lundi 11 novembre 2024

Un printemps en moins ★★★★★ d'Arnaud Dudek

Douloureusement d'actualité

Avec l'émergence des réseaux sociaux notamment, véritables déversoirs de haine.
« Ça me troue l'âme. Ça me découpe en rondelles. »
J'aurais pu écrire, dire la même chose à plusieurs moments de cette lecture.
Gabriel, ton histoire m'a tant émue. 
Foudroyée. 

"Un printemps en moins" explore tout ce que signifie, induit le harcèlement, avec sensibilité, finesse, bienveillance. Ces pages s'enveloppent aussi de l'amour des gens qui aiment Gabriel de tout leur cœur, de toute leur âme. Ils n'ont rien vu. Culpabilisent. Aiment tellement, pourtant.
Écrit avec justesse. Oh oui, le ton est juste ; j'avais trouvé le même ton juste dans son dernier opus " Le Cœur arrière " - l'auteur y aborde le sujet de la pression du sport à haut niveau.
Je serai au rendez-vous pour le prochain et en attendant, j'ai quelques écrits d'Arnaud Dudek à rattraper ! 
Car in fine, il reste la littérature, les mots délicats d’Arnaud Dudek, pour dire les maux du monde, l’espoir aussi.
« [...] la littérature panse merveilleusement les plaies. Elle est la bouée des chagrins grands comme des verres d’eau, des chagrins petits comme des océans. »

Merci à l'équipe Babelio, aux Éditions Les Avrils, à Arnaud Dudek pour ce livre reçu dans le cadre d'une opération masse critique.  


« Je suis comme tout le monde. J'aurais voulu d'une vie ordinaire. Sans trop en demander. [...] J'aurais préféré qu'il en fût ainsi et n'avoir rien à raconter. »
Philippe Forest, L'Oubli  

« MARTIN

Un café allongé, une terrasse, le ciel de Paris. Des passants pressés, des cyclistes, des voitures, ça roule, ça klaxonne, ça palpite. Et moi dans ce bazar, une cuillère dans la bouche, désespérément en avance à un rendez-vous.
Je me souviens de Gabriel à six ans. Notre premier voyage en avion, un Paris-Rome, un dimanche de juin. Il voulait absolument enfiler son K-Way avant de monter à bord. Parce que, nous a-t-il dit, quand on va traverser les nuages, on sera mouillés.
Je me souviens de Gabriel à douze ans. D'autres histoires, d'autres dimanches. Quand il a commencé à faire le beau devant le miroir de la salle de bains. Quand il a décidé de se laisser pousser les cheveux il nous l'a annoncé solennellement comme s'il nous déclarait qu'il se convertissait au bouddhisme. Quand il m'a demandé, un matin, de lui montrer comment on se rase. Quand il a voulu qu'on lui achète une paire de baskets un peu rétro à plus de deux cents euros, parce que, nous a-t-il précisé, quand on traverse la cour avec, on devient une star.
Je veux me souvenir de Gabriel à dix-sept ans. Je veux me souvenir de Gabriel à trente-trois ans. Sinon il n'y aura plus de vrais dimanches. »

« [...] elle se dit que seules les nuits sont faciles, parce que tout s'arrête dans la nuit, parce que tout se fond, tout s'apaise sous la lune, parce que tout s'estompe, parce que les nuits sont comme les ardoises magiques des enfants, on peut écrire, puis tout escamoter en un clin d'œil grâce à la gomme glissante, grâce à l'alcool, grâce à l'ivresse, et ce serait tellement bien que les jours ressemblent à ça, aussi. »

« GABRIEL

Ton infirmière préférée s'appelle Perrine. Elle fait ta toilette avec douceur. Elle te raconte sa vie avec légèreté et humour, les bêtises de sa gamine, les étourderies de son mari, et tu as envie de les rencontrer, ces gens, d'aider le second à retrouver ses lunettes dans le réfrigérateur, de jouer à « Cherche et trouve » avec la première, de recomposer une vie de famille, en somme, une petite vie simple et douce dans laquelle tu te glisserais avec délice, plaid en pilou magnifiquement kitch, magnifiquement doux.
De manière générale, la vie ressemble assez peu à ces « Cherche et trouve » sur lesquels tu passais des heures quand tu avais l'âge de la fille de Perrine; trop souvent, dans la vie, on trouve ce que l'on ne cherchait pas, et pas ce que l'on voulait.
Il y a ceux qui disent: J'ai trouvé... goût de cerise! Et ceux qui ne trouvent pas. 
Il y a ceux qui pensent, de toute évidence, et ceux qui ne pensent pas.
Il y a ceux qui dansent sur des nuages denses, et ceux qui ne dansent pas.
Perrine pose une main chaude sur ta joue. Tu te vois marcher à côté d'elle, parlant gaiement, jetant des coups d'œil de temps à autre, à droite vers la fille, à gauche vers le mari.
Cherché. Trouvé. »

