

« « Venez, voyez », dit le Christ aux gens qui ont entendu à son sujet toutes sortes de rumeurs contradictoires, et cela me semble être toujours la meilleure politique : venir voir, avec le moins de préjugés possible ou en ayant, au moins, conscience de ces préjugés. »

« Je bénis le hasard du voisinage qui m'a fait atterrir au dojo de la Montagne, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, plutôt que dans un de ces groupes new age qui commençaient à se multiplier, où on vous incitait à ouvrir vos chakras en brûlant des bâtonnets d'encens. »

« Il faut avoir ouvert le bassin, ouvert la poitrine, ouvert les épaules, avoir aligné les bandhas, aligné les chakras, maîtrisé toutes les techniques de pranayama, et alors seulement cette grande chose mystérieuse et transformatrice qu'est la méditation vient d'elle-même. Tout ce qu'on a fait avant ne visait qu'à la rendre possible. Quelqu'un qui se présente dans une école de yoga Iyengar en demandant naïvement si en plus des postures on va faire un peu de méditation, on le regarde avec indulgence mais tout de même comme un demeuré. On lui explique gentiment que ce que les gurus à la mode et les livres de développement personnel appellent méditer ou rien, c'est du pareil au même : si on n'a pas fait le long travail préparatoire, on peut passer des milliers d'heures sur un zafu à se concentrer sur sa respiration ou sur l'espace entre ses sourcils, on pourrait aussi bien faire la sieste. »

« Nous buvions beaucoup, au temps des étés à l'Arcouest, et les amis qui venaient buvaient pas mal aussi. Moins toutefois que Jean-François Revel, que nous croisions au Codec de Paimpol, poussant son caddie exclusivement rempli de bouteilles de pinard, lui-même apoplectique, sans cou, renfrogné, et avec ça capable encore d'écrire des livres éblouissants d'intelligence acerbe et de lucidité. Je n'en connais pas de meilleur sur Proust, pas de vues plus justes, ni plus orwelliennes, sur le totalitarisme et l'obscénité des intellectuels de gauche, et j'aime que le même homme ait cultivé, comme Simon Leys dont il partageait l'indépendance d'esprit, de si diverses curiosités. Je ne me doutais pas que sa merveilleuse anthologie de la poésie française, trente ans plus tard, me sauverait pratiquement la vie. »

« Méditer bourré, c'est absurde, je suis d'accord, mais je me persuadais alors que j'observais mon ivresse. Car l'intérêt de la méditation - ce pourrait être une seconde définition -, c'est de susciter en soi une espèce de témoin qui espionne le tourbillon de vos pensées sans se laisser emporter par elles. Vous n'êtes que chaos, confusion, marmelade de souvenirs et de peurs et de fantômes et de vaines anticipations, mais quelqu'un de plus calme, à l'intérieur de vous, veille et fait son rapport. Évidemment, l'alcool et les drogues font de cet agent secret un agent double, pas fiable du tout. Pourtant je continuais, j'ai toujours plus ou moins continué et si je m'obstine à écrire ce livre, ma version à moi de ces livres de développement personnel qui marchent si bien en librairie, c'est pour rappeler ce que disent rarement les livres de développement personnel : que les pratiquants d'arts martiaux, les adeptes du zen, du yoga, de la méditation, de ces grandes choses lumineuses et bienfaisantes que j'ai toute ma vie courtisées, ne sont pas forcément des sages ni des gens calmes, apaisés et sereins, mais quelquefois, mais souvent, des gens comme moi pathétiquement névrosés, et que ça n'empêche pas, et qu'il faut, selon la forte phrase de Lénine, « travailler avec le matériel existant », et que même s'il ne vous conduit nulle part on a raison malgré tout de s'obstiner sur le chemin. »

« La santé psychique, selon Freud, c'est d'être capable d'aimer et de travailler, et depuis bientôt dix ans j'en étais à ma grande surprise devenu capable. »

« Freud a une seconde définition de la santé psychique, aussi éclatante que la première : c'est qu'on n'offre plus de prise au malheur névrotique, seulement au malheur ordinaire. Le malheur névrotique, c'est celui qu'on se fabrique soi-même, sous une forme affreusement répétitive, le malheur ordinaire que vous réserve la vie sous des formes aussi diverses qu'imprévisibles. Vous avez un cancer, ou, pire encore, un de vos enfants a un cancer, vous perdez votre travail et tombez dans la misère : malheur ordinaire. Pour ma part, j'ai été très épargné par le malheur ordinaire : pas de grand deuil encore, pas de problème de santé ni d'argent, des enfants qui font leur chemin, et j'ai le rare privilège de faire un métier que j'aime. Pour ce qui est du malheur névrotique, par contre, je ne crains personne.  »

« La visée de l'art n'est pas la décharge momentanée d'une sécrétion d'adrénaline mais la construction patiente, sur la durée d'une vie entière, d'un état de quiétude et d'émerveillement. » Glenn Gould

