mardi 13 février 2024

Le jour et l'heure ★★★★☆ de Carole Fives

Le jour et l'heure.
Connaître le jour et l'heure. 
Choisir le jour et l'heure de sa mort.
Ils sont six, les parents et leurs 4 enfants, des adultes maintenant, à prendre la route vers une autre contrée, un rendez-vous particulier. 
Un ultime rendez-vous. 
Une ultime étreinte. 
Le voyage convoque les souvenirs de ces escapades en famille sur les routes, il y a bien des années à présent, et pourtant, les éléments d'hier ressemblent étrangement à ceux d'aujourd'hui : ce même élan d'aventure, de liberté, de découvertes, ce même élan vital.
Un roman choral et des récits qui ne tournent pas autour de l'être malade. Chacun s'exprime sincèrement, purement, de manière simple et directe sur ce qu'il ressent à l'instant présent et sur ce qu'il a ressenti lors des différentes étapes de cette prise de décision. Les chapitres sont courts. 
« Il y a des gens qui sont dépassés par la liberté que prennent les autres, ça les enrage, ça les rend dingue. Ils aimeraient que tout le monde reste englué, exactement comme eux. »
Tout en pudeur, dans une apparente simplicité, avec beaucoup de délicatesse, l'autrice aborde - entre autres préoccupants sujets de la société contemporaine - un sujet tabou dans notre pays et invite à la réflexion sur le droit à mourir dans la dignité.
Un récit qui m'a parlé et que je retiendrai comme une belle leçon de liberté. 
« [...] C'était une leçon de liberté, oui, comme nous tous, elle a essayé d'être libre... »

« Il y a des gens qui sont dépassés par la liberté que prennent les autres, ça les enrage, ça les rend dingue. Ils aimeraient que tout le monde reste englué, exactement comme eux. »

« On ne pouvait pas refuser ça à Maman, on ne peut pas refuser à quelqu'un d'être libre. C'est la seule raison pour laquelle on y est allés, le reste, c'est du verbiage. »

« Nos gamins, s'ils arrivent à se maintenir sur terre, n'auront jamais plus la qualité de vie qu'ont eue nos aînés. On a préparé l'extinction de l'espèce humaine, rien que ça. À la dernière COP 21, tu vois des gens qui t'expliquent que le point culminant de leur île est à un centimètre au-dessus du niveau de la mer. Ces gens-là n'existent déjà plus, les poissons ont migré et soixante-dix pour cent des insectes ont disparu. On est entrés dans l'Anthro- pocène en 2018, c'est désormais l'homme qui impacte et influe sur l'évolution de la planète, y compris au niveau géologique. Évidemment la plupart d'entre nous sont dans le déni, car l'effondrement, c'est juste impensable. On a réussi en deux cents ans à faire une bascule géologique, on n'arrive pas à comprendre, si ce n'est qu'on va tous crever à court terme. Et pendant ce temps, on continue à consommer comme si de rien n'était. Je pense souvent aux dernières guerres, aux Justes, et je me dis, il n'y avait pas les blancs d'un côté, les noirs de l'autre, tout le monde était gris, et moi j'en suis à me demander, à la prochaine guerre, quel choix je ferai ? Ça ne peut pas se décider à l'avance. Est-ce que je mangerai ou est-ce que je laisserai manger mon voisin ? »

« ... à aucun moment le médecin ne lui a dit en face, Madame, vous allez mourir, il vous reste peut-être deux ou trois mois à vivre, nous allons vous accompagner. Un médecin ne te dira jamais ça, sauf en soins palliatifs. Alors là, oui, ils sont formés, c'est différent. Même avec la loi Leonetti, qui permet à un médecin d'arrê- ter les soins curatifs, ils continuent quand même de lutter, jusqu'à la fin. Les gens meurent sans savoir qu'ils meurent, sans jamais être préparés, parce que le mot n'est même jamais prononcé. La mère de Luc, je me souviens, son entourage s'affolait. Elle maigrit, elle maigrit. Mais oui, c'est normal, je disais à Luc, elle est mourante. Et la plupart du temps, les malades sont capables de l'entendre, ils posent des questions, Docteur, il me reste combien de temps, mais les médecins détournent le regard, ne vous en faites pas, on va faire quelque chose, on va agir, on va soigner... Ils insistent, mais Docteur, ça me sert à quoi à ce stade, une chimio? Ils balaient le truc, ils l'éludent, ça n'existe pas... Il faut un caractère bien trempé pour faire ce que fait ma mère, nous éviter tous ces mois à l'hôpital, à la voir dépérir...

