mercredi 2 juillet 2025

Trois ans sur un banc ★★★★★ de Jean-François Beauchemin

Témoignages "aussi bigarrés que singuliers", un petit livre de "banalités extraordinaires", des nouvelles attendrissantes, émouvantes, drôles, surpenantes, cocasses,  certaines banales, d'autres ancrées dans l'Histoire, la très grande majorité d'entre elles poussant à la réflexion. Souvent, j'ai stoppé ma lecture pour m'imprégner du témoignage,  des mots lus, parfois pour relire la courte nouvelle (maximum 2 pages). De nombreux thèmes y sont abordés : amitié, racisme, superstition, culpabilité, vieillesse, regrets, bonheur ... 
Une multitude de fragments de vies couchés sur papier. Je retiendrai parmi tant d'autres (il y en a quand même plus de 120) l'histoire de cette femme de ménage munie d'un passe-partout qui se trompe de maison, du dernier spécimen de corneille qui vient s'éteindre dans le jardin d'une certaine Lily-Rose, d'un cultivateur de racines qui voulait construire une maison...
À savourer petit peu par petit peu.
« La littérature n'est pas une affaire de vérité. La vérité elle-même, d'ailleurs, n'est jamais littéraire. Je vais dire les choses simplement, et sans doute bêtement : la réussite d'un livre repose sur le choix des mots, et sur leur agencement dans la phrase. Pour un écrivain, il s'agit toujours de mentir avec discernement, rythme et euphonie. Allez directement au but, et allez-y en frappant un tambour et en scandant des slogans. Écrivez comme si vous chantiez un hymne national. Mais voici mon conseil le plus précieux : les trois quarts du temps, taisez-vous. Laissez les mots décider. »

« La plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le côté mystérieux de la vie. »
Albert Einstein 

« NOTE AU LECTEUR

J'étais assis sur mon banc préféré, au milieu du petit parc, lorsqu'un inconnu est venu s'asseoir à son tour pour se confier à moi. Son récit m'a ému surtout par son caractère unique et, je dirais, son pragmatisme rêveur : c'était une histoire vraie, mais en quelque sorte tapie dans les angles morts de la réalité. Je songeais, en le regardant ensuite s'éloigner, que des milliers d'anecdotes tout aussi passionnantes attendaient sans doute d'être racontées. L'idée m'est alors venue de provoquer les choses en ce sens. Pendant trois ans, chaque semaine ou presque, je suis retourné m'installer sur ce même banc. Lorsque quelqu'un venait m'y rejoindre, je lui demandais s'il avait une histoire de ce genre à me raconter. Les témoignages, peu nombreux au début, ont au bout d'un temps commencé à affluer. Le bruit s'était répandu qu'il y avait, dans le parc, un écrivain à la recherche de révélations « étonnantes et mystérieuses ». Mon objectif n'était assurément pas de constituer un catalogue de bizarreries. Je tenais au contraire à rester au plus près de la vie la plus ordinaire. Mais je tentais d'apercevoir dans les paroles de tous ces gens une forme de relief, trop souvent aplani par notre très moderne emploi du temps. C'est comme ça qu'est né ce livre, qui est une espèce d'anthologie de l'improbable. J'ai dû, pour en assurer la fluidité et le maximum de lisibilité, effectuer sur la plupart des courtes chroniques qui le composent un certain travail technique de synthèse et de syntaxe. J'ai veillé surtout à ne jamais en trahir le sens ou en diminuer la portée (en retirer l'esprit, en somme). Quelques-unes, du reste, me sont parvenues par écrit, par l'entremise d'hommes et de femmes qui venaient m'apporter la lettre non signée d'un ami ou d'un proche désireux de conserver son anonymat. J'ai pu laisser presque intacts ces récits généralement plus ciselés. Je n'ai revu aucun de ceux et celles que j'ai interrogés: tous et toutes auront passé dans ma vie comme des fantômes, pourrait-on dire, ou comme le vent léger, ne laissant derrière eux qu'une trace, un souvenir à peine moins périssable qu'eux-mêmes. Peut-être les pages que voici en fixeront-elles un peu la fuyante vérité. »
J.-F. B. 

