jeudi 10 octobre 2019

Journal de L. ★★★★★ de Christophe Tison

Il se passe un truc assez étrange autour de ce livre en ce qui me concerne. 

Lu deux fois. Un post-it par page, quasiment,  pour marquer les passages, les mots, les phrases que je souhaite conserver. Mon exemplaire (au passage un livre-objet magnifique), ressemble à un véritable hérisson!
Et puis, une chronique, que je n'arrivais pas à écrire, retardée, retardée encore...peut-être, par peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas trouver les mots justes, pertinents, accrocheurs, pour parler de ce brillant récit.
Je me lance aujourd'hui, pour ne pas être trop en retard sur mon engagement avec Babelio et les éditions Goutte d'Or. Et parce que à un moment donné, ben, il faut bien se lancer, jeter par dessus-bord ses petites angoisses, et s'en remettre à l'inspiration du moment et oublier que l'on marche sur un fil.

J'ai adoré, j'ai été soufflée par ce vent de liberté qui existe bel et bien sur ces pages, mais j'ai été aussi oppressée par l'enchaînement  très rapide des événements, des moments, de la courte vie de Lolita, qui se déroulent à un rythme à vous couper le souffle, à vous enlever les mots, à vous donner la chair de poule, à vous meurtrir à tout petit feu... Les pages sont devenues lourdes, à porter, par moment, à l'instar des actes de sexe qui ont été lourds, à porter, eux aussi, indubitablement, pour cette jeune fleur à peine éclose. 
Et il vient de là le rythme de ce roman. C'est Lolita qui raconte. Ce n'est pas Humbert Humbert. Elle l'a eu elle aussi le souffle coupé, alors Christophe Tison ne nous l'épargne pas non plus. Dans le déroulé commun, ordinaire, normal d'une vie, l'épanouissement d'une fleur (à mon sens) doit bénéficier de douceur, de petits butinages tendres et délicats, d'attentions particulières par respect pour ce corps, fragile encore. Lolita, elle, bien jolie petite fleur a éclos. Mais pour elle, pas le temps pour les beaux discours, les tendres caresses, les doux baisers volés...le passage à l'acte s'est fait sans détour, à coups de bite dans son con, avec pour seul préliminaire un jet de sperme dans la gueule. Pas une seule fois. Non. Tous les jours, ou presque, alors que son beau-père et elle se déplaçaient, de motels en motels, de chambres en chambres, de lits en lits...Peu importe le décor, elle n'échappait que rarement aux gâteries physiques de ce pervers dégueulasse, mais pas con du tout. 

Je pourrais écrire encore et encore sur ce livre, mais, d'autres avis, de chroniques, toutes (me semble-t-il) très élogieuses,  me rassurent sur le fait, que si vous avez besoin de plus de matière, il y a de quoi faire sur la toile ou dans les journaux/magazines littéraires. 
Allez, peut-être, un dernier élément à ajouter, au cas où : LISEZ-LE !

Christophe Tison, merci. 
Les éditions Goutte d'or, également merci. D'avoir publié ce brillant récit. D'avoir permis/organisé ce savoureux moment, lundi soir dernier, à La Scala de Paris...un grand moment, d'émotions, superbe. Un de ces moments qui vous font, davantage encore, aimer la littérature. J'en suis ressortie, le coeur tatoué de sublimes mots, les abdominaux renforcés par les rires suscités lors de l'échange entre Christophe et  Marie-Rose...et, les yeux un peu mouillés... beaucoup, en fait. Ces petites gouttes salées se sont pointées assez vite, je dirais. Elles se sont franchement distinguées pendant la lecture, (waouh, quelle lecture, quel moment !) de deux passages du roman, par la sublime comédienne Marianne Denicourt. Elles ont de nouveau manifestées leur présence alors que le documentaire littéraire, réalisé par Pierre-Marie Croquet et Basile Lemaire, était diffusé sur le grand écran de la salle et happait les spectateurs. 
Babelio, je ne vous oublie pas, bien entendu. Merci à vous. J'avais reçu le livre lors d'un masse critique privilégié, et par un heureux, et absolument chouette hasard, vous m'avez permis d'assister à cet événement. MERCI !