Elle nous rend un fier service, tout de même... Les sociétés moins riches ont un rapport bien différent à la mort. À Madagascar par exemple, il y a cette tradition du retournement des morts, ils les sortent de terre régulièrement, ils les fêtent... Ça n'a rien de funèbre, au contraire, ils dansent, boivent de l'alcool, c'est vraiment une façon de lier la vie et la mort, alors qu'ici, c'est le contraire, on cache nos morts, on en a peur, et ça nous rend malades... »

« Elle chantonnait, il lui restait moins de douze heures à vivre. C'était pas un suicide assisté, non, pas du tout. Ce n'était pas une pulsion de mort, bien au contraire. C'était une leçon de liberté, oui, comme nous tous, elle a essayé d'être libre... »

« Moi, je vois la mort comme une étape de la vie. Ce n'est pas un aboutissement, ce n'est sûrement pas la vie éternelle et toutes les conneries des églises. Édith, c'est comme pour mon grand frère, comme pour mes parents, elle continuera à vivre à travers nos conversations. Je les ai suffisamment côtoyés tous pour pouvoir prolonger leurs vies à travers nos échanges. Pour moi qui suis un lecteur de la première heure de Corto Maltese dont je lisais les planches dans Spirou, mes morts sont comme Monsieur Novembre. Ils viennent au moment où j'ai le plus besoin d'eux. »

« On a cette chance d'accompagner notre mère, d'avoir pris le temps les uns et les autres de lui dire au revoir, c'est un luxe vu comme ça... J'en ai vu tellement, des gens à l'agonie en soins palliatifs, ça dure souvent des heures, voire des jours, les derniers gasps, les respirations qui s'arrêtent, c'est éprouvant pour tout le monde. J'ai accompagné des centaines de personnes mais pas une fois, ça ne m'a laissée indifférente. Après on faisait les présentations à la famille, à la morgue, jusqu'au départ du cercueil. En soins palliatifs, on accompagne jusqu'au bout. En prison, c'est différent, des morts violentes, des pendaisons...

Pour moi, suicide n'est pas un vilain mot. En prison, on n'a pas le droit de se suicider... On leur met des pyjamas indéchirables, on les coince dans des cellules capitonnées, on leur refuse le droit de mourir, de sortir de cet enfer-là. »

Quatrième de couverture

« On s'est tous retrouvés à la gare de la Part-Dieu vers sept-huit heures. Maman avait son rendez-vous en début d'après-midi et elle n'avait qu'une peur, le rater. Le GPS annonçait cinq heures de route. On est partis avec la Peugeot à sept places. Papa et Maman devant, et nous, les quatre enfants, derrière, comme à la belle époque. Il ne manquait que les scoubidous et les cartes Panini.

Papa a toujours eu une conduite assez brusque mais alors là, on aurait dit qu'il le faisait exprès. De la banquette arrière, je voyais Maman, à l'avant. Elle ne disait rien mais, à chaque fois que Papa freinait, ou accélérait, son visage se crispait. J'en avais mal pour elle. À un moment, il y a eu une énorme secousse, c'est sorti tout seul, je n'ai pas pu me retenir, mais c'est pas vrai! Il va tous nous tuer ce con ! »

Édith se sait gravement malade. Elle a convaincu son mari et leurs quatre enfants de l'accompagner à Bâle, en Suisse, où la mort volontaire assistée est autorisée. Elle a choisi le jour et l'heure. Le temps d'un dernier week-end, chacun va tenir son rôle, et tous vont faire l'expérience de ce lien inextricable qui soude les membres d'une famille.

Dans un road trip tendre et déchirant, Carole Fives dresse avec délicatesse le tableau d'un clan confronté à l'indicible et donne la parole à ceux qui restent.

Éditions JC Lattès,  août 2023
140 pages 

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