« Tout le monde est différent.
(Une voix dans la foule) - Sauf moi. »
(Épigraphe : Monty Python, La Vie de Brian)
Isabelle Marrier nous raconte Sandy Elaine Allen (1955-2008), la plus grande femme du monde (2,32m), la géante exposée dans le Casanova de Fellini. Elle [renverse] ce que je connaissais du féminin et de l'être humain; elle nous donne à voir, à comprendre les souffrances physiques et morales qui ont été les siennes.
« Ses jours se mâchent comme du pain sans sel. Elle brave le monde comme tous les solitaires. Elle n'a pas le choix. Elle ne peut pas se cacher. Elle ne pourra jamais. Toujours, elle rentrera les épaules, fléchira la tête pour franchir les portes et se cogner au chambranle. Elle n'est pas seulement d'une hauteur de colosse mais en possède d'autres attributs, la carrure, la masse, la taille épaisse, la cuisse énorme, la maladresse, la laideur, les mains et les dents larges. Elle est timide et caustique. C'est drôle une géante pour ne pas être triste. »
L'énumération de ce qu'elle savait déjà à vingt ans (pages 100 à 102) est d'une justesse et d'une vérité étourdissante, éblouissante, effrayante.
« [..] Les regards qui ne veulent pas insister. Le dessus des portes. [...] Les regards qui insistent et détaillent. Le cercle métallique du panier de basket. La vieille dame qui étouffe un cri à son passage. N'être pas attendue pour elle mais pour sa taille. Les affreux éclairs de répugnance à son approche. Son corps décapité dans tous les miroirs en pied. La honte des solitaires. [...] Les larmes, seule. [...] La pitié retenue. [...] L’humiliation. »
Cette lecture enrichit. On y fait l'expérience de la minorité. Et c'est un autre regard que l'on souhaiterait adopter face à la différence, un regard plus sain, moins fuyant, plus tendre, dépourvu de jugement.
« J'écris pour toucher le réel. J'écris pour atteindre l'homme boiteux à travers cette fumée de compassion et de dégoût. [...]Ils ne mendient pas. Ils tendent un miroir à notre intime infirmité, ils nous vendent un retour sur notre pauvreté fondamentale. Autant dire que leurs affaires vont mal. »
À découvrir !
« 1955. États-Unis. Einstein et Jams Dean meurent : en noir et blanc, les images du vieillard à la peau râpeuse tirant la langue, du jeune homme en blouson de cuir sont estampées dans la mémoire collective, proclamées immortelles - enfin, pour un bon bout de temps. Idem celle de Marilyn au-dessus de la bouche d'aération. Idem celle de Rosa Parks, le regard pétillant et courageux, derrière des lunettes de cercle métallique. Ou bien, in fine, s'il n'y en avait qu'une à retenir, je me détermine pour l'insoutenable photo du visage mort, l'oeil hors de l'orbite, les chairs noyées, ravagées, étrillées, hachis et marmelade, la figure impossible, sans âge, sans sexe, où ne subsiste que la forme du nez, le souvenir du front, la frange bouclée des cheveux d'Emmett Till, gamin de Chicago lynché pour une ébauche de flirt avec une femme blanche dans un patelin du Mississippi.
À l'intérieur de ce lieu construit pour l'illusion, Federico Fellini marche de long en large. Ses chaussures en cuir très soigneusement cirées ne grincent pas. Son corps se meut avec une grâce déroutante. Les mains dessinent ses pensées. Il tient autant du tyran que du sculpteur. À cause de ces mains justement, qui palpent et modèlent l'air, ordonnent, rasent et construisent. Les paumes caressent et suggèrent avec une profonde subtilité. Le poing martèle. Les doigts effilochent des Iliade, conjuguent des paradoxes. Cet homme a tout compris. Cet homme voit et donne à voir, tout l'effort de sa vie est tourné vers cela, faire advenir les rêves.
Sandy Allen, âgée de dix ans, huit mois et quinze jours, secoue la tête. Non. Elle ne testera pas un nouveau traitement, elle ne prendra pas les comprimés, piqûres et ampoules des autres filles qui sont bien moins grandes qu'elles et qui bénéficient d'une assurance, et ne prennent pas la suite des cochons d'Inde, des lapins et des singes quand les médecins s'occupent d'elles. Non. Pas un mot de plus. Elle est comme ça, Sandy.
La beauté relève de l'éternité [...]. En 2004, la JAMA Pediatrics s'interroge sur la légitimité à réduire la croissance des enfants polyhandicapés afin qu'ils deviennent de petits adultes plus faciles à manipuler, soigner, laver, déplacer. Tout le monde veut que tout le monde soit beau et heureux.Et la Terre tourne.
Au commencement de l'homme - situé dans l'ordre cosmique au premier chapitre du Book : sous espèce de la famille des Hominés, de la famille des Hominidés, de la super-famille des Hominoïdes, du sous-ordre des Simiens ou des Anthropoïdes, de l'ordre des Primates, de l'infra-classe des Euthériens, de la sous-classe des Thériens, de la classe des Mammifères, de l'embranchement des Cordés, du sous-règne des Métazoaires du règne animal, donc à la racine de l'humain, il n'y aura plus la parole - ni Dieu -, mais la mesure et la comparaison. Il n'y aura plus l'angoisse et l'approche tremblante de la beauté et de l'horreur, mais une admiration graduelle dont l'intensité est objective. Plus c'est fort, plus il y a de vie et de vérité. Voilà pourquoi le Puy de Dôme existe moins que l'Annapurna. (à propos du Guinness Book (1955, Hugh Beaver))
Sans amour, on est invisible à soi-même.
Je disais que je ne suis pas aussi intelligente que vous le dites. Car si je l'étais, je préférerais devenir aveugle au lieu d'avoir constamment sous les yeux l'expression de ceux qui me regardent. Bien sûr, j'accepte l'opération.
Tout simplement, les nouveaux monstres sont les aberrations et ratés de la Nature. Leur existence ne révèle que l'existence du hasard sous forme d'un grain de sable se glissant dans la mécanique du vivant, ces êtres sont au sens propre des ratés, ils ne signifient rien mais incarnent à rebours la puissance absolue des règles. Le hasard s'unit à l'absurde, la science exposée accouche des freaks.
Sandy ne porte pas de masque, son âme est toujours nue. Humble et énorme comme une bête que l'on fait monter dans le camion de l'abattoir.
Le cœur serré, je comprends que le nom véritable est inutile. Norma Jean absorbée en Marilyn Monroe. Sandy Allen, La Plus Grande Femme du Monde. Pseudonyme et périphrase. Du pareil au même ! La vierge monstre, la playmate sexy. Idem.Ces deux petites filles de pères inconnus, de mères absentes ou folles sont devenues de la chair dont on fait les rêves ... Saisies dans leur corps, sa perfection ou sa difformité, prisonnières de leur peau.
Ah, combien les supplications nous dégoûtent; l'appel à la pitié nous révulse; la pornographie du handicap nous soulève le coeur ! Quelle immonde exploitation de la misère humaine ! Il faut à ces gens-là de l'éducation, des soins, une remise à niveau humaine. Mais eux, avec obstination, chamans et cassandres, répètent la vieille pièce tragique, psalmodient et miment l'épopée, où il est question des monstres maudits et d'hommes tordus et d'infirmes innocents, tels des miroirs brisés. [...]Pourtant, les mendiants mutilés sont réels, réels, uniquement réels. La vie les vit, comme ma vie me vit. Et nous use.. Réels, comme Sandy. Réels comme la rue, et chaque fenêtre, et chaque existence derrière sa vitre. Réel le nain stropiat au feu rouge, à Denfert-Rochereau, de sept heures du matin à neuf heures du soir, comme le marronnier, le bus et le feu rouge, et la bouche de métro 1900. Réels. Inexorablement réels et souffrants.
On l'aime beaucoup. (Aimer est un verbe qu'un adverbe tue plus sûrement qu'une balle.) »
Quatrième de couverture
En 1975, elle mesure 2,32 mètres et entre dans le Guinness World Records Book. Sandy Allen est devenue, à vingt ans, la femme la plus grande du monde. Maigre consolation quand on est une fille ordinaire de l’Indiana pour qui rien ne va de soi. Ni jolie robe, ni patins à roulettes à sa taille, nijeune prétendant. Qui, à part sa grand-mère, pour voir en Sandy Allen autre chose qu’un freak? Un homme, Federico Fellini. Le Maestro, croisant son imposante silhouette au détour d’un journal, va lui composer un rôle sur mesure dans son Casanova et l’accueillir à Cinecittà. Mais comment Sandy pourrait-elle, elle qui aimerait tant passer inaperçue, s’emparer de cette unique occasion d’être superbement exposée?
Isabelle Marrier continue, avec Le Silence de Sandy Allen, de poser son regard sur des vies délaissées ou marginales, et de défendre, avec autant de tendresse que de lucidité, ces existences que l’on dit hors normes. De son écriture incroyablement incarnée, elle érige Sandy en miroir gênant d’une société que la différence effraie toujours.
Éditions Flammarion, janvier 2019
271 pages
Grand Prix SGDL de la Fiction 2019
271 pages
Grand Prix SGDL de la Fiction 2019
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