dimanche 6 mars 2022

Ainsi parlait ma mère de Rachid Benzine ★★★★☆

Deuxième rendez-vous avec les écrits de Rachid Benzine après "Voyage au bout de l'enfance", et j'ai l'intime conviction dores et déjà qu'il est un écrivain que je suivrai, dont j'ai envie de lire tous les livres, que j'ai envie par dessus tout aussi d'écouter. Lors de son passage à la LGL pour la promotion de "Voyage au bout de l'enfance", ses paroles empreintes d'une grande humanité m'ont touchée.
Et cette grande humanité, elle est de nouveau bien présente dans son premier roman "Ainsi parlait ma mère".

Un professeur de lettres de l'Université catholique de Louvain, qui n'a jamais trouvé à se marier, a pris la décision de vivre avec sa mère que la vieillesse a rendue dépendante. Elle s'en remet complètement à lui, y compris pour les gestes intimes, et son garçon, à cinquante-quatre ans lui est entièrement dévoué. 
« Depuis quinze ans, je la soigne, je la change, je la lave, je l’habille. J’assure, plusieurs fois par jour, sa “toilette intime”. Une expression bien neutre pour qualifier un acte que je n’aurais jamais imaginé faire lorsque, il y a cinquante-quatre ans, ma tête hurlante et sanguinolente débouchait de cette même “intimité” pour son premier contact avec l’air libre »
Il passe beaucoup de temps à attendre que sa mère se réveille, pour lui faire notamment la lecture de Peau de Chagrin. Ces attentes sont autant d'occasions pour lui de revenir sur son enfance, sur les relations qu'il a entretenu avec ses parents, et les liens extrêmement forts qu'il a tissés avec sa mère. L'occasion de comprendre ce qu'a été la vie de sa mère, de revenir sur son courageux parcours d'immigrée, de nous livrer ses plus intimes confidences. 
L'occasion de lui rendre ici un bel hommage. 
Ces pages regorgent d'amour. Celui empreint de dévotion et d'une profonde reconnaissance d'un fils pour sa mère. Celui bienveillant et protecteur d'une mère envers son enfant.
Très beau texte, à la frontière entre deux cultures, avec en musique de fond, les douces mélodies de Sacha Distel.
Subtil mélange d'émotions. 
« Je ne sais pas si ma mère a été une bonne mère. Ou simplement une mère qui a fait ce qu'elle a pu. Avec ce que Dieu lui a donné comme connaissance, comme amour, comme courage. Comme patience aussi. Je sais juste que c'est la mienne. Et que ma plus grande richesse en cette vie est d'avoir pu l'aimer. »

« Délicatement, je l'ai alors soulevée sur son matelas, et je l'ai lavée. Mes mains tremblaient. Était-ce la soudaine conscience de la grande fragilité de ma mère, qui s'en remettait entièrement à moi, pour des gestes si intimes ? Était-ce de la sentir gênée, vulnérable ? Nous n'avons pas parlé. Nous avons partagé ce moment d'émotion où nous nous sommes réfugiés dans notre humanité, l'un portant assistance à l'autre sans que les barrières des conventions n'y trouvent à redire. Situation d'une certaine façon libératrice pour elle. Oui, elle pouvait s'en remettre aux siens pour tout, elle qui ne voulait jamais rien demander. Les siens c'était moi, car aucun de mes frères, je crois, n'aurait accepté de réaliser une telle tâche. Chacun fait ce qu'il peut. »

« Mon père travaillait au pilon, près de Bruxelles. Il passait ses journées à détruire des tonnes d'invendus en tout genre. Du livre broché au quotidien local. Du magazine politique à l'album de jeunesse. De la revue érotique aux missels passés d'âge. Des livres, des magazines, des journaux, il en ramenait tous les jours. Autant qu'il pouvait en porter. Ça nous servait pour tout : le chauffage, le calfeutrage des fenêtres, pour caler un meuble, pour les toilettes et comme couches pour les mômes...Et parfois même pour la lecture. Mais ni mon père ni ma mère ne savait lire le français. Ils avaient quitté Zagora, au Maroc, au milieu des années 50 pour la Belgique. À une époque où on n'émigrait pas vraiment. Et bien davantage vers la France que vers le plat pays. Je n'ai jamais vraiment compris le parcours migratoire de mes parents. Mais en ai-je au moins eu l'envie ? Mes parents et moi nous avons vécu ensemble mais jamais en même temps. »

« [...] dès mon plus jeune âge, j'ai dévoré les bouquins comme d'autres des pâtes. Pour donner une réalité à des désirs enivrants. La quête d'une autre vie, en somme. »

« Être reconnaissant à ses parents, ça vaut pour les siens, mais quand on est soi-même parent, ce qu'on peut faire de mieux pour ses enfants c'est que jamais ils pensent qu'ils vous doivent quelque chose. Qu'ils soient libres. »
« La culture scolaire exclut autant qu'elle intègre et les parents étrangers en sont les premières victimes. Ce n'est que bien plus tard que nous été reconnaissants à ma mère  pour le courage dont elle faisait preuve en ces moments pour nous soutenir et essayer de faire bonne figure, par amour pour nous, dans ce monde dont elle ignorait tous les codes. »
« On guérit d'un coup de lance mais on ne guérit pas d'un coup de langue. »

Quatrième de couverture

« Vous vous demandez sans doute ce que je fais dans la chambre de ma mère. Moi, le professeur de lettres de l’Université catholique de Louvain. Qui n’a jamais trouvé à se marier. Attendant, un livre à la main, le réveil possible de sa génitrice. Une maman fatiguée, lassée, ravinée par la vie et ses aléas. La Peau de chagrin, de Balzac, c’est le titre de cet ouvrage. Une édition ancienne, usée jusqu’à en effacer l’encre par endroits. Ma mère ne sait pas lire. Elle aurait pu porter son intérêt sur des centaines de milliers d’autres ouvrages. Alors pourquoi celui-là ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais su. Elle ne le sait pas elle-même. Mais c’est bien celui-ci dont elle me demande la lecture à chaque moment de la journée où elle se sent disponible, où elle a besoin d’être apaisée, où elle a envie tout simplement de profiter un peu de la vie. Et de son fils. »

Rachid Benzine est enseignant, islamologue et chercheur associé au Fonds Ricœur, auteur de nombreux essais dont le dernier est un dialogue avec Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d'être juif ou musulman (Seuil). Sa pièce Lettres à Nour a été mise en scène avec succès dans plusieurs pays. Ainsi parlait ma mère, son premier roman, est la révélation d'un écrivain.

Éditions Seuil, janvier 2020
96 pages


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