mardi 12 novembre 2024

Arctique solaire ★★★★★ de Sophie Van der Linden

Prolonger un week-end prolongé. Quelle belle idée ! 
L'accompagner de ce voyage dans l'Arctique, deuxième bonne idée. 
Une lecture comme une parenthèse enchantée, une escapade revigorante, agréablement solitaire, contemplative, salutaire.
Délicate et subtile.
Colorée. 
Du blanc. Du bleu. Du vert. Des traînées de jaune.
« Et les lumières sont arrivées, crescendo, annoncées par les verts habituels, à peine teintés de jaune. Une danse des voiles à la Loïe Fuller, douce et envoûtante. Peu à peu, elles se sont déchaînées. Le bleu clair s'est mêlé au vert, des traînées jaunes se sont fait une place, des verticales étincelantes ont déchiré la nuit. Des apparitions blanches, vives, formant halos, ont enfin occupé le ciel magnétique, illuminant furtivement les montagnes. J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte.
Peindre les Lofoten, les aurores boréales, c'est convoquer la patience, la solitude, la palette idoine, s'apparenter à une ourse polaire...c'est toucher du doigt un idéal. »
J'ai rencontré une peintre, une femme, aimée et aimant, sans fard, isolée, en pleine quête artistique, pour « [a]ccomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l'absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre. »
« La solitude, il faut savoir l'habiter, par la passion ou par l'exaltation. Rien ne me rend plus heureuse que notre solitude à deux. Rien ne m'enthousiasme autant que celle de ma peinture. Sans ta présence et sans production valable, alors, le vide m'emplit toute. »
J'ai été attendrie par ce tableau. 
Poétique. 
Ces pages ont aimanté mon regard.
« J'ai immédiatement pensé aux couleurs que je devais emporter avec moi. Il est vertigineux d'anticiper, avec des couleurs matières, concrètes, un phénomène futur, improbable et insaisissable. Parce que c'est un spectacle inimaginable. Qu'aucun humain, aucune machinerie, ne pourront jamais égaler. »
Merci !

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« Et les lumières sont arrivées, crescendo, annoncées par les verts habituels, à peine teintés de jaune. Une danse des voiles à la Loïe Fuller, douce et envoûtante. Peu à peu, elles se sont déchaînées. Le bleu clair s'est mêlé au vert, des traînées jaunes se sont fait une place, des verticales étincelantes ont déchiré la nuit. Des apparitions blanches, vives, formant halos, ont enfin occupé le ciel magnétique, illuminant furtivement les montagnes. J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unis- son de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »

« La station de Tangen vient de s'effacer, les pins réapparaissent à la fenêtre du compartiment, sombres, massifs, et je cherche machinalement du regard les épilobes qui accompagnent nos voyages d'été d'un salut monochrome, rose violacé. La nuit domine à présent, et les bas-côtés ne sont plus qu'un brun triste. La vie s'est retirée de la végétation affaissée, un épais manteau neigeux ne va plus tarder à la couvrir tout à fait.
À l'approche de l'automne, une feuille morte qui racle sèchement les pavés, un frisson vespéral, quelque chose dans l'air, tout simplement, m'alerte déjà : « Bientôt, ce sera le temps des Lofoten. »
L'hiver véritablement installé, en son cœur le plus sombre, lorsque la nuit s'attarde, alors, c'est le moment du départ, en réponse à un appel tenace. Celui du vent assourdissant, des amas d'étoiles, de l'immensité blanche se teintant de nuances changeantes... Celui du sens profond que j'ai trouvé dans la peinture de ce territoire indocile. »

« C'est une chose étrange de ranimer les souvenirs d'une jeunesse parisienne dans la pénombre d'un compartiment désert, filant en direction du Grand Nord. Là-bas m'attendent des ciels qui, jamais, n'ont la lourdeur d'un couvercle parisien de décembre. »

