lundi 15 mars 2021

Bellevue ★★★★☆ de Claire Berest

Il y a ce moment où rien ne va plus. Plus rien n'a de sens. Plus rien ni personne ne compte. On s'est perdu soi-même de vue et il ne reste plus que « la force d'être absente ».
Seule l'idée ancrée et indétrônable que le lâcher prise, dans ce qu'il a de plus puissant, de plus destructeur, est la solution. 
Tout foutre en l'air. 
S'enivrer pour s'alléger. S'oublier. Se dissoudre. 
Le déclencheur ? Un mal-être sous-jacent, une crise d'angoisse démentielle, incontrôlable. « [Un] rideau noir, déchiré par endroits... »

Claire Berest nous rend témoin d'une descente aux enfers, de deux nuits où tout bascule pour Alma, à l'aube de ses trente ans ; deux nuits pendant lesquelles la folie s'invite. 
Elle le fait admirablement bien. Elle l'écrit merveilleusement bien. Le sujet est lourd. Il ne plaira pas à tous. Ne parlera pas à tous. 
« On peut couper le souffle, couper court, un brouillard au couteau, les ponts, la chique, le sifflet, les cheveux en quatre, à travers champs, l'herbe sous le pied. Mais on ne coupe pas le cœur, on le brise. »
Je voulais lire "Rien n'est noir" de Claire Berest. Mais avant cette première rencontre avec l'auteure, pleine de promesse et débordante de couleurs, j'ai voulu lire autre chose de l'auteure. Je suis tombée sur des pages sombres parlant de dépression, sur des pages lumineuses évoquant le milieu littéraire, sur une écriture fougueuse et franchement captivante. J'ai aimé le tout. 
« La traditionnelle lucidité des dépressifs, souvent décrite comme un désinvestissement radical à l'égard des préoccupations humaines, se manifeste en tout premier lieu par un manque d'intérêt pour les questions effectivement peu intéressantes. Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amoureux, tandis qu'un dépressif patriote paraît franchement inconcevable. » Les particules élémentaires, Michel Houellebecq (exergue)

Incipit
«  Se faire sauter, pour une femme, concrétise l'idée du sexe d'une manière curieusement passive. Se faire sauter, pour une femme, induit une prise en charge du plaisir de l'autre, cette incontournable envie chez l'homme de jouir. Encore et encore. Un train dans un tunnel qui se dirige sans alternative possible vers la sortie. Un besoin de se soulager, de jeter quelque chose hors de soi. Sont-elles si douloureuses ces réserves de sperme entassées pour qu'accompagne systématiquement leur expulsion et leur perte un cri superstitieux de ravissement . Je sens précisément que je n’assiste pas qu'à une satisfaction, mais bien plus que j'assiste à un soulagement. Les femmes, assistantes de ces chutes répétitives, aides-soignantes rodées, sans vergogne. 
L'orgasme de la femme vient plus tard, ce n'est pas de suite une affaire d’État. Non, l'affaire c'est qu'il bande, et qu'il éjacule enfin, à un moment donné. Et cela tranquillise. Je suis de ce genre de femmes que tranquillise la petite mort de l'autre. La petite mort de l'homme, qu'il soit de passage ou qu'il soit envisageable de l'aimer. »

« Thomas en avait été soufflé la première fois qu'il l'avait lue et cela l'avait laissé pantelant et circonspect. Louis Poirier / Gracq n'était même pas dans la posture de l'épate-bourgeois. Il n'était ni dandy, ni philosophe, ni agitateur. Son travail ne s'inscrivait simplement pas dans la course aux honneurs et encore moins dans la mondanité. "Cela ne me serait pas agréable" : tout était dit. Son agrément était ailleurs. Dans cette manie du terme exact ? De l'ironie camouflée ? De fouiller le coeur des hommes dans la peinture d'une nature inquiète, agitée ?
Quelque jours après la publication de sa lettre l'académie Goncourt décernait son prix au "Rivage des Syrtes" de Julien Gracq. 
Et ce , dès le premier tour du scrutin.
Colette et Raymond Queneau, entre autres, avaient voté pour lui. Pendant ce temps à Quimper, Louis Poirier / Julien Gracq animait un cercle d'échecs et une section syndicale de la CGT.  »

« Il y a le réfectoire, il y a les chambres, il y a le couloir, il y a la terrasse sur laquelle les gens fument. Tout le monde fume, méthodiquement. On m'a laissé le livre que j'avais dans mon sac en arrivant ici. Mais c'est où ici ? Je fais la queue quatre fois dans la journée pour prendre des médicaments, et cela me rassure. L'ennui n'existe pas, parce qu'il n'y a plus de temps. »

« Ici, les gens n'ont plus d'âge. Nous marchons comme des zombies, comme si nos pieds étaient chaussés d'ouate. Je souris béatement à tous ces visages que je croise. De temps en temps une dispute éclate. L'un d'entre nous qui pète les plombs. Alors on augmente la dose de ses médicaments, et la ronde reprend. C'est la dans des canards. »

