samedi 22 janvier 2022

Division avenue ★★★☆☆ de Goldie Goldbloom

Troublant portrait que celui de Surie Eckstein, 57 ans, mère à de nombreuses reprises, et grand-mère d'une trentaine de petits-enfants. Elle attend des jumeaux. Son secret. Car il faut protéger la communauté et la famille avant tout, quoiqu'il en coûte. 
Cette communauté, c'est la communauté juive hassidique du quartier de Williamsburg situé à Brooklyn et dont l'artère principale est justement Division avenue.
Et pour nous lecteurs, c'est le poids de ce silence et des traditions qui peu à peu nous saisit, nous happe au rythme des fêtes et rites religieux si nombreux, si riches culinairement parlant, au rythme des visites de Surie chez la sage-femme, Val, la seule au courant de son secret, au rythme de ses réflexions. 
Cette grossesse bouleverse son mode de vie et ses habitudes cloisonnées mais elle est aussi une pause finalement pour elle, le temps de prendre le temps de regarder en arrière, de se réconcilier avec une période de son passé, de se pardonner.  
On apprend beaucoup à travers ce portrait tout en finesse, sur les conditions de vie d'une femme dans un milieu religieux insulaire, sur comment fonctionne une famille juive ultra-orthodoxe. Une communauté tout en contradiction, qui prône le bonheur et la fête, la solidarité mais une communauté aux nombreux tabous, qui manipule les plus jeunes et qui empêche l'individu de se définir. Interdit le changement. Interdit la différence. Interdit l'homosexualité. 
« Une profonde aspiration à lui parler des jumeaux l’emplit, comme l’eau s’engouffrant dans une cruche tenue sous la surface d’un bassin, mais elle persista à ne rien dire. Il y avait en elle deux désirs qui s’entortillaient, celui de parler et celui de se taire. Braver son secret et en être libérée ou le conserver et s’assurer ainsi une parcelle de pouvoir. »
Un roman riche, profond et fouillé, peut-être un peu trop. Goldie Goldbloom est elle-même juive-orthodoxe. Elle emploie beaucoup de termes en hébreu, expliqués sous forme de notes en fin d'ouvrage. Quel dommage de ne pas les avoir mis en bas de chaque page concernée. Si on n'est pas initié, ça hache franchement la lecture. Beaucoup de sujets abordés mais peu exploités qui pourront peut-être en laisser quelques-uns sur le bord de la route.
Une lecture intéressante, mais avec quelques bémols malgré tout !

« A seize ans, une Surie jeune mariée était venue vivre dans l'immeuble de trois appartements qu'habitaient Dead Onyu et Dead Opa. A seize ans toujours, elle avait eu son premier enfant, un garçon. Dead Onyu, alors jeune femme fringante de trente-huit ans, venait de donner naissance quelques jours plus tôt à son dix-septième enfant, si bien qu'elle n'était pas en état de lui prêtre assistance. « Votre famille ne me laisse pas souffler », avait dit Val à Dead Onyu. C'était sa première année à Williamsburg et elle n'avait pas la moindre compréhension de la communauté.
« On pourrait s'attendre à ce qu'une vieille pro comme vous sache désormais comment éviter ça, avait-elle ajouté. Ne pensez-vous pas que le moment est venu de lever le pied ? Est-ce que vous n'avez pas suffisamment démontré à Hitler que vous ne vous laisserez pas tuer ? » »

« Revenant auprès de la sage-femme après plusieurs circuits dans l'appartement, Surie lui avait dit : « Pourquoi faudrait-il que je crie, pourquoi faudrait-il que je geigne, alors que je suis en train d'accomplir ce que je dois faire ? Alors que je m'acquitte de mon rôle au sein de la Création ? Dieu merci, je connais ma place dans le monde. La Torah parle de bien des choses, mais toujours, toujours des enfants qui sont engendrés, des enfants pour lesquels on doit se sacrifier. Chaque partie de ma vie est tournée vers les enfants, les mettre au monde, les élever. [...] »»
« Personne ne lui posait la question, déclara Surie, mais qu'y avait-il, après tout, de si terrible dans la fait d'aimer un homme plutôt qu'une femme ? Est-ce que la Torah interdisait d'aimer ? Elle ne savait pas, ne voulait pas savoir, ce que Lipa faisait derrière des portes closes. Mais elle ne savait pas davantage ce que ses amies, des femmes qu'elle connaissait depuis cinquante ans, faisaient en privé. Aucune ne parlait de ces choses. Comme elle aurait voulu que le voile du secret soit aussi abaissé dans le cas de Lipa ! Cela se serait-il passé différemment s'il avait pu amener un jeune homme à la maison et le présenter à la famille, lui montrer les albums de photos, l'invite à leur repas de Hanoucca ? Lipa aurait-il toujours été de ce monde s'ils avaient su l'aimer tel qu'il était ? »

« [...] Purim était un temps dévolu à la joie, à un bonheur sans limites. Dieu ne permettrait pas qu'elle meure en une telle journée de liesse. »

« Au sein de cette communauté, en ces lieux, chacun se conformait à un code invisible. Si Surie détonait à la maternité, ici, grosse à cinquante-sept ans, elle serait frappée d'anathème, dans un milieu qui accordait tant de prix à l'uniformité. »
« « Mes enfants et mes petits-enfants auront toujours un foyer.
- Mais que se passerait-il, lui objecta Val, que se passerait-il si un de vos enfants se détournait de la religion ? Ou s'il devenait un Hitler ou un Oussama ben Laden ? »
Surie fit la grimace.
« Comme vous y allez ! Vous n'avez rien de plus raisonnable ? 
- D'accord. Que se passerait-il si vous aviez un fils qui soit gay ? Vous connaissez le mot gay ? Est-ce qu'il pourrait rester parmi vous ? Est-ce que vous l'aimeriez tout pareil ? » 
Surie sentit son visage se pétrifier, un vent glacé lui parcourut les côtes. 
« Oui, nous continuerions de l'aimer.
- Mais n'est-il pas exact que votre communauté rejette les enfants qui sont comme ça ? C'est ce que j'ai entendu dire. Les jeunes qui se démarquent d'une manière ou d'une autre ? »
Au fond de la poche de son manteau, Surie serrait les lunettes vert citron au point qu'une des charnières métalliques lui blessait la paume de la main. Elle secoua la tête.
« Mais si ! insista Val. Les journaux publient des articles à ce sujet. Il y en avait un il n'y a pas longtemps, un écrivain qui disait avoir été "élevé comme un veau" et ensuite conduit à l'abattoir quand il n'est plus entré dans le moule. »
Les lunettes entaillaient la chair de Surie. Un fluide brûlant se répandit sur sa main glacée.
« Si ce n'est pas soumis à conditions, qu'est-ce qui l'est ? "Sois comme moi et on t'aimera." N'est-ce pas votre credo ? » »

Quatrième de couverture

Il existe à New York une rue au nom évocateur : Division Avenue. Elle se situe dans une partie spécifique de Brooklyn, le quartier juif orthodoxe. C'est là que vit Surie Eckstein, qui peut s'enorgueillir d'avoir vécu une vie bien remplie : mère de dix enfants, elle passe des jours tranquilles avec sa famille. Alors qu'elle pensait être ménopausée, Surie découvre qu'elle est enceinte. C'est un choc. Une grossesse à son âge, et c'est l'ordre du monde qui semble être bouleversé. Surie décide de taire la nouvelle, quitte à mentir à sa famille et à sa communauté. Ce faisant, Surie doit affronter le souvenir de son fils Lipa, lequel avait – lui aussi – gardé le silence sur une part de sa vie. Un secret peut avoir de multiples répercussions : il permettra peut-être à Surie de se réconcilier avec certains pans de son passé. Avec Division Avenue, Goldie Goldbloom trace le portrait empathique, tendre et saisissant d'une femme à un moment charnière de son existence. Et nous livre un roman teinté d'humour où l'émancipation se fait discrète mais pas moins puissante.

Éditions Christian Bourgois, janvier 2021
356 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Eric Chédaille

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