samedi 26 mars 2022

Le sang des bêtes ★★★★☆ de Thomas Gunzig

Thomas Gunzig, un auteur belge que je découvre avec cet opus et ce, grâce à Masse critique de Babelio et aux éditions Au Diable Vauvert. Un grand merci à vous !
Le temps passe, et un jour, on jette un oeil derrière soi et on distingue  vaguement au loin celui pour qui "la vie toute entière semblait brûler d'un grand feu de joie". Alors les questions affluent : Qu'est-ce que j'ai fait de ma vie ? Il a bien pu passer où l'amour ? Il est où celui que j'aurais voulu être ? Il s'est passé quoi ? Il est où le désir ? 

Avec humour et profondeur, Thomas Gunzig nous interpelle sur la quête de soi, sur l'intersectionnalité, sur la vie, la vieillesse, le couple, celui qui dure par habitude, la famille... C'est "vachement" bon, pas aussi jubilatoire que ce à quoi je m'attendais, mais je n'ai pas boudé mon plaisir. Le burlesque taquine pas mal de sujets d'actualité et donne à réfléchir. Je vais aller voir de plus près les autres livres de Thomas Gunzig. Vous connaissez ? 

« - Qu'est-ce que j'ai fait de ma vie ? 
C'était une question qu'il se posait de plus en plus souvent. C'était peut-être le signe qu'il vieillissait. Lorsqu'un événement, même insignifiant, venait lui rappeler que sa jeunesse était passée sans qu'il s'en aperçoive, pareille à cette pluie d'automne, pareille à cet enfant qui courait ou plus simplement chaque fois qu'il s'ennuyait, il se posait cette question. En réalité, il ne se la posait pas vraiment. Elle se matérialisait plutôt dans son esprit, comme venue de l'extérieur et elle mettait longtemps avant de s'en aller. Pour ça, il fallait qu'un client entre dans le magasin ou qu'un coup de téléphone vienne interrompre ses pensées. Mais comme il n'y avait pas beaucoup de clients ni beaucoup de coups de téléphone, la plupart du temps la question restait là, à stagner mollement, longuement, comme un morceau de bois dans un étang, avant de disparaître dans la vase de son subconscient. 
- Qu'est-ce que j'ai fait de ma vie ? »

« Il avait fallu des jours pour que les choses s'apaisent et lorsqu'elles s'étaient apaisées, elles l'avaient fait comme une guerre qui s'arrête : seulement parce que les deux armées sont trop fatiguées pour continuer à se battre. A ce moment, Tom avait conclu que le secret d'un couple qui dure c'est un couple qui n'a pas assez d'énergie pour se disputer et surtout, qui est trop paresseux pour se séparer. 
Mais où a bien pu passer l'amour ? »
« - Je voulais que vous sachiez que je vous crois, lui dit-elle sur le ton grave de la sororité, si vous dites que vous êtes une vache, si vous vous sentez vache, il n'y a aucune raison pour que vous ne soyez pas une vache. Pour moi, ça rejoint toute la problématique du genre : si une femme se sent homme, c'est qu'elle est un homme ou si un homme se sent femme, c'est qu'il est une femme et si quelqu'un refuse qu'on lui attribue un genre ou l'autre sur base de son apparence, c'est bien entendu son droit et sa liberté ! Alors, si vous vous sentez vache, pour moi c'est que vous en êtes une ! 
N7A hocha la tête.
- Parfois je ne sais plus très bien ce que je suis, répondit-elle.
- C'est normal, la société a tendance à vous essentialiser, les normes sociales vont tout faire pour éliminer les gens comme vous, ceux qui refusent les cases qu'on leur assigne, la liberté est un combat de tous les jours. C'est terriblement difficile d'avoir la force de se définir lorsqu'on se trouve hors du cadre. En tant que femme asiatique élevée dans les valeurs occidentales, je sais de quoi je parle ! Moi : femme/asiatique/adoptée et vous femme/sans papiers/ vache... »

« [...] comment tu crois que grandit un jeune homme sur lequel un père projette tous ses propres complexes ? »

« Quand elle était morte, il avait perdu son amour, sa tendresse, ses mots et ses caresses mais surtout, il avait perdu le seul véritable témoin de son existence, le seul regard qui comptait vraiment, qui le trouvait beau et qui le lui disait. À cet instant, dans cette cuisine, Tom comprit que le sport, le bodybuilding, la tentative de se construire un corps « remarquable » était la réponse qu'il avait trouvée au besoin éperdu de retrouver ce regard après la mort de sa mère. »

« Les petits rituels du quotidien rythmèrent à nouveau les matins et les soirées et la monotonie rassurante des vieux couples s'installa entre eux, comme elle le faisait avant, les enveloppant à la manière d'une ouate douce et tiède, les calmant comme une verveine, les apaisant comme de l'éther, les berçant comme on berce un enfant qui serait tombé à genoux sur du gravier. »

« Il dut se rendre à l'évidence que la motivation, ce qu'on appelait la « faim », n'était plus là. Au fond de lui, il prenait conscience de son âge, cette donnée contre laquelle personne ne pouvait rien. C'était comme ça : en vieillissant, sa production hormonale diminuait et avec cette diminution son métabolisme perdait sa capacité à dégrader la graisse et à produire de la masse musculaire. Pire, pareille à un flocon de neige tombé sur une joue d'enfant, la masse existante était condamnée à fondre plus ou moins rapidement. »

« C'est lorsque je soulève des choses lourdes que je suis la plus heureuse d'être ce que je suis. Je ne sais pas expliquer pourquoi. Peut-être parce que c'est un moment où je me sens en vie, c'est merveilleux, vous savez, la vie. Toutes les vies sont des merveilles. Cela dit, je ne crois pas être particulièrement forte. Je ne le suis que comparativement aux humains  qui sont physiquement faibles. Par rapport aux animaux, vous n'avez pas beaucoup de force. Même les petits animaux sont plus forts que vous : un canard, un chat, un lapin... Ils sont tous plus forts qu'un humain. Si un lièvre un castor ou bien une fouine ou une belette voulait vous faire du mal, il y parviendrait sans difficulté. Et les grands animaux comme les vaches ont une puissance énorme par rapport à vous. Le monde est rempli de créatures qui pourraient vous détruire en un instant : les singes, les requins, les kangourous. Vous êtes tous si faibles que, pour vous, le monde est un endroit dangereux et effrayant. Vous avez développé une technologie qui vous a permis de tout détruire. Ca vous a rassurés de faire ça. Aujourd'hui, vous ne laissez vivre que les animaux qui vous amusent ou qui vous nourrissent. C'est à la fois terriblement égoïste mais surtout très lâche ! »

Quatrième de couverture


Éditions Au Diable Vauvert, novembre 2021
223 pages

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