samedi 17 août 2024

La poule et son cumin ★★★★☆ de Zineb Mekouar

C'est l'histoire d'une amitié entre deux marocaines, Kenza et Fatiha, une amitié née dans l'innocence de l'enfance et qui devient de plus en plus distante à l'adolescence rattrapée par la dure et injuste réalité. Cruelle aussi.
La poule et son cumin est un roman sur la lutte des classes au Maroc, sur l'identité, sur les relations franco-marocaines, sur la place qu'occupe la France sans l'esprit et le cœur de la jeunesse marocaine, une écriture vive, saccadée qui nous donne à voir un Maroc contemporain tout en contrastes, celui d'une jeunesse emprunte de libertés que leur origine sociale, les traditions, les coutumes brident, qui éclaire aussi sur la place des femmes dans la société marocaine.
La structure du texte est habile et subtile, fluide, les pages se dévorent.
Un beau roman à mettre entre toutes les mains ! Et premier roman réussi qui laisse présager d'un bel avenir. Et au vu du formidable accueil réservé à son second roman "Souviens-toi des abeilles", il semble que ce soit bien le cas ;-)

« Mamie, je voulais rester neutre. Ne pas choisir de clan. Ne pas décider ce que je pensais du voile, de leur islam, de leurs banlieues. Peut-être ne pouvons-nous jamais vraiment échapper à l'Histoire. Mon prénom, mon origine, ce sang qui coule en moi. L'Histoire m'embarque malgré moi. On a choisi pour moi et je fais partie des autres. Je ne l'aurais jamais cru. Pourquoi voulait-on que j'aime la France, dès mon plus jeune âge, si on me dit de m'en aller ? Et pourquoi ne fait-on pas aimer la République à celles et ceux qui y naissent ? Tant de choses ne tournent pas rond. [...] Je vais retourner au Maroc et tout se mélange, la chaleur de mon enfance, mon arrivée ici, les personnes nées en France, mais qui ne rêvent que de la quitter, les amoureux de cette culture qui sont obligés de s'en aller, la diabolisation de l'islam, les nouveaux convertis qui m'angoissent, Rayan qui pense faire peur au monde et qui a raison, cette double culture qui n'entre dans aucune de leurs cases. La France manque de voyages, par la route ou par les mots. Et le Maroc. Ce Maroc que j'aime tant, où il reste tant à faire. J'ai peur d'y retourner, d'y vivre. Je veux qu'on me laisse penser comme je veux. Croire si je veux. Sans me cacher pour manger, boire, faire l'amour. Sans subir un cadre dépassé. Le monde est si grand, les pays si nombreux, mais je ne me sens chez moi qu'à travers les lettres que je t'écris. Ce sont ces pages, ma vraie patrie. »

« À cette jeunesse qui se libère et vit passionnément.
À ma grand-mère. »

« Ce n'est que lorsque j'ai appris que la liberté de mon enfance était une illusion et que j'ai découvert, jeune homme, que l'on m'avait déjà pris ma liberté que j'ai commencé à avoir faim d'elle. »
Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté

« Petite, au jeu de quelle-est-ta-couleur-préférée, elle répondait toujours vert. Aujourd'hui, Kenza déteste cette couleur, celle de son passeport, surtout dans les aéroports quand, au contrôle des frontières, il faut choisir sa file. À droite, les passeports français et européens. À gauche, le reste du monde. À droite, le rouge bordeaux. À gauche, le vert. A droite, la liberté d'aller presque où l'on veut. Elle en rêve. Pour cela, il faut être français et, dans cette vie, Paris serait enfin à elle. »