« [...] c'est cela, la révolution, une des révolutions de la méditation. Au lieu de considérer avec animosité des pensées dont on n'est pas trop fier, au lieu de chercher à les éradiquer, on se contente de les observer sans en faire un drame. Parce qu'elles existent, parce qu'elles sont là. Ni vraies ni fausses, ni bonnes ni mauvaises : de micro-événements psychiques, des bulles à la surface de la conscience. Si on les envisage ainsi, sans même qu'on s'en rendre compte elles perdent de leur empire et de leur nocivité. Ne pas les juger, ses propres pensées, pas plus que son prochain. Les prendre pour ce qu'elles sont, les voir comme elles sont. Oui, c'est une troisième, et peut-être la plus juste, définition de la méditation : voir ses pensées comme elles sont. Voir les choses comme elles sont. »

« Il a 300 articulations, le corps. La circulation sanguine mobilise 96 000 km d'artères, de veines et de vaisseaux sanguins. Il y a 16 000 km de nerfs. La surface des poumons, dépliée, est celle d'un terrain de foot. Le yoga, petit à petit vise à faire connaissance avec tout cela. À le remplir de conscience, d'énergie, de conscience de l'énergie. On ne s'en doute pas quand on va s'inscrire à un cours pour la première fois. On en attend d'être en meilleure santé, et plus calme. On en attend de gagner un peu de profondeur stratégique [...] Face aux agressions de l'extérieur, chacun a plus ou moins de capacité de repli, plus ou moins de profondeur stratégique. Meilleure santé, calme, profondeur stratégique, on obtiendra tout cela en faisan du yoga, mais ces bienfaits ne sont que retombées, avantages collatéraux. Sans forcément le savoir, et même si on s'en tient comme moi à des chemins faciles, dans la montagne à vaches, on est en route vers autre chose. »

« Quant à observer sa respiration sans que l'observation la change, ça n'est pas difficile, c'est impossible. C'est impossible mais on y tend. On est là pour ça. »

« Le yoga est une machine de guerre contre les vritti, c'est-à-dire les mouvements qui agitent le mental : clapot, houle, vagues, courants profonds, coups de vent ou bourrasques qui rident la surface de la conscience. Pensées parasites, incessant bavardage qui nous empêchent de voir les choses comme elles sont : vipassana. »

« Toute personne qui pratique un art martial comprend à un moment ou à un autre qu'il ne s'agit pas de réussir une performance mais de faire advenir quelque chose à l'intérieur de soi. D'éroder l'ego, l'avidité, l'esprit de conquête et de compétition, d'éduquer sa conscience pour lui donner accès à la réalité sans filtre, aux choses comme elles sont. Tout ce à quoi on s'applique avec sérieux et avec amour, du kung-fu à l'entretien des motocyclettes, peut être qualifié de yoga. »

« Le jour va vers le crépuscule, la nuit vers l'aube, yin est un yang en germe, yang un yin en devenir, et nous sommes pris dans les courants de cette incessante métamorphose. Il est vain de leur résister mais utile de les reconnaître et quelquefois possible de les anticiper. Ça aide à vivre d'avoir conscience que tout moment est un passage, que l'apogée annonce le déclin, et la défaite la victoire future. C'est utile quand la vie vous sourit de savoir qu'elle va vous passer à tabac et quand on tâtonne dans les ténèbres que la lumière va revenir. Ça donne de a prudence, ça donne de la confiance. Ça aide à relativiser ses états d'âme. Du moins ça devrait. »
«  Ma vie que je croyais si harmonieuse, si bien fortifiée, si propice à l'écriture d'un essai souriant et subtil sur le yoga, courait en réalité au désastre, et ce désastre n'est pas venu de circonstance extérieures, cancer, tsunami ou frères Kouachi qui sans crier gare donnent un coup de pied dans la porte et abattent tout le mon à la kalachnikov. Non, el est venu de moi. Il est venu de cette puissante tendance à l'autodestruction dont présomptueusement je me croyais guéri et qui s'est déchaînée comme jamais et qui m'a toujours chassé de mon enclos. »

« Si obsédé que soit Emmanuel Carrère par la perte, la violence et la folie, ses livres s'acheminent toujours vers une fin où surgit un espace de joie. Leur force est d'être écrits par quelqu'un qui sait ce que cette joie coûte. » extrait d'un article sur Emmanuel Carrère écrit par Wyatt Mason. 

« J'ai beaucoup répété qu'il faut respecter ses souffrances, ne pas les relativiser, que le malheur névrotique n'est pas moins cruel que le malheur ordinaire, mais quand même : rapporté à l'arrachement qu'on vécu et que vivent ces garçons de seize ou dix-sept ans, un type qui a tout, absolument tout pour être heureux et se débrouille pour saccager ce bonheur et celui des siens, c'est une obscénité que je me vois mal leur demander de comprendre et qui donne raison au point de vue de mes parents selon lequel, pendant la guerre, on n'avait pas tellement le loisir d'être névrosé. »
Page 336 du roman
Martha Argerich joue la Polonaise de Chopin,
et lui fait entrevoir le paradis l'espace de cinq secondes, 
de 5'30'' à 5'35''. 
« Par procuration, mais accès. On sait qu'il existe. »
« Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur. 
»
Louise Labé, Sonnets

Quatrième de couverture

C’est l’histoire d’un livre sur le yoga et la dépression.
La méditation et le terrorisme. 
L’aspiration à l’unité et le trouble bipolaire. 
Des choses qui n’ont pas l’air d’aller ensemble, et pourtant : elles vont ensemble.

Éditions P.O.L, août 2020
392 pages

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