« Elle n'était pas au programme du Capes, l'impuissance. On planche sur les espaces oniriques dans des récits de l'imaginaire. On s'interroge sur les procédés de fictionnalisation dans l'œuvre romanesque de Boris Vian, de Joseph Roth ou de Carlo Goldoni. Le ministère, les inspecteurs, les formateurs ne les font pas vraiment travailler sur l'usure morale des élèves harcelés. »

« [...] endosser l'habit du souffre-douleur. Non, ça ne forge pas, contrairement à ce qu'avait lancé ce collègue débile qui n'avait pas plus de goût vestimentaire que de sens de la pédagogie. Ça isole, ça brise, ça détruit. C'est sérieux. »

« ELIAS

Tu me fatigues, frère. Je te regarde dormir, respirer dans ce putain de tube, et je te jure, tu me fatigues. Pourquoi tu ne m'as rien dit ? Pourquoi tu ne t'es pas confié pour une fois ? T'as subi mes râteaux amoureux, mes défaites, mes déboires. Tu m'as remonté le moral quand ma grand-mère a été bouffée par son cancer. Toi, tu ne te plains jamais. Le divorce de tes parents ? T'as juste dit que c'était dommage. Le déménagement, le nouveau collège ? T'as répondu que c'était pas simple, mais que ça roulait, que tu t'habituais.
Je me doutais qu'il y avait quelque chose. Tes SMS étaient de plus en plus chelous. Les gifs, de moins en moins marrants. Si j'avais été sur les réseaux, j'aurais vu la merde. Je m'en veux, tu peux pas savoir. Et je t'en veux aussi, je crois.
Le lendemain de l'enterrement de ma grand- mère, tu m'as dit un truc important. Pendant qu'on traînait vers le plan d'eau, tu m'as dit qu'il manquait toujours quelque chose pour qu'une heure soit parfaite. C'est le soleil, ou bien la pluie. Le silence, ou bien le vent. Ça dépend de l'humeur, du timing. Il manque la chance, ou bien le temps. Une épaule, une caresse, un frisson. Un peu d'ivresse, un brin de courage, un poil de sincérité. Et quand il ne manque pas quelque chose, ben il manque quelqu'un. Je t'ai regardé crapoter ta cigarette. J'ai jeté un œil vers le plan d'eau et le cygne pelé qui s'y déplaçait comme un hippopotame sur une patinoire. Et je t'ai dit : Là, il ne manque rien.
J'ajuste mon masque. Je serre la main de ta mère, que je n'arrive pas à regarder dans les yeux. Je te checke, même si tu ne sens rien.
- On revient quand ? je demande à ma mère. Ne commence pas à me manquer. Ne commence surtout pas. »

« J'ai toujours voté à l'extrême gauche. J'ai participé à de nombreuses manifestations, pour nos salaires, pour nos retraites, pour la GPA, contre la finance, contre les délocalisations, contre le contrôle policier au faciès. Maintes fois j'ai crié « Liberté, égalité ». Maintes fois j'ai chanté « Tous ensemble », « Qui sème la misère récolte la colère », et même « Mangeons les riches ». Je manifeste, mais je ne brise pas les vitrines, je n'ai pas de courage physique, je ne prendrai pas les armes pour la Révolution. J'ai grandi avec des valeurs que j'essaie à mon tour de transmettre à mon fils. Bats-toi pour tes idées. Ne laisse pas les autres décider à ta place. Fais-toi ta propre opinion. Ne crois pas tout ce que tu lis sur Internet...
Internet, justement. Environ 80% des parents reconnaissent ne pas savoir exactement ce que leurs enfants font sur leur téléphone ou leur tablette; je ais partie de cette immense majorité. Je ne flique pas, moi. Ne contrôle pas. Cela ne fait pas partie de mes « valeurs».
Des chiffres, j'en ai lu d'autres, ces derniers temps. Les jeunes passent en moyenne deux heures par jour sur Internet, Instagram, TikTok. Près de 20% d'entre eux disent avoir déjà été confrontés au cyberharcèlement. Un peu plus de 60% des victimes affirment que c'était à cause de leur apparence.
J'ai combattu, j'ai voté, j'ai manifesté. J'ai levé le poing, des banderoles, des pancartes.
Aujourd'hui, je vacille. Tâchant désespérément de rester concentré sur le présent et l'avenir proche, je cherche de l'aide dans les mots ou dans la peinture, dans Qui je fus ou dans La Clairvoyance.
J'ai cherché à sauver la fraternité.
Je n'ai pas réussi à protéger mon fils. »

