mercredi 11 octobre 2017

Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? ★★★★☆ de Jeanette Winterson


Une couverture et un titre qui m'ont fait de l’œil, une auteure que je connaissais pas, et au final une belle découverte, très émouvante, le récit d'une enfance douloureuse, volée «J'ai grandi comme dans tous ces romans de Dickens où la vraie famille est celle qu'on s'invente ; ces gens avec qui se nouent, dans la durée, des liens d'affection profonds deviennent votre famille.», mais aussi celui d'un combat, le combat d'une femme audacieuse, qui a puisé force et santé dans la littérature et la créativité, qui a su se libérer, se forger sa propre identité, prendre son destin en main «L'existence n'est qu'une question de seconde chance et tant que nous serons en vie, jusqu'à la fin, il restera toujours une autre chance.» et poursuivre son chemin, sa quête du bonheur, une quête qui «dure toute la vie et n'est pas tenue par l'obligation de résultat.»

Une introspection salvatrice pour l'auteure; car son histoire se dénoue dans le pardon et non dans règlement de compte ou la tragédie. «J'ai remarqué que pour moi le pardon était important. J'ai eu une vie assez mouvementée. Je savais que mes parents ne me pardonneraient jamais ce que j'avais fait, mais il est venu un moment où je devais leur pardonner. C'est un choix que j'ai fait, sachant qu'il n'y aurait pas de réciproque, et ne désirant peut-être pas qu'il y en ait.»

Jeanette Winterson nous livre une autofiction passionnante à la portée universelle.
Un très beau message d'espoir empreint d'une grande sensibilité.
«C'est vrai, les histoires sont dangereuses, ma mère avait raison. Un livre est un tapis volant qui vous emporte loin. Un livre est une porte. Vous l'ouvrez. Vous en passez le seuil. En revenez-vous ?»
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«La fiction est la poésie sont des médicaments, des remèdes. Elles guérissent l'entaille pratiquée par la réalité sur l'imagination.
Mon père était malheureux. Ma mère était dérangée. Nous étions des réfugiés dans notre propre vie..
Je ne suis pas une fanatique des supermarchés et je déteste y faire mes courses [...] Je dois cette détestation surtout au fait qu'ils ont réduits à néant cette vie locale si intense. Aujourd'hui, l'apathie qui s'est infiltrée dans notre existence n'est pas que la conséquence d'un boulot ou de programmes télé chiants, mais de la perte de cette vie locale, les commérages, les rencontres, ces journées palpitantes, chaotiques, bruyantes où tout le monde est le bienvenu, avec ou sans argent. Et si vous n'aviez pas les moyens de chauffer votre maison, vous pouviez toujours aller au marché couvert. Tôt ou tard, quelqu'un vous paierait une tasse de thé. C'était comme ça.
Peu à peu, je me suis aperçue que j'avais de la compagnie. Les écrivains sont souvent des exilés, des marginaux, des fugueurs et des parias. Ces écrivains étaient mes amis. Chaque livre était une bouteille à la mer. Il fallait les ouvrir.
Le seul et unique cours d'éducation sexuelle auquel nous ayons eu droit à l'école ne concernait pas du tout le sexe, mais l'économie sexuelle. Nous devions payer notre part parce que la modernité l'exigeait, mais nous devions donner l'argent au garçon pour qu'il puisse être vu en train de payer. [...] L'enseignante a appelé ça la fierté masculine, je crois. Je me suis dit que c'était la chose la plus idiote que j'aie jamais entendue ; la théorie de la terre plate appliquée aux relations sociales.
Quand j'ai connu le succès, plus tard, et qu'on m'accusait d'arrogance, j'aurais voulu traîner à Accrington tous ces journalistes qui n'y comprenaient rien, et leur montrer que pour une femme, une femme de la classe ouvrière, vouloir être écrivain, un bon écrivain, et croire que l'on avait assez de talent pour cela, ce n'était pas de l'arrogance ; c'était de la politique.
J'aime l'idée que l'ordre procède de l'amour.Je comprenais, de manière tout à fait obscure, qu'il me faudrait trouver le point où ma propre vie pourrait se réconcilier avec elle-même. Je savais que cette quête était liée à l'amour.
La psyché est tellement plus raffinée que ce que la conscience nous laisse en percevoir. Nous enterrons les choses si profondément que l'on ne se souvient plus qu'il y avait quelque chose à enterrer. Notre corps s'en souvient. Nos crises névrotiques s'en souviennent. Mais pas nous.
Du coup quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu'elle est optionnelle, qu'elle s'adresse aux classes moyennes instruites, ou qu'elle ne devrait pas être étudiée à l'école parce qu'elle n'est pas pertinente ou tout autre argument étrange et stupide que l'on entend sur la poésie et la place qu'elle occupe dans notre vie, j'imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d'un langage difficile - et c'est ce qu'offre la poésie. C'est ce que propose la littérature - un langage assez puissant pour la décrire. Ce n'est pas un lieu où se cacher. C'est un lieu de découverte. 
A cette époque, mon seul répit était d'aller à Paris me cacher dans la librairie Shakespeare & Company. [...] J'étais en sécurité. J'étais entourée de livres...je ne me sentais plus hantée. Ces moments ne duraient pas mais ils étaient précieux.





