jeudi 25 mars 2021

Vladivostok Circus ★★★☆☆ de Elisa Shua Dusapin

Observatrice au pair, Elisa Shua Dusapin capte l'atmosphère, l'ambiance et avec peu de mots, nous la retranscrit, nous embarque dans un quotidien presque banal, à Vladivostok, dans un cirque, entre deux saisons, où il ne se passe rien de trépidant, où la vie s'écoule lentement, plus ou moins paisiblement. Elle nous ferait presque entendre le « Froissement de taffetas, [le] crissement de tulle, [la] douceur mousseline ».
Le temps s'égrène au rythme ici des répétitions d'un trio d'athlètes à la barre russe, Anton et Nino, les porteurs, et Anna la voltigeuse. Sous le regard du directeur artistique Léon et de la costumière, Nathalie, fraîchement arrivée sur les lieux et narratrice de cette histoire.
Le regard est posé sur les risques d'un métier physiquement éprouvant, qui requière une précision, une concentration de tous les instants et une confiance absolue en ses partenaires. Un numéro dangereux car l'acrobate est sans filet. Et cette phrase qui fait sens : 
« Un bébé apprend plus vite à rester debout qu’un adulte à lâcher prise. »
Il m'a fallu, contrairement à son premier roman "Hiver à Sokcho", qui m'avait saisie dès les premières pages, attendre quelques dizaines de pages avant de réellement me retrouver aux côtés d'Anna, Nino, Anton, Léon, ou encore Nathalie. Et de comprendre l'enjeu des répétitions, de cerner les responsabilités, les difficultés de chacun, leurs troubles, leurs angoisses, de réaliser à quel point le trio d'athlètes jouent leur vie en tentant l'exploit d'être les premiers à réaliser le quadruple saut lors d'une compétition à Oulan-Oude, en Sibérie. Nous sommes les témoins des liens qui se tissent entre chacun des protagonistes, des liens évitant pour certains au début, puis l'affection gagne du terrain, et la confiance indéniablement s'installe. Chacun se doit d'être à l'écoute de l'autre. Ils sont une équipe. Une équipe qui tâtonne, se cherche, qui vise les sommets, la réussite à tout prix, ou presque à tout prix. Et des personnages qui se cherchent eux-mêmes aussi d'ailleurs.

Vladivostok Circus est une parenthèse hors du temps. Elisa Shua Dusapin maîtrise l'écriture, il n'y a pas de doute. Concise, précise, poétique, élégante, gracieuse, singulière, saisissante.... Personnellement, j'en redemande. Il me reste d'ailleurs à découvrir son deuxième roman "Les Billes de Pachinko". 

« Le numéro à la barre russe ouvre le second acte. Je reconnais les porteurs que j’ai vus sur mon téléphone. Anton et Nino. Ils entrent en habit de corsaire. Anna dans une robe déchirée. La captive qui cherche à se libérer. Ils alternent entre figures sur la barre et pas chorégraphiés au sol. L’ensemble est en décalage avec l’orchestre. Je ne comprends pas si la musique accélère ou s’ils sont trop lents. Anna semble devoir précipiter ses sauts pour garder le tempo. J’en suis mal à l’aise. »

« Il reste trois jours avant le dernier spectacle. je me donne pour devoir d’assister aux entraînements individuels d’Anton et Nino. Je les regarde depuis les gradins. Travail de musculation, de souplesse. Nino roule sur le dos, soulève le bas-ventre, les pieds tendus. Anton est moins mobile. Il n’a pas le même corps d’athlète, mais une masse de puissance qui déborde, le fait ployer, l’encombre dès lors qu’il n’est pas à la barre. Il fait tourner ses hanches avec lenteur, mains sur la taille. Ensuite ils prennent la barre. Anna se place entre eux. Elle lance au plafond un sac de sable qu’ils doivent rattraper sans se regarder. Elle pose une chaise sur la barre, en équilibre sur deux pieds. Ils la maintiennent le plus longtemps possible. Ils bougent à peine. Parfois Léon me rejoint, m’explique l’importance de ce genre d’exercices, car les porteurs prennent en charge toute la stabilité de l’acrobate, qui ne doit surtout pas chercher à s’équilibrer lui-même. Il dit qu’il faut s’imaginer Anna à la place de la chaise, s’en remettre aux porteurs avec autant d’inertie. C’est l’une des grandes difficultés de la barre russe. »

« - Moi je pense que le public vient surtout pour voir si ça fonctionne. Jusqu'où on tient. On peut dire qu'on veut du rêve mais en vrai, c'est la faille qu'on espère. En voir chez les autres, ça rassure. »

