mercredi 17 mars 2021

Loin-Confins ★★★★★ de Marie-Sabine Roger

Bercée, émerveillée, captivée, hypnotisée, envoûtée, par les mots de son papa, Tanah, jusqu'à ses neuf ans, « les soirs de balcon »« les yeux écarquillés sur l'infini stellaire, larmoyants déjà dans l'air vif » embarque pour un beau voyage dans l'Archipel des songes
« Et ses mots sont bien plus que des mots, ils recréent les senteurs, chantent les clapotis, et exaltent la brise. »
Elle est princesse, son père est Roi. L'imagination de son père est débordante, elle est si vraie dans l'esprit de Tanah. Il brode, il extrapole. Et tant pis si l'archipel extraordinaire de Loin-Confins ou l'océan Frénétique ne se trouvent pas sur une carte, si la lave de Grand'Montagne Chaude ne coule pas en apparence sur notre Terre, tant pis si une même histoire a plusieurs versions...qu'importe, les yeux de son père pétille de vie, d'amour ; ils sont un doux refuge pour Tanah. 
« Elle devient réceptacle, calice, s'apprête à recueillir et garder à jamais ce trésor : l'exacte vérité. »

La poésie de Marie-Sabine Roger est un baume qu'elle passe sur un ordinaire  bien terne, pour en adoucir les angles et le transformer en pays des merveilles. 

La réalité est ce qu'elle est, il y a une face cachée derrière ces belles histoires, derrière ce conte enfantin dans lequel Tanah s'épanouit, enfant : il y a la douce folie d'un homme, dévastatrice

Il y a l'amour aussi. Celui d'une femme pour son mari, un amour sincère qui lui évitera de s'enfuir. « Il en faut du courage, et de la dignité, pour enluminer d'or la tristesse et les drames. » Celui  fou d'une fille pour son papa, son héros et vice versa. Celui d'une mère pour sa fille, peu perceptible celui-ci. Pour préserver peut-être le cocon, épargner, soustraire son enfant de l'inévitable. Espérer peut-être qu'il n'y aura pas de rechute.

Je reviens d'un beau voyage, empli d'émotions, de beautés, de rêves, de magie, de tumultes aussi, un peu de vraie vie. De ces tumultes, de ces fragilités qui nous font grandir.  Merci Marie-Sabine Roger.
« Ils ne sont pas si nombreux, dans une vie, ceux qui saupoudrent de paillettes le lavis gris du quotidien. »

« Un poète doit laisser des traces de son passage,
non des preuves.
Seules les traces font rêver. » (en exergue) René Char - La parole en archipel

Incipit
« La princesse est enfant. Elle est assise, sage. L'air froid pique ses yeux mais c'est sans importance, elle est pelotonnée contre le Roi son père, Agapito Ier, Souverain de Loin-Confins et des contrées annexes, Patelin, Pétrassel, Macapète et Mouk-Mouk, Empereur honoraire d'Ergastule et Mitard. 
Il n'y a pas, pour elle, de torture plus douce que ce vent glacial qui se lève parfois à l'angle du balcon. C'est le prix à payer, le temps de la leçon. Tant pis si le nez coule.
La petite princesse se prénomme Tanah. Elle apprend. Un jour peut-être -même si c'est peu probable - à son tour, elle sera Reine.
Pour l'instant, la princesse Tanah renifle, elle a la chair de poule, elle se colle un peu plus près de son père, qui n'a jamais froid, lui. Qui est fort.
Qui est Roi.
Elle n'entend pas, elle n'écoute pas, la voix agacée de sa mère qui les rappelle à l'ordre, il faut rentrer, il se fait tard.
[...]
Son père parle, et parle de sa voix chaude et lente, quelquefois ponctuée d'émotion contenue, frémissements légers, doux friselis de vagues qui berceraient ses mots, qui les feraient vibrer plus large.
C'est cela dont elle se souvient, la voix profonde de son père, ses cheveux grisonnants, ses épaules un peu maigres drapées dans son manteau de pourpre, le teint pâle, l'oeil gris, rêveur et doux, posé sur l'horizon ou perdu au hasard dans les semis d'étoiles, les mains fines, soignées, ardentes, expressives. Des mains comme des pinceaux, des ciseaux de sculpteur, des mains de dentellière appliquées aux fuseaux, et toute cette majesté qui émane de lui cependant qu'il décrit la vie de l'Archipel à sa fille Tanah et qu'il tisse pour elle, pour elle seule au monde, le fil dur et soyeux des généalogies. »