« ROMANE

À l'adolescence, Romane filait un mauvais coton. C'était en tout cas ce que pensait sa mère, parce qu'elle ne faisait rien à la maison, parce qu'elle parlait mal, se mettait en colère pour un oui ou pour un non, parce qu'elle vivait derrière un écran de fumée où ses amis-à-la-vie-à-la-mort, Bob Marley et Dawson Leery prenaient toute la place, parce qu'elle avait déjà frôlé le coma éthylique, parce qu'elle mangeait trop et se faisait vomir, parce que tout la révoltait, le sort des migrants, les bavures policières, la maltraitance animale, parce qu'elle passait son temps à lever le poing et à balancer des horreurs à des parents qui ne pouvaient pas la comprendre puisqu'ils étaient vieux et mous, parce que dans un univers violent, où l'on tabasse, où l'on séquestre, où l'on humilie sans raison des militants altermondialistes, où l'on tranche au fer rouge le bec des poules pondeuses, il ne suffit pas de voter SE-UNSA pour défendre l'éducation - il faut prendre les armes. À l'adolescence, Romane était une révoltée, une frondeuse, une sale gosse un poil égoïste qui rentrait à 2 heures du matin après avoir refait le monde en se déhanchant sur Bella ciao, jurant sur ce qu'elle avait de plus cher qu'elle ne deviendrait jamais prof comme ses parents, que jamais elle ne rentrerait dans le rang.
Gabriel ne doit pas être un rebelle, songe Romane en refermant le livre qu'elle essaie de lui lire, un recueil de poèmes - "Le Cœur pur du barbare", écrit, selon l'auteur, avec un caillou dans la chaussure. Gabriel est doux, un peu perdu, plus fragile qu'elle à son âge. Romane n'a pas grandi avec les mêmes réseaux sociaux que lui, on n'y harcelait pas autant, pas avec cette violence, ce désir de détruire. Ce n'était pas « mieux avant », évidemment. Les brimades ont toujours pris la forme de personnes plus fortes s'attaquant aux faibles (en sixième, une Magda est ainsi devenue la tête de Turc de sa bande parce qu'elle avait un accent et des vête- ments étranges, et Romane en a honte quand elle y repense, honte de ne pas l'avoir défendue lorsqu'on la bousculait, honte de ne pas avoir réagi quand la meute s'en prenait à elle). Mais contrairement à l'intimidation physique, le cyberharcèlement n'a pas de bornes. Il peut atteindre à tout moment - lorsqu'une victime est seule dans sa chambre, au retour de l'école, pendant des vacances en famille, tout le temps, partout.
Au moment où elle ramasse son sac, Romane sent s'abattre sur elle un malaise flou, l'envie de rien, le sentiment que ça ne finira jamais, la loi du plus fort, les violeurs et les violents, les agressifs, les frotteurs et les agresseurs, les harceleurs, les racistes, les intolérants.
- Bonjour !
New Balance jaunes, blouse blanche, cheveux gris : c'est le médecin qui suit Gabriel.
- Bonjour, répond-elle.
Elle l'a déjà croisé, mais c'est la première fois qu'ils se parlent.
- C'est bien, ce que vous faites. Il a besoin d'entendre de jolis mots.
Ils bavardent quelques instants, l'état de santé de Gabriel quarante-cinq jours après sa chute, mais aussi, la vétusté des couloirs, les malheurs de l'Hôpital et de l'Éducation nationale. Il sait qui elle est, c'est certain. Une vague prof qui n'était même pas dans l'emploi du temps de son patient, qui vient le voir parce qu'elle culpabilise, qui lui lit de la poésie parce qu'elle voudrait sauver les humains, les forêts et les cachalots... Il s'en fiche. 
Il lui parle comme si c'était une proche, un pion essentiel sur l'échiquier mental de Gabriel, au même titre qu'une tante ou une amie de la famille. Parce qu'elle est là. Parce que, à sa façon, elle lui fait du bien.
- Vous savez, dit le médecin en caressant sa joue avec un stylo, on ne s'y habitue jamais.
- À quoi ?
Il baisse les yeux.
- Je vais vous raconter une histoire. À l'époque, j'étais étudiant en médecine. En stage au Samu. On est appelés à 2 heures du matin pour une gamine. Tentative de suicide. Elle a avalé une boîte d'anxiolytiques à cause d'une rupture. Elles font toutes mal, les ruptures, et là, c'était sa première. On ne doit pas chercher à mourir pour ça, mais voilà, on est trop sérieux quand on a seize ans. La petite s'est bien amochée, elle a pris beaucoup, beaucoup de cachets. On arrive, on entre dans sa chambre pleine de posters colorés. Elle est par terre - il désigne le sol vert du couloir -, sur la moquette. Le pompier qui l'a prise en charge avant notre arrivée est épuisé par les massages. Je prends le relais, je masse comme je n'ai jamais massé de ma vie. Mes doigts cherchent à devenir des baguettes magiques, vous voyez. Le chef intube. Je prie, je masse, je prie, je masse, je pense à Mandrake, le magicien qui me faisait rêver quand j'étais môme, je pense à tous les dieux de la terre. Mais... Elle meurt.
Il parle plus bas. Il semble fatigué, tout à coup. 
- On ramène le corps sur le lit. Son pied heurte le mur. Là, une vieille photo tombe: elle a les cheveux tressés, elle serre dans les bras une autre fille, sa sœur peut-être, ou sa BFF, ou sa cousine. Je ramasse la photo. Je la pose sur la table de nuit. Ça me troue l'âme. Ça me découpe en rondelles.
Le médecin se pince l'arête du nez.
- Je ne me souviens pas du départ. Je me revois juste quelques heures plus tard, en train de refuser le verre de gnole qu'une grand-mère veut nous offrir parce qu'on a suturé sa plaie à la tête. En train de me dire que c'est dingue, que sur ce planète on naît, on meurt, on se suicide à seize ans ou on boit de la mirabelle à quatre-vingt-cinq. On se dit que le sens de la vie est protégé par un code, et qu'il est impossible à trouver. »

« Je le sais bien, que l'on passe son temps à décevoir des gens et à rater des trains, qu'il y a plus de trognons de pommes et de peaux de bananes que de tartes et de gâteaux, que la vie rime plus souvent avec salsifis qu'avec umami, et que c'est le bordel, même quand c'est bien rangé. Mais c'est parfois plus compliqué à admettre, l'échec, l'amertume, les salsifis. »

« Plus tard, dans une librairie où elle a ses habitudes, Romane cherche de l'inspiration. Elle se dit que l'art en général, et la littérature en particulier, existe parce que la perfection n'existe pas. Mais la littérature ne peut pas grand-chose contre la violence du monde. Elle n'arrête pas les balles, ne remplit pas les estomacs, n'empêche pas les hommes de tomber. Elle ne peut rien contre les guerres, dont elle est souvent l'une des premières victimes - piétinée, brûlée, interdite. Elle ne met à l'abri de rien. En revanche, la littérature panse merveilleusement les plaies. Elle est la bouée des chagrins grands comme des verres d'eau, des chagrins petits comme des océans. »

« Je pose une tasse propre sur l'égouttoir, en plonge une autre dans l'eau chaude, frotte la paroi intérieure avec ma vieille éponge, tandis qu'un psychopédagogue au nom rempli de consonnes intervient avec fermeté : On ne doit pas punir l'enfant, mais un comportement. Éteindre un comportement, ça ne posera jamais de problème. Il faut aussi des techniques pour pouvoir intégrer la punition et la sanction dans une forme de bienveillance... Si l'enfant est aimé et sécurisé, il va se développer.
J'aime mon fils.
Ne l'ai-je pas assez sécurisé ?
Où étais-je, tandis qu'il se faisait humilier, terrifier, rabaisser, détruire ? 
En train de lui enjoindre de se tenir droit, de availler plus, de répéter que c'était son avenir qu'il jouait, que je ne pourrais pas toujours être derrière lui.
En train de nager à contre-courant, hors sujet, à côté de la plaque. »

Quatrième de couverture

Quatorze ans : l'âge de l'insouciance, des parties de foot, des copains, des premiers flirts. Pour tout le monde, sauf pour lui. Gabriel est à l'hôpital, inaccessible aux mots de réconfort et aux remords de son père et d'une prof de son collège. Car les adultes n'ont rien vu venir. Ni les înjures en classe ou sur les réseaux sociaux, ni ce matin de mai où Gabriel n'a plus supporté de voir son adolescence volée par ses harceleurs. Mais dans cette saison en suspens se puisent aussi des trésors pour l'avenir.

Depuis Rester sage (selection Goncourt du premier roman 2012) jusqu'au Coeur arrière (Prix Erckmann-Chatrian 2022), Arnaud Dudek façonne une œuvre fine et sensible. Bouleversé par le mal-être d'enfants harceles a l'école, il écrit Un printemps en moins entre colère et lucidité, dans une forme chorale qui embrasse le ressenti des victimes comme de leur entourage. Une histoire coup de poing.

« Parce qu'il n'a pas fini de scroller, d'avoir le seum ou la rage, parce qu'il doit dévorer Perec et admirer Hopper, parce qu'il doit connaître des tas de nuits qui sentent l'écorce d'orange, parce qu'il doit prendre son temps, le large ou un crédit, parce qu'un abruti vomira du rhum sur sa paire de Nike Air Max TW neuve avant de devenir son meilleur ami, il doit se réveiller. »

Éditions Les Avrils,  septembre 2024
122 pages 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire