jeudi 25 mars 2021

Une vie comme les autres ★★★★★ de Hanya Yanagihara

On suit une bande de potes, à l'aube de leur vingtaine, à New York et sur plusieurs dizaines d'années. 

Jude, l'avocat au mystérieux boitement, glissement, Willem, l'acteur BG, JB, l'architecte, Malcolm, l'artiste peintre. Un pavé (plus de huit cent pages !) qui nous laisse le temps de nous imprégner des personnages, de leurs vies,  leurs lubies, leurs désirs, leurs blessures, leurs erreurs, leurs souffrances.  

La psychologie des personnages est très détaillée, ainsi que leur quotidien. On suit leurs existences, on grandit, on aime, on affronte  (difficilement, douloureusement parfois) avec eux. 
Les bonnes années succèdent aux mauvaises, et vice et versa. « Les Années d'ambition. Les Années d'insécurité. Les Années de gloire. Les Années de désillusion. Les Années d'espoir. »

Chacun a son histoire, son passé, ses secrets, mais c'est bien autour de Jude, le personnage le plus énigmatique de ce roman, que chacun des trois amis gravitent plus ou moins étroitement. Il est en souffrance, fragilisé par des événements de son passé que l'on découvre au fur et à mesure de la lecture. Une souffrance, une douleur viscérale avec laquelle il lui faut vivre.  
« Lorsqu'il s'était promis qu'il n'essaierait pas de réparer Jude, il avait oublié que tenter d'élucider une personne revenait en fait à désirer la remettre en état : diagnostiquer un problème, et ensuite ne pas tenter de le résoudre, ne lui semblait pas seulement nonchalant, mais immoral. »
Un très grand roman sur l'Amitié et la souffrance. Un pavé troublant de vérités dont je suis ressortie soufflée. Un roman bouleversant, très émouvant, sombre, qui égratigne. 
« Tu ne comprends pas ce que je veux dire maintenant, mais un jour tu comprendras : le seul truc avec l’amitié, je pense, consiste à trouver des gens qui sont mieux que toi – pas plus intelligents ou plus cool, mais plus gentils, plus généreux et plus indulgents -, et puis de les apprécier pour ce qu’ils peuvent t’enseigner et à essayer de les écouter quand ils te disent quelque chose sur toi-même, que ce soit une bonne ou mauvaise chose, et de leur accorder ta confiance, ce qui est le plus difficile. Mais aussi le plus gratifiant. »

« L'autre aspect de ces trajets que JB adorait les soirs de semaine était la lumière - cette façon qu'elle avait d'emplir le train à l'instar de quelque chose de vivant tandis que les wagons traversaient le pont dans un bruit de ferraille, d'effacer la lassitude du visage de ses compagnons de voyage, les révélant tels qu'ils étaient lorsque, tout juste débarqués au pays et encore jeunes, ils imaginaient pouvoir conquérir l'Amérique. Il observait cette douce et sirupeuse clarté se répandre dans la voiture, gommer les sillons des fronts, recouvrir les cheveux gris d'une teinte dorée, adoucir l'éclat agressif des tissus bon marché pour leur donner un air chatoyant et raffiné. Puis le soleil disparaissait, le train s'en éloignant, indifférent, dans son bruit de ferraille, et le monde retournait à ses couleurs et formes ordinaires et tristes, les gens à leur humeur ordinaire et triste, un tour de passe-passe aussi cruel et abrupt que s'il avait été accompli d'un coup de baguette magique par un méchant sorcier. »

« S'il s'était agi de n'importe qui d'autre, songea-t-il, il n'aurait pas hésité. Il aurait exigé des réponses, aurait appelé leurs amis communs, l'aurait fait asseoir, aurait crié, plaidé et menacé jusqu'à lui soutirer une confession. Mais être l'ami de Jude impliquait cette forme de contrat : il le savait, Andy le savait, tous le savaient. Vous laissiez glisser les choses à l'encontre de votre instinct, vous chassiez vos suspicions. Vous compreniez que la preuve de votre amitié résidait dans le fait de garder vos distances, d'accepter ce qu'on vous disait, de tourner les talons et de vous en aller quand on vous fermait la porte au nez au lieu de la forcer à se rouvrir. »