« M'étant retrouvée avec ce verre à la main, cette flûte à champagne, j'avais agi par automatisme, comme si je n'étais plus dorénavant aux commandes de mes actes. Qu'est-ce qui a changé ? Je suis une femme de trente ans, j'ai peur d'avoir l'air vieille dans une boîte de nuit, j'ai peur de ne pas accéder à la reconnaissance, j'ai peur de ne pas avoir fait le tour du monde, j'ai peur de ne pas avoir d'enfants, j'ai peur de mon corps, j'ai peur de la trahison, j'ai peur d'être jalouse, j'ai peur d'être indifférente, j'ai peur du regard de mes amis, j'ai peur d'être violée, j'ai peur que les hommes se disent : « Elle est une femme de trente ans. » »

« L'automutilation permettrait à l'individu de contrôler sa propre douleur, en contraste avec celle qu'il avait subie auparavant dans sa vie et sur laquelle il n'avait aucun contrôle. »
« C'est donc cela, la trentaine. Une fêlure sans éclair, un empoisonnement discret, un meurtre sans préméditation? Je m'aperçois que certains mecs d'un soir sont plus jeunes que moi, à présent. Le sexe est plus disponible, l'amour devient fuyant. »

« Je crois maintenant que nous nous aimions en miroir, nous n'avions pas effacé nos prétentions individuelles au profit de notre amour. L'abandon de soi, celui qui transfigure, je ne l'ai pas trouvé avec lui. »

« Dire que l'on va bien en toutes circonstances, ce n'est pas de l'hypocrisie, ce serait plutôt de la pudeur. »

« Le magazine féminin, la chick lit, la comédie romantique sont des sommes de clichés, qui proposent aux femmes des lieux sécurisés où se vautrer en toute quiétude. Peut-être qu'un des points d'achoppement est que ces différents supports (films, livres, presse) ont assimilé et accepté comme leur fonds de commerce la persistance de ces clichés. Leur urgence. Ils ont intégré leur pertinence, une fois pour toutes. Pas un seul numéro de magazine féminin ne fera l'impasse ne serait-ce qu'une fois sur l'article de nouveaux conseils pour mincir. Par là, ils proposent la variation du même, les balises renouvelées. Ils nourrissent la bête. Ont-ils tort ? Sous couvert de cas particuliers et d'infime originalité dans le traitement, ils continuent de bâtir sur des fondements qui n'ont jamais changé d'un iota. Les angoisses des femmes, leurs fantasmes, leurs obsessions. Réajustant selon la tranche d'âge et les tendances. Le terme de cliché a une connotation négative. C'est peut-être dommage. Intéressons-nous à ses synonymes : banalité, poncif, image, lieu commun, topique, expression, formule, généralité, fadaise, stéréotype, truisme. Comme un cliché peut-il être fadaise, étant convenu qu'il exprime bon an mal an une norme ? On demandera à n'importe quel jeune artiste (photographe, peintre, vidéaste, écrivain...à d'éviter le cliché, qui est un écueil incontournable du débutant. Laissant alors aux autres supports ( grand public de divertissement) le soin de le prendre en charge. Mais le cliché signifie aussi photographie. C'est une capture de l'instant. Un instantané. A l'exact opposé du sens du cliché, comme motif ou lieu commun. Ce qui les relierait serait l'idée de vérité, de réalisme : un instantané est la capture du réel. Le cliché dit le réel.µJe me suis coupé le gras pour produire du réel. Pour rendre la nausée visible, concrète. Pour concentrer dans un symbole violent ce qui ne se voit pas, ni ne s'exprime intelligemment. 
Pour pouvoir dire, à moi-même et aux autres : «  Regardez, j'ai mal. » »
« Alma avait ses maniaqueries, ses tendances paranoïaques, des périodes d'insomnie, mais elle était si énergique et finalement candide. C'est ce qui l'avait séduit chez elle, cette naïve espièglerie à se réjouir des imprévus, comme si la vie, après tout, pouvait être une fête charmante entre deux drames. »

« Je ne peux pas perdre le fil de mon ivresse, s'il m'échappe je serai obligée de me réveiller à mon angoisse, parce qu'en la laissant me dominer, je peux encore jouir en elle et pas juste souffrir sans motif. »

« Ils sont là pour ça, pour m’asséner encore et encore les jalons de la vie qui passe sans moi, chaque proposition est une gifle, car il ne me reste la force que de dire peut-être puis de manquer chacun des rendez-vous.

Il me reste la force d'être absente. »

Quatrième couverture

Alma se réveille à quatre heures du matin. Dans un hôpital psychiatrique.
Deux jours plus tôt, elle fêtait ses trente ans. Écrivain prometteur, Alma est une jeune Parisienne ambitieuse qui vit avec Paul depuis plusieurs années ; tout lui sourit. Et, d’un coup, tout bascule. Son angoisse va l’emporter dans une errance aussi violente qu’incontrôlable et la soumettre à d’imprévisibles pulsions destructrices.
Que s’est-il passé pendant ces quarante-huit heures ?

Éditions Stock, janvier 2016
195 pages

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