« Ils ont traîné deux ou trois longues minutes au soleil (blablabla...merveilleux...main verte...rosiers grimpants....). Oh, vite, vite, qu'ils s'en aillent ! Je voyais le type en gris fondre dans son costume. Il devenait de plus en plus flasque et de grosses gouttes perlaient à son front. Quand ils se sont décidés à partir, il m'a dit  «  à bientôt » et m'a regardée comme s'il n'osait pas me regarder. J'ai mis ma main devant ma culotte et eu un peu honte, mais bon, j'étais chez moi quand même. Des yeux gris fuyants. Ceux de Hummy que je voyais pour la première fois et qui, ce jour-là, n'avait pas du tout l'air d'être drôle, ni d'être dans son assiette. La chaleur sans doute, ou la pudibonderie. Enfin, c'est ce que j'ai pensé à l'époque. Je me suis même demandé s'il n'était pas pasteur ou curé ou même hanté, ou quelque chose dans le genre.
Quand tout fut fini, il a pris ma main et l'a posée sur son sexe encore dur. Elle en faisait à peine le tour. Puis il est retourné se coucher dans le petit lit d'appoint qui devait être le mien.Le lendemain matin, au lieu d'un simple petit déjeuner, il a commandé pour moi un énorme sundae chocolat. Avec des pépites de noisette et une jolie cerise posée sur une montagne de chantilly.J'ai dit merci et soudain j'étais piégée. Muette.
D'ailleurs, il faut que je me mette ça dans la tête : je n'ai plus rien, je n'ai plus que lui, heureusement qu'il est là. Je suis la pauvre Dolores Haze, pas un cent, pas un dollar. Tout est dans son pantalon où je ferais mieux de mettre mes petits doigts dorés. Pour moi, ça sera l'asile d'enfants indigents du comté de Ramsdale ou d'ailleurs ( parce que je ne suis plus d'aucun comté, d'aucune ville, de nulle part), un endroit sévère, plein de cafards, de gosses méchants et pouilleux. Fini les glaces...Au fait, cette glace que t'a payée ton beau-papa ? Elle est bonne, non ? Tu vois comme il est gentil, comme il veut te protéger de toutes les horreurs dont sont victimes les petites orphelines dans les hangars à charbon et les impasses...
Soudain, j'ai senti l'herbe me pousser dans le dos, le monde m'a paru immense et je ne sais comment dire...incroyablement réel. Ce monde allait m'attendre, attendre que je sois grande et libre. Il ne disparaîtrait pas. Il était plein d'espoir, de vies possibles. Alors les milliers de mouches que j'ai dans la t^te depuis quelques jours ont cessé de bourdonner. Et pendant un long moment je n'ai pensé à rien. J'ai eu confiance. Où que j'aille, quelque chose de plus grand me protégeait. Plus tard j'ai pensé à Jésus, à l'âme de ma mère, à celle de mon père ou de ceux qui avaient habité cette terre bien avant nous, mais ce n'était pas ça. Personne ne m'avait fait signe. En fait, il ne s'était rien passé mais c'était comme si tout avait changé.
Toi aussi tu es une poupée. Faite pour attendre sur un lit, pour être caressée, habillée et déshabillée par d'autres que toi. Un objet de chair, mais de la mécanique quand même.
Un flot de semence envahit pourtant les rues sur notre passage, son sexe pend continûment entre ses cuisses, énorme et vulgaire, le mien est rouge sang et ma bouche sent le sperme...mais ils ne voient rien. Ils sont aveugles. Ou alors on est invisibles. On est devenus des fantômes, des revenants qui mangent des hamburgers et font de drôles de bruits la nuit.
Devant les baies ouvertes de la salle où dînent de vieux couples et des familles, je regarde la nuit et la lueur de la ville. Autour de nous, les maisons et les rues vides sont barbouillées de graisse. J'étouffe. L'univers s'est rétréci, il a mangé son ciel, ses continents, ses étoiles, et tous ses souvenirs.
[...] Puis, devant Mick qui lui demandait que je reste encore un tour, juste un tour, il a simplement regardé sa montre et a dit, il est l'heure Dolores. L'heure d'aller au lit. Mais pas pour dormir.
Dans ces moments-là, je ne suis personne, juste un morceau de viande dans lequel il est seul et dans lequel il sera seul jusqu'au bout. Je fais mes yeux de poisson mort, vides et sans âme, en attendant qu'il ait fini. Je suis sa promesse non tenue, l'abîme où il crèvera, je suis un trou sans fond.
Je suis la jeune fille aux yeux pers, la jeune fille qui ne veut plus voyager, qui veut être aimée mais ne sait pas aimer; la jeune fille aux cheveux tressés, ou mal peignés. Celle à qui on passe tous ses caprices. La jeune fille qui a encore acheté une robe bleu ciel à pois blancs (la troisième), qui veut des huiles pour son bain & des sodas à la cerise & qui dit toujours oui... oui autrefois à ses camarades de classe pour qu'ils l'aiment, oui maintenant aux vendeuses des magasins pour qu'elles l'aiment, oui à Hummy pour qu'il prenne un hôtel à colonnade avec piscine... et qui joue ensuite dans sa grosse voiture aux dames pleines d'oseille avec le fric de son mec qui est en fait son beau-père et qui la b****.
La jeune fille double & solitaire & égarée, qui dès qu'elle entre quelque part s'enferme dans la salle de bains, se déshabille & fait couler un bain brûlant & parle à sa meilleure amie, sa jumelle là, dans le miroir où elle trace des mots & des coeurs. Une fille dans la buée, un peu floue.
Je ne suis même pas un point de crayon sur une des cartes du guide, même pas portée disparue dans l'immensité anonyme de l'Amérique.Je suis la jeune fille en cavale, vous ne me voyez pas ? Évadée de force. Trop douce est ma peau, trop doux mon sourire. Je veux qu'on me rattrape, je veux entendre les sirènes de police derrière moi. Et qu'on me ramène à la maison où je pourrais enfin dormir.
Mon sexe est désormais une tirelire anonyme, qui me paiera un bus ou un train pour Los Angeles ou Chicago où jamais il ne me retrouvera.
Los Angeles. La gare est toute blanche, carrelée, les gens crient. On dirait un hôpital traversé par des fous à valises qui ne dévient jamais de leur trajectoire et qui, fatalement, se rentrent dedans. 
C'est fou comme on préfère toujours la souffrance et l'inconfort quotidien à l'inconnu et au bonheur possible.
Moi je veux lambiner comme ce gosse à casquette. M'échapper comme lui et sentir mes pieds nus s'enfoncer dans le sable ondulé et les vagues brillantes de Venice Beach. Sinon, pourquoi le sable, pourquoi les vagues, les forêts et les montagnes ? Elles mourront aussi si elles ne sont pas aimées, montagnes ou forêts.
Il peut faire et dire ce qu'il veut, je serre toujours plus fort son pauvre crâne entre mes jambes de fer et il devient fou, il implore, et ça me fait jouir de l'entendre me supplier. J t'ai à mon tour pénétré Hummy, je suis le maître de treize ans que tu n'attendais pas, vêtu d'une simple culotte et d'un tee-shirt blanc qui moule ma juvénile poitrine, un harpon de souffrance dont les barbes sont fichées au plus profond de toi, je suis ta ruine et ta mort. Et mon pouvoir est si grand qu'il m'effraie.
Une partie du passé meurt avec les gens qu'on aime. Celle qu'on n'a pas éclairée, questionnée.
J'ai vu le sperme et la jouissance des hommes. Dans la rue tout à l'heure avec Hum, juste devant le drugstore. C'était dimanche, ils se promenaient avec leurs femmes et j'étais l'une d'elles. Je les ai regardés dans leurs costumes du dimanche, propres, rasés, parfumés, et j'ai soudain vu leur sperme fuyant en continu de leurs pantalons, suintant derrière eux comme la bave que traînent les limaces, et donnant naissance aux enfants qui les suivaient. J'ai vu ces litres, ces millions de litres de sperme, formant en continu des ruisseaux, des fleuves et un océan gigantesque. Une pleine mer de sperme qui n'appartient à personne, à aucun de ces hommes, et qui est la loi des grands singes, leur violence première et l'aliment de leur folie. Elle est là, invisible, tout autour de nous, elle balade sa tempête dans les rues sans dire son nom. Et chaque homme est le dépositaire, dans ce qui pend entre ses jambes, d'un peu de cette mer qui engloutit les femmes.
Ça m'hallucine, cette activité frénétique, toutes ces minuscules prisons où on dîne en ce moment, pleines de misérables secrets qui n'en sont pas puisque tout le monde fait la même chose, pisse, baise, mastique, bat ses enfants, perd des poils et des cheveux, contemple ses fesses dans le miroir, puis se maquille et s'habille pour sortir quelques heures, impeccablement repassé et figé le temps de quelques sourires, d'une journée de travail ou d'un déjeuner entre filles, pour finalement retourner péter et mastiquer chaque soir dans ce nid puant en ayant fait tout le jour comme si de rien n'était.
C'est toujours pareil. Ça me fout en rogne. Dès qu'une fille n'est pas très jolie comme Rosaline Cowan, elle ne plaît pas aux mecs, enfin, à ceux de notre âge. Ils la trouvent toujours « trop intello »« névrosée » ou autre chose de ce genre, alors que c'est une fille géniale. Ils préfèrent une belle idiote qui fait baver tout le collège, mais n'osent même pas se l'avouer. Âge de mensonge et de paraître, âge sans pitié. De merde et de fer. Ça me rend dingue parce qu'au final, c'est tout ce qui nous restera, l'amour. Tout le reste aura disparu, la beauté de Rosaline avec.
Sans qu'on ait échangé un mot de plus, Clare Q. a compris qui je suis vraiment. Et il me veut. Comme si ma relation avec Hum se voyait sur mon visage. Je sais enfin dans quelle eau je baigne, à quel monde j'appartiens : au sien. Et à celui de tous les pervers de ce continent.
Partons. Jusqu'à ton dernier souffle. Jusqu'à ce que je retrouve le mien. J'ai besoin d'air, de danger et, je n'ai pas peur de mourir.
Je sens qu'il y a une vie différente de ce que je connais derrière tout ça, dans le halo qui entoure le prince-pianiste. Une vie pleine et exaltante, à la fois pauvre et riche où tout brûle jusqu'au bout, et où rien n'est jamais laissé aux regrets.Une vie où on fait l'amour en se donnant, sans contorsions érotiques, sans bites à sucer.
Dans le ciel les étoiles tournent, petits diamants dans un monde de rouille, et comme moi elles ont froid.
[...] je fais tout comme si c'était le dernier jour. C'est comme ça depuis que Hum est venu me chercher, je crois. Un jour à la fois. Ça évite le poids de l'avenir, comme toutes ces filles qui ont peur de ne pas. Ne pas trouver de marie, de famille, de travail, de maison...Moi, je trouve chaque jour ce qu'il y a à trouver. Cette matinée seule et heureuse, par exemple. Et le marchand qui vient d'ouvrir sa minuscule boutique.Je vais prendre fraise-vanille. Ce sont les seuls parfums qu'il a et donc, je n'en désire pas d'autres. Je me contente de ce qui est là, vrai et beau. Une matinée idéale. »

Quatrième de couverture





Éditions Goutte d'Or, juin 2019
280 pages
Prix du Style 2019 

La page, des éditions Goutte d'Or, sur ce roman, c'est par ici.

Teaser document littéraire sur le livre