« Habituellement, dans les trains de nuit, j'attends quelques minutes, au réveil, avant de regarder par la fenêtre. Le temps de deviner, ou plutôt d'imaginer quel paysage apparaîtra. Incertitude de l'aube. Qui a vu, de la vitre d'un train en marche, un soleil rose se lever sur le désert ne peut plus renoncer aux voyages ferroviaires. Mais cette fois, je ne veux rien perdre de mon trajet, que j'ai trop attendu. »

« La lune est pleine et permet aux paysages de se maintenir à vue. Le dos soutenu par des coussins, je devine faiblement les bois, les champs, les rivières scintillantes sous la lumière blanche, et parfois, un lac, immense, bordé de hautes silhouettes de sapins qui défilent... Les nuages forment un halo, la nuit se teinte alors d'un bleu de Prusse. »

« J'existe intensément dans cet acharnement du geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation, qu'il me faut constamment inventer, dans les efforts démesurés que commande l'étendue même de mes insuffisances techniques. »

« Les déjeuners chez Sarah [Bernhardt] étaient toujours des expériences totales, mais le premier auquel j'avais été conviée, boulevard Pereire, quelques jours après l'inauguration de mon exposition, reste le plus marquant. Un valet de chambre m'avait conduite le long d'un corridor sans fin débouchant sur un vestibule aveugle. Il permettait d'accéder à une grande pièce en longueur dans laquelle la lumière du jour parvenait par une verrière zénithale, les quelques fenêtres étant, comme le reste des murs, obturées par un amoncellement de meubles, d'objets d'art plus ou moins précieux, plus ou moins exotiques, de draperies, de tapis, de reliques, de plantes. Des bibelots anodins voisinaient avec de flamboyants exemples de la sculpture classique, des chiffons ornaient de vénérables antiquités égyptiennes ou chinoises, des vestiges de sanctuaires moyenâgeux...
Et puis, bien entendu, il y avait les peintures, dont la plupart étaient ses portraits. Dans un curieux glissement du temps, je retrouvai le portrait de Clairin, dont j'avais eu l'occasion de voir une reproduction lors de mon séjour de jeunesse à Paris. À l'époque, Sarah n'était encore pour moi qu'une figure fantasmée, et ce tableau avait participé pour beaucoup du mythe personnel que je m'en étais fait. À découvrir l'original, j'admirai alors moins le modèle que la peinture en elle-même. La composition en courbes, le chien dans le prolongement de la robe, les jeux de contrastes entre le décor sombre et la clarté éblouissante de la tenue, le rendu des plumes, et leur proximité avec le poil animal. Ce rouge, ce blanc.
Avec un pas de recul, je quittai toutefois la surface de la toile pour retrouver le regard direct, pénétrant, de Sarah, et celui par en dessous, discrètement menaçant, ou autoritaire, de son lévrier.
Non loin, le divan du tableau occupait un pan conséquent de la pièce. Lui aussi avait pris de l'âge, s'était stratifié. Il reposait devant un fond de tapisseries anciennes, recouvert de peaux d'animaux et de piles de coussins précieux et dominé par un imposant baldaquin d'allure royale. Au milieu d'un des longs murs s'ouvrait un couloir, au fond duquel, derrière un treillis doré et une paroi de verre, s'agitaient de véritables singes. Comme si nous nous trouvions au zoo, exactement.
Enfin, Sarah fit son entrée, majestueuse, chaleureuse. Elle était, dans l'intimité, pareille qu'au théâtre, avec ce mélange de sophistication et de spontanéité qui n'appartenait qu'à elle.
De sa démarche lyrique, elle me conduisit immédiatement dans un cabinet, pour me montrer quelques-uns des croquis de costumes composés et dessinés par elle- même, et que je trouvai sincèrement réussis. D'ailleurs, tout lui réussissait. Elle jouait la comédie, dansait, chantait, écrivait, sculptait dans son atelier en chemise de flanelle blanche. Elle montait à cheval, élevait des singes dans son appartement et dormait, tout le monde le sait, dans des cercueils capitonnés de satin blanc. Avec elle, on pouvait parler histoire de l'art, théologie, politique, poésie.
Quand je lui fis part de mon admiration pour ses talents hybrides, elle me répondit en riant: « C'est simple, je dors comme une bûche chaque fois que je vais me coucher et, mes cheveux étant naturellement bouclés, je ne perds jamais de temps à les coiffer. » »