« Tanah grandit ainsi, petite fille seule mal partagée entre une mère ancrée dans le réel au point de ne voir dans les histoires pour enfants qu'un ramassis de mensonges stupides, et qui méprise au plus haut point tout ce qu'elle appelle  «  des imaginations », et un père divagant comme d'autres respirent.
Aujourd'hui encore, même en sachant à quel point son père a vécu séquestré en lui-même, et le prix exorbitant que lui auront coûté tous ses décampements, elle ne peut s'empêcher de penser que des deux, c'était sa mère la plus captive. Les pieds soudés au sol. Bétonnés dans le concret, le vrai, le quantifiable, les vérités sans poésie. »

« Pour le reste, tous autant qu'ils sont, ils ressemblent plutôt à leur auguste père, mêmes cheveux fins et rebelles, incoiffables, mêmes visages longs, cyphose, bras ballants et genoux hyperlaxes. Ils sont plutôt vilains, d'une même laideur. Laids comme le sont ces fins de race dont on voit les portraits dans les livres d'Histoire, lorsque la génétique trahit ouvertement les alliances consanguines et distribue à l'aveuglette prognathismes, hémophilies, troubles mentaux et autres royales miséricordes. »

« C'est un de ces oisillons disgracieux qui se changent un jour en oiseaux magnifiques et tracent dans le ciel, d'un frémissement d'aile, l'histoire de leur vie au gré des courants d'air. »
« Tanah ne parle pas avec sa mère, elles ont très tôt égaré leurs modes d'emploi respectifs. Leurs échanges se limitent au prosaïque, au quotidien. Plus tard, Tanah ne se souviendra pas avoir eu avec elle de conversations personnelles. Usée par sept enfants, parasites bruyants qui lui volent son oxygène, largement aidés en cela par un mari qui les vaut tous, à lui seul, sa mère est assaillie comme une citadelle. Privée de loisirs, de plaisirs, elle s'en tient de façon maniaque et sourde aux devoirs supposés de sa charge - nourrir, laver le linge, faire le ménage à fond une fois par semaine. Elle n'est ni aimante, ni hostile ni indifférente, elle n'est tout simplement pas là.  »

« Et ses mots sont bien plus que des mots, ils recréent les senteurs, chantent les clapotis, et exaltent la brise. »

« Parfois on perd ce à quoi on tenait. On nous le vole, ou on l'abîme. Mais personne ne peut en voler, ni en abîmer le souvenir.
C'est la seule chose qui compte. La seule chose à retenir. »

« La lumière se tamise, tout se teinte de bleu, de pourpre, de violet. Le soleil immergé se noie hâtivement, orange éblouissante dans un bol de café. Les dernières lueurs sont toujours les plus belles, elles ont le goût des regrets, des jours trop tôt passés, en allés, disparus. »

« Le monde de son père est un château de cartes, si personne n'y touche, il peut tenir mille ans. Un souffle, et il s'effondre. »

« Elle conservera à jamais un souvenir grave, doux et ravi de ces moments partagés. Peu importe que son regard ait changé par la suite, la faute à la vraie vie, cette réalité qui encrasse nos rêves, les transforme en vieil imagier aux pages déchirées, aux coins souillés de traces, piquetés de moisi.
Quelles que soient les trahisons, les déceptions, elle fera tout pour garder en elle, vivace, la saveur des enchantements. 
Qu'importe si son père, aujourd'hui, n'a plus grand-chose à voir avec son père d'hier, si cet homme qu'elle croyait connaître n'a jamais vraiment existé, mais seulement son apparence. Qu'importe si, aux dires des autres, il n'était qu'un fantôme pathétique, une coquille vide, une aimable illusion, elle aura vécu ces moments, la magie aura existé. C'est son trésor de guerre, sa seule médaille en chocolat, durement gagnée au front de ce combat perdu qu'on appelle l'enfance. »

« Tanah adulte consolera plus tard son petit moi enfant. Elle lui expliquera que chaque nouveau bébé aura ôté du temps à ses parents, un temps si aisément consacré aux aînés, mais devenu si difficile à trouver par la suite, dans ce tourbillon perpétuel des familles nombreuses. Dans un foyer serein, posé, dans lequel chacun aurait eu, et son rôle, et sa place, il aurait été plus facile d'entretenir de beaux albums. Mais sa mère était submergée, et son père était englouti. »

« Ils ne sont pas si nombreux, dans une vie, ceux qui saupoudrent de paillettes le lavis gris du quotidien.
Son père lui a appris le rêve comme d'autres lui auraient enseigné la cuisine, la mécanique, la religion, une langue étrangère. Avec patience, et conviction. »