« Était-ce ce à quoi être un père ressemblait ? Était-ce ce à quoi être un enfant qui avait des parents ressemblait ? Tant de chagrin, tant de déceptions, tant d'espoirs inexprimés qui ne se réaliseraient pas ! »

« Que lui avait-il révélé ? lui demanda-t-il un jour.
- Assez, répondit-elle, pour me convaincre que l'enfer existe et que ces hommes devraient y croupir.
Elle prononça ces paroles sur un ton dépourvu de colère, mais chacun de ces mots en était chargé, et il ferma les yeux, impressionné et légèrement effrayé de s'apercevoir que ce qui lui était arrivé - à lui ! - puisse susciter une telle passion, une telle hargne. »
« Je n'ai jamais fait partie de ces personnes - et je sais que toi non plus - qui ont le sentiment que l'amour qu'on éprouve pour un enfant est d'une certaine manière un amour supérieur, un amour plus important, plus significatif, et plus grand qu'aucun autre. Je n'ai pas ressenti cela avant Jacob, et je ne l'ai pas ressenti après. Mais c'est incontestablement un amour singulier, parce que c'est un amour qui n'est pas fondé sur l'attirance physique, ou sur le plaisir, ou sur l'intellect, mais sur la peur. On ne connaît pas la peur, jusqu'à ce qu'on ait un enfant, et peut-être que c'est ce qui nous fait imaginer par erreur que cet amour est plus sublime, parce que la peur elle-même est plus sublime. Chaque jour, notre première pensée n'est pas "Je l'adore", mais : "Comment va-t-il ?" Le monde, du jour au lendemain, se réorganise pour devenir un parcours d'obstacles terrifiants. Je le tenais dans les bras et attendais pour traverser la rue, et je me rendais compte à quel point l'idée que mon enfant, n'importe quel enfant, puisse survivre à cette existence était absurde. »

« L'amitié comprenait d'être témoin du lent écoulement des malheurs d'un autre, ainsi que de longues périodes d'ennui, et d'occasionnels triomphes. Elle consistait à se sentir honoré du privilège d'être présent pour quelqu'un dans ses moments les plus sombres, et de savoir que l'on pouvait en retour se sentir déprimé en compagnie de cette même personne. »

« Ce dont il n'avait pas pris conscience à propos du succès était que celui-ci rendait les gens ennuyeux. L'échec rendait aussi les gens ennuyeux, mais d'une manière différente : les personnes qui échouaient ne cherchaient qu'une chose - la réussite. Mais celles qui réussissaient cherchaient aussi uniquement à conserver leur succès. C'était la différence entre courir et courir sur place, or courir avait beau être une activité terriblement ennuyeuse, au moins la personne qui courait était en mouvement, traversant plusieurs paysages et profitant de différentes vues. Et pourtant, là encore, il semblait que Jude et Willem possèdent quelque chose qu'il n'avait pas, quelque chose qui les protégeait de l'ennui suffocant de la réussite, de la monotonie de vous réveiller et de vous rendre compte de votre succès et d'avoir tous les jours à continuer à faire ce qui vous apportait ce succès, parce qu'une fois que vous vous arrêtiez, vous échouiez. Il pensait parfois que ce qui les différenciait vraiment, lui et Malcolm, de Jude et Willem, n'était pas la race ou l'argent, mais la capacité sans fond de Jude et de Willem à s'émerveiller : leur enfance avait été si misérable, si grise, comparée à la sienne, que, devenus adultes, ils semblaient toujours éblouis de tout. [...] Il leur enviait cette propension, cette capacité qu'ils possédaient (même s'il avait conscience que, dans le cas de Jude du moins, cela constituait une récompense après une longue enfance punitive) de se montrer toujours émerveillés, cette foi qu'ils conservaient en l'existence, cette croyance que l'âge adulte continuerai à leur apporter des expériences étonnantes, que leurs années fantastiques n'étaient pas encore derrière eux. [...] En quoi pouvait consister le sentiment d'être adulte et de découvrir encore les plaisirs de l'univers ? 
Et là résidait la raison, pensait-il parfois, pour laquelle il aimait tant se droguer : non pas parce que cela lui offrait une possibilité d'échapper à la vie quotidienne, comme tellement de personnes le croyaient, mais parce que la vie de tous les jours semblait moins quotidienne. Pour une courte période - de plus en plus courte au fil des semaines - le monde lui apparaissait splendide et neuf. »