« C'est vrai aussi de mes tenues, de ces pantalons larges et informes - affreux - qui ne me quittent plus dès que j'arrive à Fyrö. Je pourrais tenter de me façonner un style nordique tout personnel, afin de maintenir un semblant de féminité et d'élégance, même folklorique. Il y a cette série de photos que tu avais faites. Dans le style « chauve-souris d'opérette », j'y fais assez illusion, vêtue de ce manteau en fourrure de phoque. En réalité, le laisser-aller de mon apparence est rigoureusement nécessaire à ma concentration. Il est aussi un confort. Et une absolue liberté. »

« Des semaines que je suis ici et rien de satisfaisant ne pointe encore de mes études. La météo très maussade écrase les perspectives. Je ne peux pas me résoudre à peindre des reliefs aux teintes sourdes dans cet entre-deux sans panache. Les Lofoten sont des extrêmes pour mon œil de peintre. Entre les verts multiples de l'été et les blancs diffractés de l'hiver, il n'y a que l'attente. Je dois me contenter du peu de lumière que me laisse la nuit polaire, et travailler. Même sans grâce. »

« Je me sens seule, déplacée, moi, qui fuis en tous lieux l'ombre même des touristes, qui cherche toujours les coins les plus reculés pour camper, pour qui la liberté absolue n'existe que dans l'absolue solitude, que je subis un peu ce soir. En réalité, je la subis depuis des jours. 
La solitude, il faut savoir l'habiter, par la passion ou par l'exaltation. Rien ne me rend plus heureuse que notre solitude à deux. Rien ne m'enthousiasme autant que celle de ma peinture. Sans ta présence et sans production valable, alors, le vide m'emplit toute. »

« Accomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l'absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre. »

« J'ai immédiatement pensé aux couleurs que je devais emporter avec moi. Il est vertigineux d'anticiper, avec des couleurs matières, concrètes, un phénomène futur, improbable et insaisissable. Parce que c'est un spectacle inimaginable. Qu'aucun humain, aucune machinerie, ne pourront jamais égaler. »

« En peignant, je fredonne des symphonies allemandes, accorde mes gestes aux séquences grandiloquentes, m'égare dans des compositions pompeuses, reviens au calme, tente de structurer la toile. Introduction, je commence par poser la montagne, précise, bruns des roches, neiges accrochées à l'obscurité, pentes offertes à une lumière supposée vive, blanche, mais très légèrement teintée de vert. L'eau du fjord ensuite, domi- née par le brun vert, mais comme éclairée par en dessous de turquoises. Alors, l'ensemble s'organise, monte en puissance, et l'immensité de la toile est emplie du ciel bleu. Lézardé, à la verticale, de traînées vertes, jaunes, mauves, pourpres par endroits. Et paroxysme - le blanc puissant éclate presque au centre, comme s'il crevait la toile pour se faire une place dans la matière. Il se répand un peu dans des verts qui tombent en flèche, donne des bleus rompus dans l'écran nocturne, il est la pièce maîtresse de ma composition. Je souffle. J'ai réussi, je crois. »