« - Je te signale que je suis une chrifa. Tu sais ce que ça veut dire ? Que je suis la... (elle s'arrête un instant puis reprend) centième, quelque chose comme ça, arrière-petite-fille du Prophète.
Fatiha, sans un regard vers son amie, continue de mettre en ordre les coussins. Kenza se place devant elle, se plonge dans ses yeux bleus :
- T'as entendu ?
Fatiha, détournant sèchement le regard :
- Chrifa dial boukh, aristocrate de pacotille.
Kenza exagère pleurs et cris. La grand-mère accourt, que se passe-t-il? La petite-fille répète les mots d'une Fatiha tétanisée par la peur. Mamizou, d'une voix froide:
- Fatiha a raison, ce n'est pas cela, être Chérif. Excuse-toi. Une seule noblesse compte celle de ton comportement.
Avant de laisser seules les deux enfants, la femme pose un regard plus doux sur Kenza :
- Tu auras tout le temps de comprendre. »

« - Tu dois t'habituer à la complexité. Derrière le facteur religieux, qui est le vernis, les terroristes islamistes sont le produit de la guerre et des intérêts politico-financiers. D'où vient Al-Qaïda? (Il se lève de sa chaise, emporté par son discours.) De la guerre de l'armée soviétique contre l'Afghanistan, entre 1979 et le début des années 1990, et puis de la première guerre du Golfe, en 1990-1991. Je te parie que l'occupation américaine en Irak débutée en mars entraînera la création d'autres groupuscules. (Il regarde la porte et semble s'adresser à un immense auditoire.) Ne parler que de religion, d'islam, pour expliquer le terrorisme est une méconnaissance historique, une faute politique. Cela ne fait qu'attiser un ressentiment profond envers les musulmans du monde enti...
Il ne finit pas sa phrase. Kenza s'était endormie et Mamizou était sortie de la pièce. »

« Après les quelques secondes où le froid de la mer les tétanise, leurs corps reprennent vie, elles ont de nouveau neuf et onze ans. L'enfance est là, conquérante, inconditionnelle. »

« Kenza regarde cet homme. Elle ne devine pas, derrière ce regard plat, l'amoncellement des pensées et des souvenirs. Elle n'imagine pas ce qu'a pu être cette vie, son départ du Maroc et son arrivée en France. Elle n'a aucune idée de la discussion qu'a eue Abbas Chérif Falani avec Abdellah, la veille du voyage : « Là-bas, tiens-toi loin des syndicats et de la politique. Ne fais pas de vagues, reste dans ton coin et personne ne viendra te parler. » Lorsqu'il enfouit sa tête dans ses mains, elle ne voit pas que les doigts ont gardé la trace des années de travail dans les champs et les usines. Elle ne sait pas que les paumes sont dures et que ce sont elles, ces paumes, la raison pour laquelle, des dizaines d'années auparavant, le jour de la visite médicale à Casablanca, le médecin missionné par la France a noté « apte au travail en usine » sur le dossier d'Abdellah. Si elles avaient été douces et molles, ces paumes, il aurait été catégorisé « cadre ou employé de bureau » et son visa travailleur aurait été refusé. »

« Kenza a un début de vertige. Elle veut savoir où sont les toilettes, sort de la pièce. Elle ferme les paupières, apprécie le silence. Il lui faut un moment sans posture, sans position d'attaque ou de défense. Un moment sans conviction. Oui, elle a remarqué le débat qui agite le pays depuis des semaines. Elle manque d'air en se souvenant des mots de Pierre-Yves. « Eux » et « nous ». En essayant de construire un mot qui proviendrait de ces deux termes, elle se retrouve avec « neux ». Des nœuds. Ce sont des nœuds au cerveau. Mais où est le « je » dans tout ça ? Où sont nos « je » à toutes ? Chacune avec sa complexité, ses déconstructions, ses reconstructions, son apprentissage ? Chacune avec sa voix de femme ? Mais voilà, ils parlent pour nous, ne nous donnant pas l'occasion de raconter, chacune, notre histoire. »