« Là où Tanah, enfant, ne sait voir que sagesse bornée, pragmatisme médiocre, et destin de bousier poussant jour après jour sa boulette de merde, Tanah adulte distinguera ce qu'il y a eu de grandeur, de douleur et de rêves brisés dans la vie de sa mère.
Elle percevra enfin ce mélange subtil de révolte et de sacrifices et surtout, oui, surtout, cet amour ambigu entre ses deux parents.
Elle sera rattrapée au tournant, alors, par le souvenir de sa mère au même âge, cette femme qui avait dû être tellement séduisante, et joyeuse, et frivole. Cette prima donna dédiée à l'amour et à l'adoration, que la vie aura plaquée au sol à dix-neuf ans, puis peu à peu enterrée sous les biberons, les couches, le Devoir, les contraintes, et la folie insondable de cet homme, son mari, qu'elle n'aura pas su déceler à temps.
Son mari, l'ogre doux qui lui aura cloqué sept enfants dans le tiroir, comme elle disait elle-même dans les jours de rancune, avant de la dévorer lentement tout entière, rêve après rêve, espoir après espoir, rire après rire. Jour après jour.
Cet homme enfant, irresponsable, qui lui aura tout volé par pièces et lambeaux, jusqu'à l'affection de sa fille.  »

« [...] aucun enfant d'une même fratrie n'est élevé de la même façon. Les parents vieillissent, gagnent en expérience ou s'enferrent dans leurs travers. Leurs conditions de vie évoluent ou régressent. Leur couple tient le cap, ou s'égare, se perd. Les familles se recomposent, se décomposent, dans des mouvements infimes de plaques tectoniques, ou des effondrements soudains de failles. »

« Et jusqu'où les sagas des pères influencent-elles les choix futurs de leurs enfants ? Sans Grand'Montagne Chaude, serait-elle devenue volcanologue ? »

« Elle saura enfin pourquoi, depuis qu'elle est petite, elle a toujours préféré le mot folie qui déplaît tellement aux psychiatres, à tous leurs termes précis et médicaux.
Non, son père ne se trouve nulle part dans ces noms compliqués, mythomane, schizophrène, bipolaire, délirant, maniaco-dépressif, border line, mégalomane ou autre.
Il ne se cache ni dans les névroses, ni dans les psychoses, ni dans aucun de ces termes arides, dans aucun de ces diagnostics, aucune de ces pathologies.
Son père est un ballon léger, rempli d'hélium. Il vit tranquillement dans sa cabane en feuilles, les feuilles luxuriantes des grands macapetus ou des bruns flotaleaux. 
Elle aime cette idée, cette image, d'un père un peu « perché », fluctuant et fragile, sensible aux courants d'air. »

« Elle se dira qu'il n'y a pas de fatalité et que, dans toute sa famille, il n'y a eu et n'y aura qu'un seul Agapito. Un seul Empereur légitime. Et elle décidera, pour toujours, de respecter tendrement la folie de son père, cet Ulysse voué à célébrer Ithaque. »
« Son père est trop fragile, à présent. Il faut garder la chambre. Le moindre courant d'air le tuerait. Le soleil est trop chaude et le vent est trop froid.
L'espace se réduit quand le temps s'amenuise.
Parler est un effort, et vivre est un fardeau. »

Quatrième de couverture

Il y a longtemps de cela, bien avant d’être la femme libre qu’elle est devenue, Tanah se souvient avoir été l’enfant d’un roi, la fille du souverain déchu et exilé d’un éblouissant archipel, Loin-Confins, dans les immensités bleues de l’océan Frénétique. Et comme tous ceux qui ont une île en eux, elle est capable de refaire le voyage vers l’année de ses neuf ans, lorsque tout bascula, et d’y retrouver son père. Il lui a transmis les semences du rêve mais c’est auprès de lui qu’elle a aussi appris la force destructrice des songes. 
Dans ce beau et grave roman qui joue amoureusement avec les mots et les géographies, Marie-Sabine Roger revient à ce combat perdu qu’on nomme l’enfance et nous raconte l’attachement sans bornes d’une petite fille pour un père qui n’était pas comme les autres.

Les romans de Marie-Sabine Roger ont remporté de nombreux prix et conquis un large public, tant en France qu'à l'étranger. Deux d'entre eux ont été adaptés au cinéma par Jean Becker, La Tête en friche et Bon rétablissement

Éditions du Rouergue la brune, août 2020
200 pages

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