« J'ai entendu leur murmure avant de voir se présenter une lumière intense. Le soleil tel qu'en lui-même. Il était bien entendu impensable qu'il ne soit pas au rendez-vous, ce 7 janvier. Et pourtant, ce fut une joie immense de le voir pointer. Une joie peut-être comparable à celle qui suit l'attente de l'être aimé, au moment précis où il descend du train par lequel il s'était annoncé, mais dont on doute toujours qu'il y était réellement embarqué.
Les larmes me sont venues. Une clarté perçait le ciel rouge. Un halo jaune doré a pris sa place. Il la gardera en ellipse, montant à peine au-dessus de l'horizon pour replonger ensuite dans la mer. L'été, l'ellipse est inversée, le soleil frôle l'eau sans jamais y sombrer. »

« Les peintures des aurores boréales finissent de sécher, et j'en suis assez satisfaite. Elles ne parviendront pourtant pas à marquer suffisamment les esprits. Il me faut quelque chose de plus ample, nerveux. Conquérant. Alors, j'ai décidé de prendre part à la pêche pour m'intéresser de près aux bateaux. L'année nouvelle me donne des envies d'action.
Il n'a pas été simple de me faire embarquer sur un navire. Les femmes y sont interdites. Selon des croyances obscures, elles porteraient malheur. En réalité, la plupart des pêcheurs pensent surtout que les femmes se lamentent, qu'elles vont passer leur temps à vomir et à implorer un retour prématuré au port. Et que ce n'est pas leur place, tout simplement. Jakob, le jeune propriétaire de la barque, m'a servi d'intermédiaire. Mais les négociations ont été âpres. Il a dû faire valoir que j'étais, certes, une femme, mais en pantalon. Bon. Elle fume des cigarettes. Oui. C'est une artiste. Et ? Eh bien elle pourrait par exemple peindre votre bateau, cher Olsen. »

« Un orage s'annonçait un matin, je me suis hissée sur les hauteurs du port, et j'ai distingué, impuissante et interdite, les bateaux partir en mer sous un ciel noir et lourd, secoués par les flots, quand les rochers auprès d'eux recevaient de plein fouet les courants violents. J'étais à la fois soulagée d'être en sécurité et terriblement envieuse de me trouver au cœur des éléments, auprès des hommes revêches. J'ai alors peint plusieurs cartons, avec ardeur.
En navigation, les bateaux se découpent sur fond de mer ou de ciel. Ici, ils sont toujours confrontés à la roche, au mur des Lofoten. Selon certains angles de vue, le Fløyfjellet les enferme abruptement. Selon d'autres perspectives, ce sont les maisons des pêcheurs et des hangars qui leur servent de toile de fond. Dans la faible lumière des jours actuels, le contraste est mince entre sujet et arrière-plan, même si les formes des maisons sont davantage rectangulaires que les coques. Mais enfin, les uns comme les autres sont faits de bois peint. Les jeux de couleurs tendent alors vers une harmonie. Tandis que la roche est toujours une confrontation. C'est l'élément le plus opposé qui soit au liquide marin, physiquement comme esthétiquement. Celui qui repousse durement les bateaux, les brise, alors qu'une rive herbeuse peut bien accueillir une barque délaissée. »