« Mamie, je voulais rester neutre. Ne pas choisir de clan. Ne pas décider ce que je pensais du voile, de leur islam, de leurs banlieues. Peut-être ne pouvons-nous jamais vraiment échapper à l'Histoire. Mon prénom, mon origine, ce sang qui coule en moi. L'Histoire m'embarque malgré moi. On a choisi pour moi et je fais partie des autres. Je ne l'aurais jamais cru. Pourquoi voulait-on que j'aime la France, dès mon plus jeune âge, si on me dit de m'en aller ? Et pourquoi ne fait-on pas aimer la République à celles et ceux qui y naissent ? Tant de choses ne tournent pas rond. J'en ai le tournis, mais le manège m'entraîne et je ne peux pas descendre. Je manque d'air et de sens. Trop vite, Alexandre va se réveiller et je devrai lui dire quelque chose. Pas la vérité, non. Je ne supporterai pas de lui dire que je suis une pestiférée territoriale. Je ne supporterai pas qu'il me propose que l'on réfléchisse ensemble aux solutions. Elles sont toutes mauvaises. À l'heure où je t'écris, je ne me sens plus l'égale des gens d'ici, son égale à lui. Je me sens inférieure et je me déteste d'éprouver cela. Il me proposera peut-être de nous marier pour corriger cette erreur de la préfecture. Il me dira que les administrations sont des monstres de papier, incapables de comprendre la complexité humaine. Il me dira, c'est sûr, qu'on s'en sortira, qu'on continuera de créer nos règles à nous. Que l'aveuglement des États est loin, si loin des histoires de chacun. Il sera merveilleux. Il l'est. Je suis certainement bête, mais jamais je ne l'épouserai pour les papiers. C'est au-dessus de mes forces et de toutes les valeurs que tu m'as transmises. J'aurais l'impression de lui devoir quelque chose, L'égalité serait perdue pour toujours. »

« Je vais retourner au Maroc et tout se mélange, la chaleur de mon enfance, mon arrivée ici, les personnes nées en France, mais qui ne rêvent que de la quitter, les amoureux de cette culture qui sont obligés de s'en aller, la diabolisation de l'islam, les nouveaux convertis qui m'angoissent, Rayan qui pense faire peur au monde et qui a raison, cette double culture qui n'entre dans aucune de leurs cases. La France manque de voyages, par la route ou par les mots. Et le Maroc. Ce Maroc que j'aime tant, où il reste tant à faire. J'ai peur d'y retourner, d'y vivre. Je veux qu'on me laisse penser comme je veux. Croire si je veux. Sans me cacher pour manger, boire, faire l'amour. Sans subir un cadre dépassé. Le monde est si grand, les pays si nombreux, mais je ne me sens chez moi qu'à travers les lettres que je t'écris. Ce sont ces pages, ma vraie patrie. »

Quatrième de couverture

« Les deux enfants finissaient toujours par s'endormir main dans la main, l'une s'approchant trop près du rebord du matelas, l'autre le nez écrasé sur le pied du lit. Elles restaient ainsi une bonne partie de la nuit - les doigts entremêlés. »

Deux jeunes femmes, deux destins, deux Maroc. Si une forte amitié lie dans l'enfance Kenza et Fatiha, la fille de sa nourrice, la réalité de la société marocaine les rattrape, peu à peu, dans sa sourde cruauté. Elles se retrouvent à Casablanca, fin 2011. Que s'est-il passé entre-temps ? Quelles trahisons les séparent ? Dans un pays qui punit l'avortement et interdit l'amour hors mariage, comment ces deux fillettes, issues de milieux opposés, ont grandi et sont devenues femmes ?

Par les récits croisés de Kenza et Fatiha, Zineb Mekouar entremêle les destinées de deux héroïnes entre soumission et transgression. Dans cette grande fresque, leurs blessures et leurs drames épousent les clivages politiques et sociaux du Maroc contemporain. Intime et universel.

Zineb Mekouar est née en 1991 à Casablanca et vit à Paris depuis 2009. La poule et son cumin est son premier roman.

Éditions JC Lattes - La Grenade,  mars 2022
277 pages 
Prix du meilleur roman 2024

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