dimanche 30 janvier 2022

Hadès Argentine ★★★★☆ de Daniel Loedel

Un roman pas simple de part son sujet, de part sa structure éclatée, parsemée d'allers et venues entre un présent troublé et un déchirant passé. Rien de plus compréhensible, car c'est dans le tête du protagoniste, Tomás Orilla, que l'auteur nous invite...Un protagoniste titubant, déambulant dans une longue marche hallucinée, confronté à ses angoisses, ses fantômes, sa culpabilité, ses amours et ses trahisons. 
Dans son intimité, nous sommes conviés. Dans son besoin de faire le deuil, de trouver la rédemption, « de remettre au fond de leurs tombes des fantômes obstinés ».
Alors oui rien n'est simple.
Dans sa tête, tant de souvenirs qui suintent, une pagaille de pensées, d'images de souffrances, de peines, de violences perverses, de traumatismes, de mots qui questionnent, déstabilisent, de phrases lancinantes, d'anecdotes incroyables, de fragments de douceurs aussi, se percutent, se télescopent, inondent ses pensées, entravent le chemin vers la sérénité. 
Comment trouver la paix intérieure après ça ?
Ça. C'est. Un coup d'état. 1976. Argentine. 
Des illuminés, des pervers au pouvoir. 
Un monde qui bascule dans le chaos. 
Des vies sont prises, et les fantômes hantent les esprits des rescapés, des exilés, souvent.
Quel livre, me suis-je dit en tournant la dernière la page. 
Quelle histoire ! Qui nous laisse le coeur à vif. Qui égratigne.
Quelle maîtrise ! Une lecture pourtant déstabilisante, qui mériterait peut-être une seconde lecture. 
Des pages que l'on feuillette, auxquelles on s'accroche plutôt. Loin de la balade poétique bucolique, on marche dans les pas de ceux qu'un régime "militairement" autoritaire, arbitraire et totalitaire a incommensurablement fait souffrir, « soutenu par les Etats-Unis, qui avait kidnappé et assassiné à sa guise des dizaines de milliers de gens, au prétexte d'endiguer le communisme ».  A contraint au pire. 
Ce chemin n'est toutefois dénué ni de poésie, ni d'élégance, bien au contraire. Mais de la veine de cette poésie qui bouscule, questionne et crée l'inconfort. 
Quand des illuminés, des pervers prennent le pouvoir, c'est un monde qui s'écroule. Ce sont des idéalistes qui payent de leurs vies. Et c'est un lecteur bien en peine avec tout ça.
Elle n'est pas simple cette lecture. Empreinte d'humanité, d'amours, de sacrifices, de bris et de fureurs.
Un livre à lire. Témoignage d'une douloureuse histoire familiale.
Un auteur que je vais suivre indubitablement.  

« La verdure oscillant dans le vent, l'architecture parisienne, ces charmantes boutiques spécialisées comme les magasins de parapluie  - la ville demeurait immaculée malgré tout ce qui pouvait s'y passer. Buenos Aires ne montrait jamais ses cicatrices, ne laissait jamais rien brouiller sa surface ; c'était une ville faite pour l'oubli aussi bien que la nostalgie, même si j'étais personnellement incapable d'éprouver l'un ou l'autre. »
« Nous sommes revenus ici, ta petite rebelle chérie et moi, fondamentalement en nous glissant dans des fissures. En profitant de failles fugaces et incertaines, comme tous ces fantômes misérables dont on parle dans les histoires. Mais il faut que tu comprennes, cet endroit, l'au-delà - ça te change. Ça te tue encore et encore, vraiment, à chaque instant. Au bout d'un moment, ce n'est pas seulement ta vie que tu perds, c'est toi. Alors revenir de cette manière, ce n'est pas bon, tu vois. Il te manque quelque chose, il te manque tout. C'est un simple épiphénomène, pas la réalité. Pas la vie. »

« Isabel était-elle devenue péroniste parce qu'elle était une rebelle, ou une rebelle parce qu'elle était péroniste ? Cette question de la poule ou de l'œuf n'était pas évidente à trancher, mais je penchais plutôt pour la première hypothèse. Le péronisme était le vecteur idéal pour tous ceux qui, comme elle, aspiraient au changement mais ne possédaient pas nécessairement une idéologie ou un programme totalement définis. Après que l'homme lui-même eut été chassé du pays en 1955 et son parti interdit, leurs aspects de droite avaient été largement oubliés, et cette étiquette était peu à peu devenue un fourre-tout pour les populismes de tous bords, une bannière pratique pour tous ceux qui souhaitaient entrer sur le champ de bataille. Comme Isabel me le confia au cours de cette marche : « Le péronisme, c'est comme la poésie - on e peut pas l'expliquer, seulement le reconnaître. » »

« Alors que février s'acheminait doucement vers mars, les tremblements de peur devinrent plus durs à contrôler. On voyait de plus en plus de drapeaux argentins ostensiblement agités sur les écrans de télévision et on entendait de plus en plus de discours prononcés par des amiraux et des généraux au sujet de la guerre pour la liberté et la démocratie, les mêmes termes, exactement, que ceux brandis par leurs opposants. On voyait de plus en plus de soldats dans les rues, de plus en plus de barrages de police. [...] On lisait des gros titres en une des quotidiens nationaux, évoquant des fusillades au cours desquelles seuls des « terroristes » étaient tués, et aucun soldat ni officier blessé. [...] La seule chose que vous n'entendiez jamais, c'étaient les détonations. Elles avaient beau monopoliser les conversations, la mort, la violence et la guerre se déroulaient hors champ. Mais les forces qui en étaient responsables n'en semblaient pas moins puissantes. Bien au contraire : cette invisibilité les parait d'une aura magique encore plus grande, tel un sorcier frappant à distance, implacable. Si j'ai sursauté quand le Colonel m'a donné son revolver, c'est sans doute moins à cause de l'arme elle-même que du fait que contre une force aussi invisible, cela faisait l'effet d'un bouclier chétif au point d'en être dérisoire. »

« Les gens disent que les militaires vont détruire ce pays. Mais la destruction, c'est le progrès, Tomasito. C'est le seul moyen de mesurer le progrès, d'ailleurs. Scientifiquement, je veux dire. Mon père - un chimiste, ne l'oublie pas, et un bien meilleur joueur d'échecs que toi ou moi - m'a dit un jour que la seule indication du fait que le temps est une direction, du passé vers l'avenir, c'est l'entropie. Et qu'est-ce que l'entropie, Tomás ? Un désordre. Une destruction de l'ordre. La direction dans laquelle elle s'étend est la direction dans laquelle le temps progresse. Donc, quand quelque chose se casse, qu'un pays vole en éclats - c'est cela, le temps. »
« Je ne savais trop quoi faire de ça. Quoi en penser, je veux dire : que vous arrivait-il si vous commenciez à voir l'humanité dans les monstres ? Qu'arrivait-il à votre humanité ? A votre propre monstruosité ? »
« Je veux dire qu'elle, elle avait peur. Son amour des montagnes russes, des fusillades et de toute cette agitation en quête d'une vie qui ait du sens ? Qui se soucie de ça, si ce n'est de peur qu'elle ne s'achève un jour ? Oh, je suis sûr que tu as tiré un certain réconfort au fil des années, de l'idée qu'elle n'avait pas peur, qu'elle était prête à affronter sa propre mort. Ça rendait la chose plus facile à avaler pour toi, pas vrai ? Si elle avait choisi ce qui était arrivé, si elle n'avait jamais voulu que cela se passe d'une autre manière ? Mais il y en a toujours. D'autres manières, d'autres choix. D'autres coutumes dans l'armoire, si tu préfères. »
« Et le silence, après - tu ne l'avais encore jamais vraiment entendu, non plus. Tu ne savais pas encore combien il allait devenir assourdissant. »

« Autre pensée tournant en boucle : ces choses que je savais. Elles continuaient de fusionner avec les choses que je ne savais pas et d'en épouser la forme. Les faits éprouvés s'effilochaient, les hypothèses me concernant ne s'ancraient plus dans rien, et voguaient librement. Étais-je une bonne personne ? Me souciais-je seulement de la morale ? Que pouvait donc bien changer une seule personne, son amour ou sa mort ? Rien de tout cela ne compte. Rien de tout cela ne vaut la peine qu'on s'y accroche. »

Quatrième de couverture

Tomás Orilla a fui Buenos Aires aux heures les plus sombres de la « Guerre Sale » argentine des années 1970. Depuis, il s’appelle Thomas Shore et est traducteur à New York. Mais après dix ans d’absence le passé le somme de rentrer, le convoquant sur les lieux de sa jeunesse qui ont vu naître son amour pour la fascinante Isabel, portée disparue depuis des années. Tel un Orphée moderne descendant aux enfers pour chercher son Eurydice, ce voyage au cœur des ruines enfumées de son pays conduit Tomás dans les tréfonds de sa mémoire, où l’attendent ses démons et les ombres de ceux qu’il a abandonnés. Il n’a alors d’autre choix que d’interroger les compromis que l’on fait parfois par amour – ou par lâcheté.
Hadès, Argentine, par sa narration audacieuse et la force morale de son propos, est une ode touchante et brutale aux victimes des guerres intestines. Un premier roman très remarqué qui expose avec finesse comment la violence, la trahison et l’aveuglement peuvent conduire au pire un individu, et tout un pays.

« Un roman beau et envoûtant »
PHIL KLAY (auteur de Fin de mission)

Éditions La croisée, avril 2021
397 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par David Fauquemberg
Prix du Premier Roman étranger 2021
Finaliste du Prix Femina étranger 2021

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