« Aujourd'hui, j'ai ainsi passé des heures en Inde, tout en arpentant vainement le petit espace de l'atelier. 
Je n'irai sans doute pas tellement plus loin. Pas plus loin dans le dépaysement, dans la moiteur, l'intensité des odeurs, des couleurs, des mouvements. Un voyage dans le sous-continent pourrait à lui seul combler tous les désirs de voyage, toutes les connaissances du monde. Plongée dans l'agitation frénétique des temples, immergée dans la foule des rues, j'ai eu tant de fois l'impression vive de me trouver dans le creuset de l'humanité.
Mais c'est plus profond. Une radicalité. Une impudeur ? À moins que ce ne soit un autre rapport à l'espace commun ? Mais des nudités, de la maladie, des mutilations, des cicatrices, des corps qui se lavent, qui défèquent, qui dorment, qui mangent, jamais je n'en ai vu autant, si proches, si exposés. La chaleur, ou la moiteur, aidant, cette manière de se vêtir de voiles à laquelle j'ai été poussée, avec les saris, m'a fait ressentir mon propre corps comme jamais auparavant. Je suis de ces femmes qu'on a dressées au corset. Libérer son ventre, comme il est si courant là-bas, n'est pas un petit geste. Et pourtant, en tant que membres de la délégation royale, nous étions tellement tenus par les conventions.
L'Inde ne se visite pas à distance raisonnable, elle s'insinue en vous, par tous les pores de votre peau, si flasque et pâle soit-elle. Le sud du pays vit encore dans mon souvenir comme un ensemble où le minéral, le végétal, les senteurs, les couleurs deviennent matière, où tout est puissamment organique. Les fleurs se donnent à manger, les parfums à malaxer, les huiles tachent, les décoctions pourrissent.
Le temple hindou incarne une vision de l'enfer où tout ordre est inversé, ou bien exacerbé. Le sol est si gras, si noir, que j'ai failli tomber à chaque pas, bousculée, abasourdie par tant de monde, de marchands, qui s'insinuent dans les espaces les plus sacrés, de bruits, de musiques stridentes, les cloches, les cris, les visages pâmés des croyants, les ribambelles d'enfants qui ne prennent, eux, rien au sérieux, la foule, l'agitation, constantes, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je n'ai rien compris à l'Inde. Rien. Et je n'ai rien tant adoré qu'y être ballottée, éreintée dans mes certitudes. Il est certain que les missionnaires y perdent leur temps. Ce pays n'entrera jamais en chrétienté, jamais. »

« De souvenir, l'Inde est devenue un fantôme agité qui vit en moi. Parfois obsédant. »

« Je n'ai pas eu à aller très loin, simplement en face du Fløyfjellet. Tout y était admirable, radicalement pictural. L'endroit fut choisi dans la foulée, le bord du fjord, la montagne, notre montagne, devenue singulière sous la lumière oblique, encore rose, du jour évanescent. Je n'avais que mes petits cartons mais tout était là, à portée d'yeux. Alors j'ai peint avec sérieux, avec intensité. Avec exaltation. Le bleu métallique des pentes du nord affrontait le rose doucereux de celles s'étalant au soleil. L'ocre affleurait certains volumes, presque radiant. Tout cela donnait une bataille sur mon carton, les couleurs se mêlaient, se gardaient, les unes aux autres, les unes des autres. Tracés frénétiques, où le blanc domine, mais teinté, piqué des autres nuances. Des touches appuyées qui viennent déposer leur excès de peinture, dévoiler, érafler une sous-couche, ourler de leur contraste la couleur opposée. Ici et là, j'ai laissé leur union, le mauve, affleurer. Mais c'est de leur confrontation que se sont créés les volumes, ou leur illusion. »

« D'ailleurs, j'ai eu la tentation de refaire une expédition au fjord des cygnes chanteurs pour l'unique plaisir de tester sa teinte. Parfois, je doute de la réalité de ce que j'y avais vu ce jour-là, l'un des tout premiers hivers que je passais aux Lofoten. Un espace au creux des montagnes, baigné par le Gulf Stream, qui empêche la transformation de l'eau en glace, et cette colonie de cygnes qui, au lieu de voler vers le sud, reste à tirer des rives les herbes marines leur servant à se nourrir mais aussi à nourrir les quelques vaches de l'unique petite ferme qui borde la pièce d'eau. »

« Te souviens-tu de cet homme qui nous avait interpellés alors que nous nous promenions sur un sentier, la première fois que nous sommes venus sur l'archipel ? « Étrangers, il est bien trop facile de venir aux Lofoten en été ! Les paysages sont plaisants, les pentes des montagnes regorgent de fleurs, de myrtilles, qui peuvent suffire à vous nourrir, et, si vous cherchez bien, dans les tourbières vous trouverez les baies jaunes, les plus précieuses au monde. Le temps est certes parfois capricieux, mais jamais réellement mauvais. Et, même partiellement obturé par les nuages, le soleil tourne en ellipse bienveillante au-dessus de vous sans prendre de véritable repos. Le vent ne fait que vous fouetter salutairement les sangs, à vous citadins amollis et craintifs. Mais l'hiver, alors c'est autre chose ! L'hiver est la vraie nature des Lofoten. Il faut un peu plus de courage pour affronter la nuit perpétuelle, les tempêtes ou les ouragans, le froid, l'humidité, le brouillard tenace, la neige en abondance. Il faut, surtout, de la passion pour accéder au spectacle incomparable des aurores boréales, des sommets opalins illuminés par une pleine lune glaciale. Le rare soleil fait étinceler le givre de vos modestes abris par la fenêtre desquels vous contemplez le départ d'une armada de bateaux vikings à l'assaut des bancs de morues... Revenez donc en hiver, étrangers, pour mesurer la beauté de l'Arctique et la sauvagerie de son apothéose ! » »

« Le tableau se découpe donc dans sa grande largeur en trois bandes. À un bout de la chaîne montagneuse, on jurerait que c'est l'aube. À l'autre, le crépuscule. Et pourtant, rien ne les distingue réellement. Ciel, mer, montagne. Les pentes blanches des sommets semblent toutes tournées vers le soleil, en recueillent les rayons dorés. Je veux faire ressentir la charge de l'atmosphère, la matérialité pourtant invisible de ces lumières arctiques. Leur vibrante instabilité. »

« Je voudrais que le spectateur ait comme moi le sentiment de se fondre dans ce paysage polaire.
Partant de rien, j'ai développé ma peinture à l'intérieur même de ce territoire. Je le façonne sur la toile autant qu'il façonne ma façon de travailler. C'est bien plus qu'un défi, plutôt ma volonté peut-être orgueilleuse de convaincre les critiques suédois. Rien au monde ne me mobilise plus que mon dialogue fécond avec ce territoire tel qu'en lui-même. Les jours où le ciel comme la mer restent plongés dans les ténèbres, seulement traversés par des lueurs fantasques, les jours où un lourd voile de brume enserre terre et mer, les jours qui s'étirent d'une aube dorée jusqu'à un crépuscule chatoyant de reflets ensanglantés, les jours où la blancheur absolue de la neige recouvre jusqu'au ciel... »

« C'est ainsi que ma longue campagne de peinture s'achève. J'ai envie d'autre chose, vite. Qui passe par ta présence, par notre solitude à deux, avant le retour au monde. »

Quatrième de couverture

« J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »

Comme tous les hivers depuis trente ans, Anna part seule plusieurs semaines peindre les paysages des îles Lofoten, capter leurs subtiles variations de lumières. Cette épouse d'un célèbre architecte se soustrait chaque année à la bonne société suédoise pour répondre à l'impérieux appel de ces terres arctiques. L'âge venant, elle espère réaliser le tableau exceptionnel qui lui vaudra enfin la reconnaissance de ses pairs.

Inspirée par l'œuvre d'Anna Boberg (1864-1935), Sophie Van der Linden se glisse dans son intériorité, sonde ses attentes et ses ambitions, ravive ses souvenirs. D'une plume impressionniste, elle évoque le geste créatif et la quête artistique d'une femme d'exception.

Née à Paris en 1973, Sophie Van der Linden vit à Conflans-Sainte-Honorine. Elle a signé ou dirigé plusieurs ouvrages consacrés à la littérature pour la jeunesse. Romancière, elle a publié La Fabrique du monde (2013), L'Incertitude de l'aube (2014), De terre et de mer (2016) chez Buchet-Chastel, et Après Constantinople (2019) chez Gallimard. 

Éditions Denoël,  janvier 2024
119 pages 

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