La créativité se tient du côté de la santé - ce n'est pas elle qui vous rend fou; elle est cette force interne qui tente de nous sauver de la folie.
N'avoir pas même dit adieu,

Ni murmuré l'appel le plus doux 
Ni exprimé le souhait d'entendre une parole, alors que moi 
Je voyais le matin durcir sur la paroi, 
Impassible, ignorant
Que ton grand départ
Avait lieu en cet instant, altérant tout.
Thomas Hardy
Le poème trouve le mot qui trouve l'émotion.
J'ai tenté d'expliquer mon projet. Je suis un écrivain ambitieux - je ne vois pas l'intérêt d'être quoi que ce soit, ou plutôt devenir quoi que ce soit, si l'on n'a pas l'ambition nécessaire pour y parvenir. 1985 ne marquait pas l'année de mes mémoires - et de toute façon, ce n'était pas ce que j'avais écrit. J'essayais d'échapper à l'idée reçue selon laquelle les femmes écrivent toujours sur « l'expérience » - dans la limite de ce qu'elles connaissent - contrairement aux hommes qui écrivent sur ce qui est grand et audacieux - le grand schéma des choses, l'expérimentation avec la forme. Henry James a mal interprété les propos de Jane Austen lorsqu'elle a déclaré écrire sur dix centimètres d'ivoire - comprendre d'infimes miniatures observatrices. On a dit à peu près la même chose d'Emily Dickinson et de Virginia Woolf. Ces commentaires me mettaient hors de moi. A près tout, pourquoi ne pourrions-nous pas réconcilier expérience et expérimentation ? Pourquoi ne pourrions-nous pas réconcilier observation et imagination ? Pourquoi une femme devrait-elle être cantonnée à quoi que ce soit ou par qui ce soit ? Pourquoi une femme ne devrait-elle pas avoir d'ambition littéraire ? D'ambition personnelle ? 
Les enfants adoptifs s'inventent parce qu'ils n'ont pas d'autre solution; leur existence est marquée dès le départ par une absence, un vide, un point d'interrogation. Un pan déterminant de leur histoire disparaît, aussi violemment que si une bombe avait été logée au creux de ce ventre bombé.
Je crois à la fiction et au pouvoir des histoires parce qu'ils nous donnent la possibilité de parler de nouvelles langues. De ne pas être réduits au silence. [...] J'ai eu besoin des mots parce que les familles malheureuses sont des conspiration sud silence. On ne pardonne jamais à celui qui brise l'omertà. Lui ou elle doit apprendre à se pardonner.
Manchester ... On la surnommait Cotonopolis.Imaginez-la - les gigantesques usines qui fonctionnaient à la vapeur, éclairées au gaz, et jetées entre elles, les rangées de maisons ouvrières adossées les unes aux autres. La crasse, la fumée, la puanteur de la teinture et de l'ammoniaque, du soufre et du charbon. L'argent, le travail qui continue de nuit comme de jour, le bruit assourdissant des filatures, des trains, des trams, des chariots sur les pavés, de l'activité humaine grouillante, incessante, un enfer du Nibelheim, et le labeur triomphal de la  force ouvrière et de la détermination.Tous ceux qui ont connu Manchester ont été admiratifs autant que consternés. Charles Dickens a fait d'elle le soubassement de son roman Les Temps difficiles; on y vivait les moments les pires mais aussi les meilleurs - tout ce que la machine pouvait accomplir s'accompagnait d'un coût humain terrifiant.
Pourquoi l'amour se mesure-t-il à l'étendue de la perte ?» 
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Quatrième de couverture

Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?
Étrange question, à laquelle Jeanette Winterson répond en menant une existence en forme de combat. Dès l’enfance, il faut lutter : contre une mère adoptive sévère, qui s’aime peu et ne sait pas aimer. Contre les diktats religieux ou sociaux. 
Ce livre est une autobiographie guidée par la fantaisie et la férocité, mais c’est surtout l’histoire d’une quête, celle du bonheur. «La vie est faite de couches, elle est fluide, mouvante, fragmentaire», dit Jeanette Winterson. En racontant sa trajectoire hors du commun – de la petite fille issue du prolétariat de Manchester à l’écrivain reconnu –, elle rend hommage à toutes les femmes engagées dans la bataille pour leur liberté.

Née en Angleterre en 1959, Jeanette Winterson a connu le succès dès la parution de son premier roman, Les oranges ne sont pas les seuls fruits (réédité aux Éditions de l’Olivier en 2012). Couronnée de prix, elle devient une figure du mouvement féministe. De romans baroques en essais sur l’identité sexuelle (Le Sexe des cerises ou Powerbook), elle a imposé sa voix singulière dans la littérature britannique.


«Les livres de Jeanette Winterson, apatrides et sans visage, brillent des multiples reflets de la grande Albion : la majesté de Shakespeare, l’absolutisme de Lawrence, le calme de Woolf ou la farce de Chaucer. C’est une magicienne.»
Ali Smith, The Scotsman

Editions de l'Olivier, mai 2012
268 pages
Traduit de l'anglais par Céline Leroy
Parution originale Why Be Happy When You Could Be Normal ?, 2011

Née à Manchester en 1959, Jeanette Winterson n'a que vingt-six ans lorsqu'elle obtient le prix Whitbread 1985 pour Les oranges ne sont pas les seuls fruits, un premier roman poétique, insolent et très autobiographique. Elle est l'auteur de plus d'une quinzaine d'ouvrages dont Écrits sur le corps (Plon, 1993), Le Sexe des cerises (Plon, 1995), Art et Mensonges (Plon, 1998), Garder la flamme (Melville, 2006). Powerbook (l'Olivier, 2002) a été adapté au théâtre par Deborah Warner (théâtre national de Chaillot, en 2003).

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