« - Tu sais combien pèse la barre quand j'atterris ? Anton pourra plus le supporter longtemps. Imagine s'il lâche tout, s'il arrive pas à sentir qu'il n'a plus de forces. Comment tu sais que tu dois arrêter de faire ce que t'as fait toute ta vie ? 
- Il saura, tu ne crois pas ? Avec l'expérience qu'il a ...
- On vieillit qu'une seule fois. »

« Le mouvement de leurs mains va très vite. Ils marchent sur la piste les yeux fermés, se frôlent, s'ils se touchent ils s'écartent et partent à l'opposé comme des atomes éclatés. Entretemps, le ballon a rebondi, il est tombé dans les gradins. Personne ne le ramasse puisqu'il n'existe pas. Plus tard, ils recommencent en musique. Ils forcent un sourire, l'expression d'une joie que dirige Léon. J'aime la voir chez Nino et Anna. Sur Anton, ça me rend triste. On dirait un vieil enfant. Et je ne supporte pas cette musique. Elle m'empêche de comprendre. Elle ne ressemble à rien de l'histoire que je m'imagine pour eux. Parfois, Léon cesse de guider, va s’asseoir sur le bord du plateau, le menton dans une main, et fixe un point dans les gradins. Alors j'éteins la caméra. Je regarde cet homme suspendu à une pensée dont je ne sais rien. Interrompre mon propre travail me donne l'impression d'appartenir à sa réflexion. »

« Froissement de taffetas, crissement de tulle, douceur mousseline. »

« En me dirigeant vers le réfectoire, j'entends Anna qui respire à travers le mur. Inspiration, expiration. Vaste amplitude, à peine ébranlée par les secousses au contact de la barre. Ils font des réglage. Le volume s'amplifie. Le souffle monte. Comme s'il voulait sortir de la piste, atteindre le dôme, le gonfler, faire s'envoler le cirque tout entier. »

« Le train s'arrête à des gares aux panneaux recouverts de glace. Des lieux presque sans nom. Anton achète du poisson séché aux femmes sur les quais. Les arrêts sont brefs, la transaction s'effectue par la fenêtre. On se penche avec l'argent, le poisson nous est lancé, on le rattrape au vol en serrant les doigts comme s'il était vivant.
- This is omoul, me dit Anton en effilochant un filet. Of Baïkal. Try !  
Il nous parle d'Irkoutsk, de légendes du Baïkal, de chamanes. Les militaires se joignent à nous avec du chocolat, nous plaisantons. Les odeurs de poisson, de café soluble mêlées à celles des corps alourdissent l'habitacle. Les conversations se raréfient. Bientôt, nous ne parlons plus. Nous restons alignés sur les banquettes.
Deux jours et deux nuits nous séparent d'Oulan-Oude. J'essaie de donner un contour à ce temps. Je regarde Anton mastiquer le poisson. Je revois l'homme paniquer dans la pâtisserie face aux multiples gâteaux. Je n'arrive pas à les associer. Dans une besace à ses pieds, les cabanons d'oiseaux. »

« [...] ce soir, des milliers de pinsons sont arrivés sur la place. Ils tournent autour du public aux ports du chapiteau. C'est la première. Il sont perchés partout, sur les câbles électriques, les arrimages, les guirlandes du cirque comme des lampions sans lumière. Sais-tu qu'il existe une espèce particulière, dont les ailes sont si grandes que les oiseaux ne peuvent pas se propulser tout seuls depuis le sol ? Alors ils restent en vol. Ils arrivent à vivre toute une vie sans se poser. Ils dorment en l'air, à dix kilomètres au-dessus de nos têtes. 
Tu sais quand je pense à tous ces petits corps suspendus entre le ciel et la terre, ça me fait sourire de me dire que parmi eux, il y en a pour qui se mettre à voler, c'est d'abord tomber. »

Quatrième de couverture

A Vladivostok, dans l’enceinte désertée d’un cirque entre deux saisons, un trio s’entraîne à la barre russe. Nino pourrait être le fils d’Anton, à eux deux, ils font voler Anna. Ils se préparent au concours international d’Oulan-Oude, visent quatre triples sauts périlleux sans descendre de la barre. Si Anna ne fait pas confiance aux porteurs, elle tombe au risque de ne plus jamais se relever. Dans l’odeur tenace d’animaux pourtant absents, la lumière se fait toujours plus pâle, et les distances s’amenuisent à mesure que le récit accélère. 

Dans ce troisième roman, Elisa Shua Dusapin convoque son art du silence, de la tension et de la douceur avec des images qui nous rendent le monde plus perceptible sans pour autant en trahir le secret.

Éditions ZOE, août 2020
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