Une lecture bijou. Comme la douceur d'une étreinte.
Cocon sensoriel.
La nature en personnage principal.
Et l'amour qui entre par effraction et déborde.
S'abandonner, sentir, écouter.
La nature en personnage principal.
Et l'amour qui entre par effraction et déborde.
S'abandonner, sentir, écouter.
« Qu’est-ce qui se tait quand nous sommes là ? »
Spectatrice comblée, émerveillée.
Interpellée aussi. Border la bête témoigne de la difficile cohabitation incontestée entre l'Homme et la Nature.
Interpellée aussi. Border la bête témoigne de la difficile cohabitation incontestée entre l'Homme et la Nature.
✨️💚💙 Un texte poétique, finement brodé, minutieusement sculpté qui m'a fait déborder. 💙💚✨️
« Je me demande à quel moment la mémoire passe son souffle sur les sonorités de l'amour. »
En exergue
« Listening in wild places, we are audience to conversations in a language not our own.
Braiding Sweetgrass : Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge and the Teachings of Plants Robin Wall Kimmerer
Écouter la nature sauvage, c'est être à la fois spectateur et auditeur de conversations dans un langage qui n'est pas le nôtre.
Traduction de Véronique Minder (Tresser les herbes sacrées, éditions Le Lotus et l'Éléphant, 2021) »
« Quand tu m'as demandé d'où je venais, je n'ai pas su quoi répondre. Je ne sais jamais ce qu'entendent les gens lorsqu'ils me demandent d'où je viens. J'ai pensé que tu voulais savoir d'où je sortais, là tout de suite. J'aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n'avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l'océan parce que j'avais l'impression qu'il me soignerait de la mort. Peut-être que j'aurais dû te répondre Je viens d'un endroit où l'on brasse du houblon dans de l'eau, un endroit imprégné d'eau qui sent parfois l'amer, le clou de girofle et les produits d'entretien. Je travaillais pour un homme que j'aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d'à côté en écoutant The Clash. J'ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l'océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop. »
« Décrire le refuge, c'est difficile. On aimerait dire que c'est silencieux, il y a cette brume invisible et cotonneuse qui nous sépare des autres vallées mais silencieux, non, c'est tout sauf silencieux. La forêt autour aboie glapit gémit gronde chante hurle pépie pleure boit siffle rit avale pénètre enroule engouffre souffle aspire s'ébroue s'étonne. Cette musique s'accorde à la couleur du ciel, blanc, tuméfié, brun. »
« Bonheur : nom masculin décrivant l'état d'extrême satisfaction que l'on ressent lorsqu'on est recouvert de la merde et du sang d'un animal sauvage. »
« Sentir qu'on fait partie du paysage autrement que par les traces qu'on laisse. »
« Je suis la trace d'un renard sur le sol blanc. Il neige depuis hier soir. Les branches de conifères s'alourdissent et plient. L'air est figé, les flocons tombent gracieusement en mouvements circulaires à la manière des disamares d'érables sycomores. Je suis autant attirée par la beauté de ce qui vient d'au-dessus que par le mystère de l'animal passé là tantôt, dont je rêve de croiser le regard. Je m'arrête parfois pour tourner sur moi-même. M'accorder au mouvement du matin, danser cette volte, parodier la neige. Sentir qu'on fait partie du paysage autrement que par les traces qu'on laisse. Comment les animaux décriraient-ils mon odeur ? Avec quels mots les arbres parleraient-ils de ma démarche, du poids de mon corps sur le sol ? Les pas du renard disparaissent peu à peu sous une nouvelle couche de poudreuse et me mènent à un marécage encore pris par la glace. Tout autour les touffes d'herbes et leur couleur de miel sombre qui se reflètent dans la glace floutent ce territoire que j'arpente et découvre.
Parfait camouflage pour la solitude qui soudain me prend à la gorge. Le renard n'est pas là, les empreintes s'enfuient et même les corbeaux m'ont laissée seule. Comment un lieu inconnu peut-il être peuplé de tant de fantômes ? Un trille aigu me fait sursauter. Près de moi, sur une fine branche recou- verte d'un lichen vert pâle, un carouge hausse ses épaules orange vif. Une présence ambrée sur le marécage inerte ricoche entre les herbes mortes et l'oiseau. La tourbe dans ma gorge recommence à enfler comme si l'humidité de l'air pénétrait mon œsophage. Moût chêne caramel et la neige se dérobe. Le carouge disparaît avec son cri d'alerte. Alors c'est ça, quelqu'un qui nous manque. »
« On aurait dû appeler le printemps l'éveil. [...] Un seul mot pour décrire cette saison n'est pas suffisant. Il faudrait peut-être une phrase entière, différente ici dans la vallée, au bord de l'océan, en haute montagne, voire dans la vallée voisine. Il nous faudrait, en fait, inventer un dialecte du territoire, former un nouveau dictionnaire de cette chose mouvante, changeante et tenace qu'est la nature. »
« - Je crois que je ne marche jamais seule en fait.
Il y a toujours des présences avec moi, qui m'empêchent de bien regarder, d'écouter. Mais, comme ça, je dirais que la forêt c'est l'endroit où les corbeaux rigolent, où des animaux de passage que l'on ne voit jamais laissent une odeur que la neige ne recouvre pas, et puis ce... ce son que je n'arrive pas à définir. Un quasi-silence qui est tout sauf un silence. Mais ce n'est pas un bruit non plus.
[...]
- C'est un peu comme si le monde autour avait un acouphène qu'on pouvait entendre, tu ne trouves pas ?
- Ah non, encore mieux, c'est comme si on marchait dans l'oreille de la forêt. Tu connais l'histoire du coquillage dans lequel on entendrait la mer mais dans lequel on entend en fait la musique de l'intérieur de notre propre corps ? En forêt on est dans le coquillage, mais l'oreille qui écoute, c'est la forêt et nous... nous on...
- Tu veux dire que la forêt nous prête son oreille ?
- Non, je pense qu'on ne saurait pas quoi en faire. Je ne suis pas sûre qu'on sache écouter comme la forêt. En forêt j'entends des sons, des sons d'ailleurs, qui se réverbèrent dans le paysage. Tu vois, c'est si dur à expliquer, c'est pour ça qu'il nous faut inventer des mots. »
« Il y a des hommes et des femmes qui tentent de repousser le non-humain hors d'un espace délimité. Leur «chez eux», un enclos en soi. Et cet espace obéit à des règles esthétiques humaines, demande de l'ordre, ce fameux équilibre. Le souci, c'est que nos limites n'existent pas pour la sittelle, l'orage, la biche, la tique, le gel ou le taon. Ils les traversent, les enjambent, les survolent sans le savoir puisqu'elles n'existent que dans nos esprits. On ne manque pas d'imagination pour tuer, dit Jeff au volant du camion. À ce moment, je me demande ce que font les larmes derrière son œil qui ne marche pas. Si ça s'accumule jusqu'à l'assèchement. Si ça lui fait une nappe phréatique d'eau salée. Par la fenêtre, je suis la lisière de la forêt, ou plutôt la cicatrice de la forêt, puisque la route est venue la couper en deux. Nous roulons chez une femme qui a dynamité un barrage de castors sur son terrain. La hausse du niveau d'eau, engendrée par la construction de bois et de boue des mammifères, a déséquilibré la vie de cette femme. L'eau, devenue clandestine, a franchi la frontière invisible du domaine humain. La propriétaire a fermé les yeux sur ce que les castors apporteraient de bon à ses terres. Le cours d'eau gonfle oui, le lit s'élargit, et c'est une aubaine pour la biodiversité, m'explique Jeff, mais l'humain s'en fout de ça, ce qu'on veut, c'est que rien ne bouscule l'ordre de nos choses. »
« Nous roulons à la rencontre d'une femme qui parle l'explosif. Bombarderions-nous le niveau de la mer, les tempêtes et la chaleur, si nous le pouvions ? Nous ne parlons pas, parce que les mots pour décrire ce que nous ressentons sur cette route sont laids, vulgaires et violents. Il nous faut garder de la douceur et de la force pour une portée orpheline dont le monde s'est effondré. »
« Après tout ce temps passé à chercher les mots justes, finalement face à la cruauté de l'humain, se taire reste peut-être la meilleure chose à faire. »
« Soudain j'entends le grincement d'un sommier en fer. Quatre coups secs et éraillés. Je me retourne. Un quiscale bronzé qui jure dans le paysage ouaté avec sa tête bleu-violet. Il se tient de profil par rapport à moi, je ne bouge plus pour qu'il reste encore un peu sur sa branche. Je suis la courbe de son bec solide et tombe nez à nez avec son œil jaune vif. Sa pupille noire ne laisse rien passer, un peu comme l'œil qui ne marche pas de Jeff. Je n'ai pas bougé mais le quiscale s'envole, les oiseaux ça voit tout. Je regarde son dos de plumes d'airain se faire engloutir par la forêt. Tout a une bouche dans la nature. Moi aussi, me faire avaler. »
« Je pense au rire d'Arden qui se tapit au fond d'elle comme un animal acculé dans son terrier. L'entendre rire m'a fait du bien, c'était un cadeau, le genre d'émotion qu'on a quand on croise un nocturne avant l'arrivée du crépuscule. Comme le jour où j'ai vu la petite nyctale. Elle portait ses ailes en couverture et m'avait inondée de son regard surpris, plein de lumière jaune. Le rire d'Arden avait provoqué ça aussi. Une inondation de printemps aurait dit Jeff si je le lui avais décrit. Mais j'ai gardé ça pour moi. Ce genre de cadeau se garde pour soi. »
« La peau des arbres n'est ni fragile ni résistante au toucher, mais au regard c'est encore autre chose. Je passe mon doigt sur les flaques de lichen script et leurs lettres en braille, je me demande ce que cette chose vivante ressent: une agression ou une rencontre ? À la lisière de la tourbière, les sveltes trembles sont beaux en hiver. La lumière du soleil blanc habille leurs branches fines qui ressemblent à de longs doigts. Aujourd'hui il ne neige pas. Je viens amputer les arbres de quelques phalanges pour les ramener aux castors orphelins que j'ai appelés les Tannerites en me disant que prendre secrètement le nom de l'arme qui a détruit leur famille, c'est rire au nez de la violence. »
=> NOTE DE L'AUTRICE
Les coups de dents que la narratrice donne sur l'écorce de bouleau sont inspirés d'un art ancestral pratiqué par certains peuples Autochtones d'Amérique du Nord, et notamment les Anishinaabés et les Cris. Le Birch bark biting, appelé en français le mordillage d'écorce, est une pratique artistique et spirituelle qui consiste à récolter l'écorce, préparer les feuilles, les plier et les mordiller afin de créer des images. Il s'agit d'un travail de plis, de morsures et de patience. Contrairement à la narratrice du roman qui utilise ses incisives pour ne laisser que quelques traces de dents, les artistes de mordillage d'écorce comme Pat Bruderer (Cree), Denise Lajimodière (Ojibwe) et Kelly Church (Ottawa/Potawatomi) utilisent également leurs canines et créent des motifs complexes qu'elles ne découvriront que lors du dépliage.
« La pluie me fait un bien fou, les gouttes qui glissent sans éclater dans les aiguilles de l'arbre me tombent sur le front ou sur les joues. Je n'aurais jamais cru recevoir une telle tendresse de la part d'un arbre et de la pluie. »
« Trace invisible des chélicères sur mon épaule, sursaut sous la peau. »
« Chaque arbre est unique avec sa morphologie, sa peau et sa mémoire, alors le vent qui passe sa main dans ses branches aura chaque fois un autre timbre. Marcher en forêt, c'est un peu se promener dans une caisse de résonance [...]. Moi j'ai l'impression de monter sur une scène où se joue une pièce de théâtre, et plus j'y réfléchis, plus ma présence désamorce l'acte en cours. Je cherche toujours un rôle à ma présence. Qu'est-ce qui se tait quand nous sommes là ? »
«Je vais souvent voir Babine avec Jeff, il la connaît bien, de tout son long. Il a arpenté les sentes d'animaux qui longent l'eau bavarde, l'eau qui ne se laisse jamais avaler totalement par l'hiver. Je sais qu'elle termine sa litanie dans le lac Petit mais je ne suis jamais allée jusqu'à sa source. Je décide d'y aller seule, voir si la rivière a plusieurs gorges, si elle fait passer entre ses lèvres un chant diphonique ponctué de notes vibratoires et d'expirations hachées. Je tente de décomposer son chant, ses chants. Voix complexe, maîtrisée. D'abord, est-ce que le mot rivière se rattache seulement à l'eau et au mouvement ? Ou bien la rivière est-elle aussi rochers, branches, feuilles, aiguilles, troncs d'arbres morts, mousse, lichen, cincle plongeur, loutre, terre, invertébrés, ombres comme le pense Jeff. La glace et la neige, un étau. Babine cascade, blanche, sur quatre étages de rochers trempés et doux, passe sa langue râpeuse sur leur dos bossu. Cette langue se fend en deux, devient reptile. D'un côté elle rigole joliment avec ses reflets auburn et verts, d'un autre elle s'impatiente et marche sur ses propres pieds, s'immisce dans une ouverture comme un filet d'air, se ride de marques de vie avant de rejoindre l'effervescence des rapides plus bas. Ce que j'entends : trois basses continues. L'une vient du fond de la poitrine, une autre est plus claire et une autre encore rappelle une tempête de vent dans la prairie. Je me rapproche, tends l'oreille. Des accents plus prononcés, des arythmies se distinguent. Il n'y a pas d'hésitations, tout est confiant. Par endroits, Babine est calme, presque immobile, telle une flaque d'eau. On la croirait autre. La voilà qui chuchote, prête à écouter peut-être. Soudain docile, elle tolère la marche tendre et précise des gerris. Leurs pattes fines glissent sur l'épiderme encore froid de Babine. Les gerris entendent sûrement d'autres tonalités. J'observe leurs glissements et les ondes silencieuses à la surface qui apportent une cadence nouvelle, modulent le rythme de Babine. Je les croque un peu gauchement dans mon carnet, je dois garder mes gants pour ne pas avoir froid trop vite, je remplis ainsi des pages entières de ces perturbations que Babine semble recevoir avec contenance. Je me suis souvent demandé si elle avait plusieurs person- nalités ou si ce bras, situé en aval de Lac Petit, si paisible, plus étroit et moins profond était en fait un autre âge, une autre vie. »
« La nuit dans le lit d'Arden je lèche ses doigts grêles qui sont infiniment blancs. Leur peau est lisse malgré les torsions, les nœuds et les déviations de trajectoires des os. Comme les coyotes, je la goûte du bout de ma langue. Peut-être cette salive sauvage et la langue râpeuse des coyotes font disparaître les peaux mortes, la sécheresse et les entailles. Arden me laisse faire le soir. Parfois elle s'endort et j'ai encore un doigt entre mes lèvres. Je repense aux coyotes qui dansent et viennent lécher tout ce qui alourdit les épaules d'Arden. Moi, je croyais qu'il fallait laisser ses agitations à l'orée de la forêt, mais ce n'est pas ce qu'elle fait, elle. Elle les apprivoise, danse avec elles, les confronte, les regarde droit dans les yeux, leur fait la nique, les cajole, les expédie, les bouscule et leur rentre dedans, les caresse et les engloutit. A-t-elle dansé avec sa langue maternelle, les diphtongues et les accents de la langue des prairies ? A-t-elle offert aux coyotes l'odeur du maïs et le chant des moissonneuses ? A-t-elle fait disparaître le visage de son frère dans cette transe, l'a-t-elle avalé, ce frère bourreau? Je me demande qui a pu apprendre tout cela à Arden. Et si moi, je serais capable d'amadouer les prairies, les fugues nocturnes, le cœur de Frank qui sursaute, l'orignale entre l'océan et moi, ce geste, remonter la couverture sur l'animal, les mains d'Arden. Je crois que j'aime, pour la première fois. Je dis l'amour, pas celui que l'on ressent pour un père adoptif, mais l'amour qui déborde, qui défait, qui entre par effraction. »
« Si je m'endormais contre le tronc d'un arbre, est-ce que mes odeurs s'estomperaient avec le sommeil ? Je suis bien naïve de penser qu'il est possible de parfaitement disparaître. Si je dormais, mes oreilles continueraient d'écouter, et alors où iraient ces sons dont je ne me souviendrais pas au réveil ? Dans quelle profondeur de ma mémoire iraient-ils se ranger ? J'aime penser à cet herbier inaccessible, lové au fond de moi. Je n'ai jamais passé toute une nuit seule dans une forêt et je ne sais pas si j'en suis même capable. On ne connaît jamais ses peurs avant de les rencontrer. Dans les plaines, celles de notre enfance, à Arden et moi, j'ai connu des nuits dans les champs de maïs, d'orge et d'épeautre. Refuges éphémères disparaissant à l'automne. J'y trouvais des cabanes improvisées, me faisais une couchette entre deux rangs. Parfois dans le maïs, allongée, je ne voyais plus les étoiles. Je m'étais habituée aux bruits de souris, aux passages de ratons laveurs et aux vagabonds de toutes sortes. Cette région où il n'y a rien d'autre qu'une horizontalité infinie, des pluies de pesticide, des églises quasi vides et des journées interminables à l'odeur de papier peint. D'autres adolescents, en fugue eux, voyageaient de nuit à travers champs. Souvent des filles. Certaines me faisaient un simple signe du menton et continuaient à avancer sans un mot, s'évanouissant au bout du rang, faisant déguerpir un lièvre ou une caille. D'autres s'arrê- taient un instant mais ne se racontaient jamais. Je me sentais balise sur le chemin, pour elles, parce que moi aussi j'étais en quelque sorte en fugue. Pourtant chaque matin je rentrais dans cette maison où je ne pouvais pas fermer l'œil. J'aimais me dire que j'étais un repère pour les fugueuses des plaines. Vingt ou trente ans plus tôt, Arden était peut-être passée par ces champs, ces routes clandestines, Moi, je n'ai pas eu la force de partir, comme toutes ces filles. Je n'ai pas besoin de leurs histoires, je sais. Je sais pourquoi on part quand on a quatorze ou seize ans. J'étais bien dans ces champs-nids. Il y faisait chaud et je m'y sentais invincible. Je pouvais être à trois kilomètres de la maison, j'étais seule et la solitude m'apaisait. Je ne me souviens pas du chant qu'en- tonne le maïs quand souffle le vent du sud. À croire que je n'écoutais pas. Ce chant doit se trouver dans ce lieu reculé de ma mémoire que je ne visiterai jamais. Je reviens dans la forêt près du refuge et me dis que je donnerais tout pour être capable d'écouter la respiration d'une plante, l'étirement du lichen, le bâillement d'une aiguille. Je m'ébroue comme un chien et chasse les plaines, l'ossature de la maison d'enfance et l'odeur du maïs de mon esprit. Je ne suis pas prête à rester une nuit dans la forêt. Encore trop de choses débordent. En quittant les bois, j'y laisse mes odeurs, la lumière ambrée et quelques mots que je n'ai pas réussi à saisir. »
« [...] ils n'ont pas vraiment besoin de la carte. La vallée, la vraie, se tient derrière ses paupières avec ses odeurs, ses humeurs, ses métamorphoses, et tout ce qui la peuple. »
« Je pense aux explosifs et à la destruction des huttes de castors, je pense aux pièges à lacets installés pour attraper les renards et les coyotes, aux balles attendant le passage d'une ourse, aux pièges à colle pour les rats, les souris et les serpents, le poison, je pense.
Certains parlent de braconnage et de chasse comme deux choses fondamentalement opposées mais qui décide des règles ? Tandis que Jeff et moi tentons de construire un dictionnaire des sonorités de la forêt, d'autres avant nous ont réalisé un dictionnaire justifiant ou expliquant le besoin de tuer : comptage, dégâts, effectifs, gestion, maîtrise, nuisibles, plan, prélèvement, prise, quotas, régulation, tradition. Comme Arden, lorsque je me penche sur la carte de la vallée, ce que je vois d'abord c'est ce damier bleu presque invisible, un quadrillage. Ces lignes droites n'existent pas mais sont tracées pour créer des repères, calculer des coordonnées. J'y vois les barreaux d'une cage, une mâchoire qui se resserre, le besoin, toujours, de domestiquer, même sur le papier. Une colère bouillonne en moi, une colère que la pluie lourde dehors ne peut pas éteindre. La boue recouvre la vallée, elle n'existe pas sur la jolie carte bien lisse, non. »
« Suis-je faite de tout ce que je quitte, de tout ce qui meurt, suis-je faite de désir et de colère. L'odeur des prairies s'installe un instant sur le lac et fait taire les effluves du présent. Un passé olfactif m'assaille. Je pose une main sur ma gorge. La boule de tourbe sanglote dans mon œsophage. Je m'accroche à l'instant, à ici. Arden, Jeff et moi restons silencieux au bord du lac. Arden prend ma main. Elle sent toujours quand je déborde. En silence je dis au revoir aux Tannerites, bonne chance surtout. Je ressens comme un sentiment chaud, ample, ma main dans celle d'Arden, et Jeff avec son sourire penché. Nous, le lac, et les adieux aux castors. »
« Je n'entends plus ton prénom et je n'ai plus la force de le souffler lorsque je me caresse, assise devant mon petit bureau, et c'est sans doute pour cela que j'ai besoin de l'écrire autant, toujours suivi de sa virgule comme un point final qui s'incline pour te laisser passer.
Arden,
Arden virgule comme quelqu'un qui se tient au bord d'un précipice. »
« Avant l'orignale, avant toi, avant le refuge, je partais vers l'océan, mais lequel ? Vers quel océan se tourner quand on a dans son sac à dos les cendres de son père adoptif, le souvenir d'un ami cher noyé dans le printemps, des miettes de colère et une femme-araignée qui nous laisse partir ? »
« J'avance dans l'obscurité épaisse et familière de la forêt. Au-dessus de moi les étoiles et les corbeaux ne pipent mot. Je marche sur le souvenir de la neige et aucune branche ne se brise sous mes pas. Lorsque j'atteins la clairière, je prends ta place au centre, sous une lune borgne. J'attends les coyotes.
Je sens déjà leurs langues sur mes doigts. Je sens déjà tes cendres couler le long de leur gorge. Je ravale ma salive. Les coyotes viennent vers moi. Un trésor dans ma poche, que je partage dans chaque main. Mes paumes en offrande : ce qu'il reste de toi, si lourd, si léger. Je laisse le froid de la nuit me caresser de ses mains qui empoignent. Je me souviens de l'orignale et de nos regards dans l'herbe trempée de tiques. Je regardais tes mains, ces araignées merveilleuses. Je me demande à quel moment la mémoire passe son souffle sur les sonorités de l'amour. Tourner le dos au refuge n'a pas suffi. J'ai dû me défaire de l'odeur du sapin baumier et du désir pour avancer dans ma vie sans toi.
Les coyotes s'affolent à mes genoux,
leurs langues sur mes doigts,
et, enfin, j'avale pour de bon ma boule de tourbe.
Autour de nous les branches sifflent comme des rapaces. »
Quatrième de couverture
« Je m'arrête parfois pour tourner sur moi-même. M'accorder au mouvement du matin, danser cette volte, parodier la neige. Sentir qu'on fait partie du paysage autrement que par les traces qu'on laisse. »
« Tout me rappelle combien le sol sous nos pieds est fragile. »
Sur les berges d'un lac gelé, la narratrice assiste au sauvetage d'une orignale. Touchée par Arden, la femme aux mains d'araignée, et Jeff, l'homme à l'œil de verre, qui se démènent l'un et l'autre pour sauver l'animale, elle décide de les accompagner dans le refuge dont ils s'occupent.
Au cœur d'une nature marquée par les saisons, où humains et non-humains tentent de cohabiter, notre narratrice apprivoisera ses propres fêlures tout en apprenant à soigner les bêtes sauvages, et à interpréter les sons et les odeurs de la forêt et de la rivière.
Dans ces lieux qui façonnent les êtres qui les peuplent, comment exister sans empiéter sur ce qui nous entoure ?
Née en 1994, LUNE VUILLEMIN a grandi au fond d'une forêt de l'Aude puis a vécu en Colombie-Britannique, au Québec et en Ontario. Aujourd'hui, elle réside dans le Sud de la France, où elle écrit, toujours à la recherche du vivant, aussi petit soit-il, en forêt, à flanc de falaise ou dans la garrigue, un roman et son carnet d'écriture dans la poche. En 2019, Quelque chose de la pous- sière paraissait aux éditions du Chemin de fer. Border la bête est son premier roman à La Contre Allée.
Éditions La Contre Allée, 2024
184 pages
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire