mercredi 2 août 2017

L'Africain ★★★★★♥ de J.M.G. Le Clézio


« J'ai longtemps rêvé que ma mère était noire. Je m'étais inventé une histoire, un passé, pour fuir la réalité à mon retour d'Afrique, dans ce pays, dans cette ville où je ne connaissais personne, où j'étais devenu un étranger. Puis j'ai découvert, lorsque mon père, à l'âge de la retraite, est revenu vivre avec nous en France, que c'était lui l'Africain. Cela a été difficile à admettre. Il m'a fallu retourner en arrière, recommencer, essayer de comprendre. En souvenir de cela, j'ai écrit ce petit livre. »
Un magnifique récit dont j'en ai savouré la lecture, un récit de l'enfance, une écriture belle, savoureuse et épurée, deux rencontres, une avec son père dont il dresse un très beau portrait, une autre avec l'Afrique magnifiquement décrite, avec  douceur et sensibilité.
A travers ce récit, J.M.G. Le Clézio dénonce violemment le colonialisme«L’Afrique, pour mon père, a commencé en touchant la Gold Coast, à Accra. Image caractéristique de la Colonie : des voyageurs européens, vêtus de blanc et coiffés du casque Cawnpore, sont débarqués dans une nacelle et transportés jusqu’à terre à bord d’une pirogue montée par des Noirs. […] C’est cette image que mon père a détestée.» et rend surtout un très bel hommage à son père, un homme courageux, dévoué, aventurier, mais absent pour ses deux enfants, qui redoutent son autorité, sa brutalité et la froideur, et à la fois admirent l'être humain qu'il est. «Quelque chose m'a été donné, quelque chose m'a été repris. Ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi auprès de lui dans la douceur du foyer familial. Je sais que cela m'a manqué, sans regret, sans illusion extraordinaire.»
Un récit très personnel, écrit avec beaucoup de pudeur, un sublime voyage, poignant et authentique, un petit bijou très émouvant.
A savourer !
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« L'Afrique,c'était le corps plutôt que le visage. C'était la violence des sensations, la violence des appétits, la violence des saisons.
L'arrivée en Afrique a été pour moi l'entrée dans l'antichambre du monde adulte. 
La première fois que j’ai vu mon père, à Ogoja, il m’a semblé qu’il portait des lorgnons. D’où me vient cette idée ? Les lorgnons n’étaient déjà plus très courants à cette époque. […] En réalité, mon père devait porter des lunettes à la mode des années trente, fine monture d’acier et verres ronds qui reflétaient la lumière. Les mêmes que je vois sur les portraits des hommes de sa génération, Louis Jouvet ou James Joyce (avec qui il avait du reste une certaine ressemblance). Mais une simple paire de lunettes ne suffisait pas à l’image que j’ai gardée de cette première rencontre, l’étrangeté, la dureté de son regard, accentuée par les deux rides verticales entre ses sourcils. Son côté anglais, ou pour mieux dire, britannique, la raideur de sa tenue, la sorte d’armature rigide qu’il avait revêtue une fois pour toutes. Je crois que dans les premières heures qui ont suivi mon arrivée au Nigéria – la longue piste de Port Harcourt à Ogoja, sous la pluie battante, dans la Ford V8 gigantesque et futuriste, qui ne ressemblait à aucun autre véhicule connu – ce n’est pas l’Afrique qui m’a causé un choc, mais la découverte de ce père inconnu, étrange, possiblement dangereux. En l’affublant de lorgnons, je justifiais mon sentiment. Mon père, mon vrai père pouvait-il porter des lorgnons ? 
Alors les jours d'Ogoja étaient devenus mon trésor, le passé lumineux que je ne pouvais pas perdre. Je me souvenais de l'éclat sur la terre rouge, le soleil qui fissurait les routes, la course pieds nus à travers la savane jusqu'aux forteresses des termitières, la montée de l'orage le soir, les nuits bruyantes, criantes, notre chatte qui faisait l'amour avec les tigrillos sur le toit de tôle, la torpeur qui suivait la fièvre, à l'aube, dans le froid qui entrait sous le rideau de la moustiquaire. Toute cette chaleur, cette brûlure, ce frisson.
Nous étions seulement deux enfants qui avaient traversé l'enfermement de cinq années de guerre, élevés dans un environnement de femmes, dans un mélange de crainte et de ruse, où le seul éclat était la voix de ma grand-mère maudissant les «Boches». Ces journées à courir dans les hautes herbes à Ogoja, c'était notre première liberté. [...] C'était un moment de nos vies, juste un moment, sans aucune explication, sans regret, sans avenir, presque sans mémoire.
Une photo prise par mon père, sans doute un peu satirique, montre ces messieurs du gouvernement britannique, raides dans leurs shorts et leurs chemises empesées, coiffés du casque, mollets moulés dans leurs bas de laine, en train de regarder le défilé des guerriers du roi, en pagne et la tête décorée de fourrure et de plumes, brandissant des sagaies.
Il avait choisi autre chose. Par orgueil sans doute, pour fuir la médiocrité de la société anglaise, par goût de l'aventure aussi. Et cette autre chose n'était pas gratuite. Cela vous plongeait dans un autre monde, vous emportait vers une autre vie. Cela vous exilait au moment de la guerre, vous faisait perdre votre femme et vos enfants, vous rendait, d'une certaine façon, inéluctablement étranger.
Dès qu'il rentrait chez lui, il enfilait une large chemise bleue à la manière des tuniques des Haoussas du Cameroun, qu'il gardait jusqu'à l'heure de se coucher. C'est ainsi que je le vois à la fin de sa vie. Non plus l'aventurier ni le militaire inflexible. Mais un vieil homme dépaysé, exilé de sa vie et de sa passion, un survivant.
Une terre originelle, en quelque sorte, où le temps aurait fait marche arrière, aurait détricoté la trame d'erreurs et de trahisons.
J'ai ressenti de l'étonnement, et même de l'indignation, lorsque j'ai découvert, longtemps après, que de tels objets pouvaient être achetés et exposés par des gens qui n'avaient rien connu de tout cela, pour qui ils ne signifiaient rien, et même pis, pour qui ces masques, ces statues et ces trônes n'étaient pas des choses vivantes, mais la peau morte qu'on appelle souvent l' «art».
Les clichés que prend mon père avec son Leica montrent l'admiration qu'il éprouve pour ce pays. Le Nsungli, par exemple, aux abords de Nkor : une Afrique qui n'a rien de commun avec la zone côtière, où règne une atmosphère lourde, où la végétation est étouffante, presque menaçante. Où pèse encore plus lourdement la présence des armées d'occupation française et britannique.
Le haut pays de l'Ouest, en se séparant du Nigéria, avait fait un choix raisonnable, qui le mettait à l'abri de la corruption et des guerres tribales. Mais la modernité qui arrivait n'apportait pas les bienfaits escomptés. Ce qui disparaissait aux yeux de mon père, c'était le charme des villages, la vie lente, insouciante, au rythme des travaux agricoles. La remplaçaient l'appât du gain, la vénalité, une certaine violence. Même loin de Banso, mon père ne pouvait pas l'ignorer. Il devait ressentir le passage du temps comme un flot qui se retire, abandonnant les laisses du souvenir.»
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PRÉSENTATION

C'est la traversée éblouissante d'une enfance à la fois libre et tourmentée que nous offre ici Jean-Marie Gustave Le Clézio en nous faisant partager l'expérience radicale et formatrice de l'Afrique. C'est en 1948. Il a huit ans. Avec sa mère et son frère, il quitte Nice pour rejoindre son père qui est médecin au Nigéria et qui y est resté pendant tout le temps de la guerre, loin de sa femme qu'il aime et de ses deux enfants qu'il n'a pas vu grandir. 
La puissance et la beauté de ce livre réside justement dans la simultanéité de ces deux rencontres : l'Afrique et le père. Comme deux pays rêvés, attendus, espérés. C'est la rencontre avec l'Afrique qui ouvre ce livre en forme d'autoportrait: l'Afrique dans ce qu'elle a de plus violent, de plus éclatant, de plus saisissant pour un enfant venu là pour la première fois. Il découvre alors le monde de façon inédite, crue, intime: la liberté des corps, la matière magique d'un pays où tout est excessif, le soleil, les orages, la végétation, la pluie, les insectes. Un pays qui enseigne à jamais la proximité des corps et de la nature. Tout est décrit de façon aiguë. 
Venant rythmer cette irruption de la mémoire tactile, il y a les photos prises par le père, avec un Leica à soufflet, des photos en noir et blanc qui sont presque le journal intime d'un homme qui n'a jamais pu vraiment parler à ses enfants, un homme cassé, meurtri par son métier, par l'éloignement de sa famille, par sa condition d'étranger.
C'est avec lucidité et tolérance que J. M. G. Le Clézio revient sur la figure de son père, sur sa violence et sa dureté, sur son manque d'amour et de tendresse, mais sans jamais le juger. Il parvient même à décrire les moments de bonheur de ses parents, au début de leur amour, avant la naissance des enfants, et laisse apparaître qu'il est né non seulement de ces moments de bonheur, mais aussi de ce secret que l'Afrique lui a révélé : apprendre à être au monde, à le regarder, à le découvrir, simplement, avant qu'il ne disparaisse. 

J. M. G. Le Clézio signe ici son livre le plus intime, le plus sensuel, le plus vrai. Un livre qui éclaire toute son oeuvre.

Editions Mercure de France, 2004
104 pages

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