« Tout le monde était tellement plus divertissant à l'époque. Que s'était-il passé ? 
L'âge, supposait-il. Et avec lui : le travail ; l'argent ; les enfants. Toutes les choses qui permettent de déjouer la mort, de s'assurer de sa propre pertinence, toutes les choses qui apportent du réconfort et donne sens et contexte à l'existence. La marche en avant, dictée par la biologie et les conventions, à laquelle même les esprits les plus irrévérencieux ne pouvaient résister. »

« Lorsqu'il s'était promis qu'il n'essaierait pas de réparer Jude, il avait oublié que tenter d'élucider une personne revenait en fait à désirer la remettre en état : diagnostiquer un problème, et ensuite ne pas tenter de le résoudre, ne lui semblait pas seulement nonchalant, mais immoral. »

« Il considérait aujourd'hui comme une relation réussie une relation dans laquelle les deux personnes avaient identifié le meilleur de ce que l'autre avait à offrir et avaient également décidé d'estimer cette chose. »

« La psychothérapie, les psychothérapeutes, promettaient une rigoureuse absence de jugement ( mais n'était-ce pas une impossibilité, le fait de parler à une personne sans qu'elle vous juge ?), et pourtant, derrière chaque question, se trouvait un sous-entendu, qui vous poussait gentiment mais inexorablement vers la reconnaissance d'une faille, vous incitait à résoudre un problème dont vous ne connaissiez pas l'existence. Au fils des ans, il avait eu des amis qui avaient été convaincus que leur enfance avait été une enfance heureuse, que leurs parents les avaient fondamentalement aimés, jusqu'à ce que la psychothérapie les rende sensibles au fait qu'ils n'avaient pas été heureux, qu'ils n'étaient pas heureux. Il ne voulait pas que cela lui arrive ; il ne voulait pas qu'on lui dise que sa satisfaction n'était finalement pas de la satisfaction, mais un fantasme. »

« En vieillissant, il se met de plus en plus à songer à son existence comme une série de rétrospectives, jaugeant chaque saison qui passe comme s'il s'agissait d'un millésime, divisant les années qu'il vient de vivre en ères historiques : Les Années d'ambition. Les Années d'insécurité. Les Années de gloire. Les Années de désillusion. Les Années d'espoir. »

Quatrième de couverture

Épopée romanesque d’une incroyable intensité, chronique poignante de l’amitié masculine contemporaine, Une vie comme les autres interroge de manière saisissante nos dispositions à l’empathie et l’endurance de chacun à la souffrance, la sienne propre comme celle d’autrui.

On y suit sur quelques dizaines d’années quatre amis de fac venus conquérir New York. Willem, l’acteur à la beauté ravageuse et ami indéfectible, JB, l’artiste peintre aussi ambitieux et talentueux qu’il peut être cruel, Malcolm, l’architecte qui attend son heure dans un prestigieux cabinet new-yorkais, et surtout Jude, le plus mystérieux d’entre eux. Au fil des années, il s’affirme comme le soleil noir de leur quatuor, celui autour duquel les relations s’approfondissent et se compliquent, cependant que leurs vies professionnelles et sociales prennent de l’ampleur.

Révélant ici son immense talent de styliste Hanya Yanagihara redonne, avec ce texte, un souffle inattendu au grand roman épique américain.

Éditions Buchet.Chastel, janvier 2018
815 pages
Traduit de l'Anglais (États-Unis) par Emmanuelle Ertel 

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