« Un temps interminable s'est passé comme ça à me faire rosser. À bout de souffle, en nage, mon bourreau s'est enfin arrêté. Il s'en est retourné, me laissant là, tremblant, avec plusieurs dents cassées, le visage boursouflé, quelques côtes brisées et le corps ensanglanté. C'était le 3 juillet 1964, le lendemain de ce jour mémorable où le président Johnson a fait adopter par le Congrès des États-Unis le Civil Rights Act, mettant fin à toutes formes de ségrégation et de discrimination reposant sur la religion, le sexe, l'origine ethnique ou la couleur de la peau. Je venais en quelque sorte de me faire rappeler à l'idée que cet idéal de justice et d'égalité, si cher au monde moderne, n'était encore qu'un idéal justement, un beau fruit sempiternellement ralenti dans sa croissance par l'ombre épaisse de la haine. »

« On réussit donc à être heureux, parfois, malgré le danger, la souffrance, et la mort qui rôde ? Oui, on l'est sans doute, mais alors d'une autre espèce de bonheur. »

« J'espérais rejoindre Radisson dans les vingt-quatre heures. C'était sans compter la dangereuse densité de la forêt boréale, la menaçante présence des animaux, la froidure des nuits sous ces latitudes et, surtout, mon peu d'expérience dans ce genre d'expédition en solitaire. Je ne décrirai pas ici les innombrables périls auxquels j'ai dû faire face durant cette malheureuse aventure en milieu hostile. Ses quelques enseignements me paraissent plus dignes d'intérêt.
Durant cette épreuve presque surhumaine au cours de laquelle je me suis mesuré à moi-même, ma peur, parvenue à un certain degré de combustion, s'est consumée au feu de sa propre chaleur. Une sorte de courage désespéré est sorti de cet embra-sement. Je me suis aperçu alors que la peur en elle-même n'était pas une fin, mais le premier matériau nécessaire à la bonne marche de l'espérance humaine. J'ai compris que, même repoussé à la périphérie des choses et de l'existence, je pouvais encore continuer d'avancer dans cette nuit noire. Je comprends surtout aujourd'hui que le tressaillement dont j'ai été parcouru pendant ces quelques heures était le même, ou était en tout cas du même ordre, que celui qui me secouait à ces moments de ma vie où je tremblais par amour. »

« L'ORDRE DES CHOSES

Il y avait, dans la cour de la maison familiale, un arbre très haut dont les premières branches étaient irrésistiblement accessibles pour un jeune casse-cou de mon espèce. J'y grimpais surtout parce que j'aimais la sensation de vertige que l'ascension me procurait, et l'illusion que, mon équilibre étant alors fragilisé, le monde autour de moi se déplaçait. Cette forme d'ivresse a survécu à l'enfance et s'est transportée dans l'âge adulte, a perduré durant les années de maturité puis jusque dans la vieillesse. J'atteindrai très bientôt l'âge consternant de quatre-vingt-douze ans, aussi bien dire que je ne grimpe plus aux arbres depuis fort longtemps. Mais je ne me suis pas lassé de ce beau tourbillon qui, aux jours tendres de mon enfance, contrariait déjà l'ordre des choses, brouillait pendant une heure l'agencement de ce monde décidément bien à sa place, et pour moi trop proprement aménagé. Je tâcherai de mon mieux de le prolonger dans ma mort: j'ai demandé que, dans ce petit cimetière où j'ai choisi de passer mon éternité, on m'enterre sous l'arbre le plus haut et qu'on laisse à ma portée une échelle bien solide (le comble serait que, devenu squelette, je me rompe les os!). Mais, qui sait? Peut-être l'au-delà est-il bien moins ordonné, bien moins immobile qu'on se l'imagine. »
Christian Gibeau, 2 juin 

« J'hésite à l'écrire, mais il faut bien, un jour ou l'autre, assumer que la goupille carrée de certains faits n'entre pas très bien dans le trou rond de la réalité. Mon frère, dont la sincérité ne peut être mise en doute, affirme en tout cas avoir vu ce jour-là son fidèle et dévoué compagnon de travail longuement observer un écureuil grignoter l'écorce d'un arbre, puis, s'en inspirant, ronger ses liens, se remettre debout, et partir au galop à la recherche de secours. »

« Notre amitié, cependant, y a joué un rôle majeur. Elle ne s'est jamais démentie, et continue d'allonger ses grandes ailes sur nos vies respectives, et d'y répandre son ombre fraîche et protectrice. »

« J'en suis quant à moi à la fin d'une longue et fructueuse carrière de professeur de littérature, ponctuée d'une quantité appréciable de publications d'inspiration poétique. « Depuis près de cinquante ans, me dit souvent ma sœur en interrogeant de ses yeux plissés les milliers d'astres scintillants, depuis près de cinquante ans tu n'as jamais cessé d'être poète et de décrire le monde en développant une espèce de philosophie du beau. Il m'est arrivé de penser que cette approche était en quelque sorte un aveu d'impuissance, une incapacité profonde à comprendre le mécanisme fondamental de la création de l'Univers. Mais plus je m'enfonce dans mes travaux de recherche et plus j'affine mon observation des dispositifs célestes mis en œuvre pour que ce monde puisse seulement exister, plus il me semble que, parvenus à un certain degré de maîtrise, tes vers et mes équations se rencontrent et peuvent, ensemble, expliquer au moins un peu la présence de toutes ces merveilles. » Nous n'allons plus depuis longtemps, Lucie et moi, patiner sur le petit lac de notre enfance. Mais je reste persuadé que nous conserverons jusqu'à la fin quelque chose de nos arabesques si semblables à celles que faisaient, au-dessus de nous, ces milliers d'étoiles glissant sur la nuit nordique. »

« Ça n'a pas été un sauvetage spectaculaire, fait dans les règles de l'art, avec style et tout. Mais ç'a été un vrai miracle, et je crois que tous les prodiges répertoriés dans les annales ne sont pas plus beaux que celui de ma bonne tante Eugénie apprenant à nager, pourrait-on dire, par induction spontanée. »

« Un jour peut-être ils comprendront. C'est un fait : il y a sur la Terre davantage de machines informatisées que d'êtres humains. Dans un avenir sans doute moins éloigné qu'on le pense, quand nous aurons poussé suffisamment loin nos connaissances en intelligence artificielle, ces quelques milliards de téléphones, de montres, de télévisions, de robots ou d'automobiles regroupés en une multitude revendicatrice remettront en question les plus fondamentales de nos idées sur les institutions, la démocratie, le bon usage du monde et l'exercice du pouvoir, puis nous forceront à partager avec eux le trône sur lequel, en toute bonne foi et en ne pensant pas à mal, nous nous sommes installés. Je ne dis pas que notre suprématie est une si bonne chose et devrait se poursuivre indéfiniment. Je pense l'inverse: l'heure approche où nous n'aurons plus le choix de coexister harmonieusement avec les membres d'autres espèces, et de nous adapter à d'autres formes de réalités. Mais je ne veux tout simplement pas participer à l'espèce de film d'horreur dans lequel il se pourrait qu'on nous demande de jouer le rôle de demi-humains. »

« LIBRE PENSÉE

Mes parents m'ont baptisé de l'étrange prénom Liberio Pensiero, libre pensée en italien. La question n'est pas primordiale dans ma vie, mais je me suis récemment demandé avec pas mal d'insistance pourquoi ma pensée, justement, avait aussi peu ressemblé à ce prénom que je porte depuis près de huit décennies. Oh, je ne suis pas en train de dire que j'ai été la majorité du temps contraint de croire à des idées qui n'étaient pas les miennes. Mais, comme tout le monde, j'ai dû plus souvent qu'à mon tour sacrifier en chemin quelques convictions. À une certaine époque, par exemple, j'ai cru dur comme fer qu'il valait toujours mieux être pauvre et heureux que très riche et accablé. Eh bien, soixante-dix-neuf ans de fréquentation du genre humain m'ont convaincu : je pense aujourd'hui qu'être raisonnablement riche et juste un peu de mauvais poil ne serait pas un trop mauvais compromis. La libre pensée ? Je doute qu'une telle chose puisse jamais exister. »
Liberio Pensiero Stefani, 18 août

« PERFORMANCE AMÈRE

J'étais employé depuis trois ans à la Consumers Plastic Factory, où l'on m'avait affecté à la fabrication mécanisée de flamants roses en plastique (destinés à la décoration des parterres et des jardins). Un matin, à sept heures pile, au moment de m'installer comme d'habitude à mon poste de travail, des milliers de confettis se sont déversés sur ma tête, une musique de fanfare s'est mise à sortir d'un immense haut-parleur, et tous mes collègues d'usine se sont rassemblés bruyamment autour de moi, saturant l'air de leurs cris, de leurs chants et de leurs vivats. Ça n'était pourtant pas mon anniversaire. Que me valait cette soudaine et si joyeuse démonstration de joie ? Tout à coup, j'ai aperçu le patron se frayer un chemin parmi la foule des ouvriers et se diriger vers moi. Puis il s'est planté devant moi et a dit : « Francis, je te félicite. Hier, tu as fabriqué dans cette usine le six cent soixante-quatorze millième flamant rose. Je me suis renseigné: ça signifie qu'il y a désormais sur Terre plus de flamants en plastique que de flamants en chair et en os. » »
Francis Salgado, 16 septembre 

« J'accepte volontiers qu'on me juge sévèrement, et qu'on décrète (en s'appuyant sur quels critères, je me le demande) qu'aucune âme ne palpite en réalité au fond de moi. Mais on se trompe, et on démontre avec un tel a priori une grande méconnaissance de la nature humaine, en laquelle à vrai dire tout se mélange et rien n'est jamais tout à fait bien délimité : le beau et le laid, l'amour et la haine, le bien et le mal. »

« L'HÉROÏSME

Une série de revers, dus en partie au hasard, mais surtout à mon incurable propension à l'autodestruction, m'avait mené au fond du gouffre. Je vivais à présent dans la rue, dépourvu de tout, obtenant tant bien que mal en les mendiant les quelques dollars nécessaires à mon unique repas quotidien (et aux deux litres de mauvais vin qui achevaient chaque jour de me démolir le foie). Les nuits d'hiver étaient les plus dures. Dormir à même le ciment des trottoirs, emmitouflé de multiples couches de vêtements sales, usés à la corde et malodorants n'est pas seulement atrocement inconfortable : c'est l'une des expériences humaines les plus humiliantes qui soient. Ne vous attendez pas à une description plus détaillée de ma misérable vie d'alors, et des pauvres moyens que, bien maladroitement, je prenais pour y échapper. Le vol, la prostitution, la tricherie sous toutes ses formes n'ont jamais brillé au firmament des héros. Et pourtant: je m'en suis sorti, j'ai mis derrière moi ces années d'enfer. Et laissez-moi vous dire une chose: c'est héroïque. »
Olivier Kirouac-Marquis, 6 août 

« Certains de mes jours, c'est vrai, sont désormais assourdissants de silence. Mais la vérité, comme souvent, est plus complexe, et moins effrayante qu'on le dit. La solitude du dernier âge n'est assurément pas la meilleure chose qui puisse vous arriver. Seulement, je découvre qu'à maints égards, être très vieille n'est pas la catastrophe dont on m'avait parlé. Pourquoi les gens ont-ils si peur de vieillir ? Vous vous sentez plus mature, vous saisissez mentalement beaucoup de choses autrefois inatteignables. Vous êtes moins agitée, plus à l'affût de la grande énigme de la Vie. Ce matin, par exemple, en contemplant les fleurs délicates de l'amélanchier, j'ai eu le réflexe de prendre le téléphone pour appeler Laura. Ça n'a duré que l'espace d'une seconde, mais c'était comme si, durant ce bref intervalle de temps, mon amie était encore mystérieusement vivante. Avant ça, je ne savais pas que nos morts, en réalité, continuent de vieillir avec nous. Oui, pourquoi craindre la grande vieillesse ? Vous échangeriez tout ça, cette nouvelle compréhension du monde, ce calme devant l'inconnu, cette impression sourde de vous approcher de quelque chose d'incommensurable, vous échangeriez tout ça pour une peau plus douce, une allure plus rapide, une force physique encore intacte ? Pas moi. »

« LA MUSIQUE

N'avez-vous pas ce sentiment, parfois, que le présent n'existe pas ? Que chaque instant de votre existence est en train soit de glisser vers le passé, soit de s'envoler vers l'avenir? J'aurai tenté de bien des manières de lutter contre cette impression vertigineuse. L'absorption dans la musique demeure encore à présent pour moi le moyen le plus sûr d'y parvenir. Pourquoi sommes-nous émus en écoutant une suite de notes ? Personne ne le comprend. J'en arrive à me dire que ce langage mystérieux est peut-être la forme que prend le présent pour se rendre enfin perceptible à la sensibilité humaine. La vieillesse et la maladie me forceront d'ici quelques mois à quitter cette vie que j'ai voulue honorable sinon aux yeux de mes semblables, du moins dans le regard de Dieu. Quand je me présenterai devant lui et qu'il me demandera comment j'ai occupé mon séjour sur la Terre, je répondrai que j'ai essayé de mon mieux de capturer cet esprit presque insaisissable dissimulé dans l'intervalle séparant le passé et l'avenir, et qui, je le crois, est le siège de toute musique. »
Jean Cordier, 23 février 

« « Quand tu sauras bien trouver les mots qu'il faut, et nommer ce qui t'entoure, ce qui te hante, te submerge ou t'émerveille, me répétait-elle, alors le monde se mettra à exister vraiment. » Ce que ça pouvait bien signifier, je me le suis demandé toute ma vie. Mais je commence à mesurer, à présent que je puis mettre mon expérience en perspective, toute la clairvoyance des paroles de maman. Les mots sont le corps du temps. Sans eux, nous flotterions dans une espèce de néant qui n'est peut-être pas la mort, mais son antichambre. »

« La littérature n'est pas une affaire de vérité. La vérité elle-même, d'ailleurs, n'est jamais littéraire. Je vais dire les choses simplement, et sans doute bêtement : la réussite d'un livre repose sur le choix des mots, et sur leur agencement dans la phrase. Pour un écrivain, il s'agit toujours de mentir avec discernement, rythme et euphonie. Allez directement au but, et allez-y en frappant un tambour et en scandant des slogans. Écrivez comme si vous chantiez un hymne national. Mais voici mon conseil le plus précieux : les trois quarts du temps, taisez-vous. Laissez les mots décider. »

« « Ne te détourne pas si vite des idées qui ne te conviennent plus. Ce sont souvent les petites veilleuses qui restent allumées quand la flamme aveuglante de nos préjugés est soufflée par le vent. » Par-delà les épaisses obscurités de la mort, maman me rappelait donc à l'ordre. »

« LE MONDE EST BIZARRE

Pour calmer mes anxiétés, ou du moins pour m'en détourner, mon psychiatre m'a suggéré un jour de commencer une collection (cartes postales, vieilles monnaies, sous-bock de bière, etc.) et d'y consacrer le maximum d'attention. J'ai joué un moment avec l'idée d'amasser des boîtes de sardines, ou des cuillères touristiques. Puis, un soir, j'ai entendu à la radio un éleveur de volailles friand de statistiques affirmer que les poulets ne pouvaient voler plus de treize secondes à la fois. Ça m'a donné l'envie de me mettre à consigner dans de petits calepins le maximum d'informations de ce genre. C'était entendu: j'allais constituer une collection de faits méconnus. Le saviez-vous ? À l'âge de pierre, toute la population de l'Europe aurait pu tenir sur le pont d'un de nos bateaux de croisière modernes. Au Kentucky, la loi oblige chaque citoyen à prendre au moins un bain par année. Au cours de sa vie, un être humain fait environ cent mille rêves. Vous êtes âgé de soixante ans ? Vous avez donc consacré à ce jour cinq années de votre vie à vous brosser les dents. J'empile chez moi des dizaines de cale-pins débordant d'observations comme celles-là. À la longue, quelque chose d'apaisant émerge de cette espèce d'encyclopédie : le sentiment d'être né et de vivre dans un monde plus bizarre et plus incompréhensible encore que moi-même. »
Charles Handfield, 28 mars 

« SPIKE

Un jour, en retournant un peu plus profondément que d'habitude la terre de mon potager, j'ai découvert les ossements d'un chien de grande race. Son inhumation était ancienne : à peu près rien d'autre ne subsistait du corps que ces restes déjà à demi fossilisés. Ce qui avait été une médaille de zinc reposait toutefois à la base du cou. On avait tenu, manifestement, à ce que l'animal emporte avec lui son identité, peut-être à l'intention de ceux qui allaient l'accueillir dans l'éternité. Spike (c'était son nom) avait par ailleurs conservé la position dans laquelle l'avaient disposé ses maîtres, perpétuant dans le sommeil de la mort l'attitude méditative de ceux qui, le front penché, prient humblement leur dieu. Les mains barbouillées de terre, je songeais à ceux qui, agenouillés comme moi devant ce trou, avaient pour la dernière fois caressé ce front, prononcé ce nom naguère synonyme de courses, de jeux et d'amour. Chaque détail de cette pauvre tombe trahissait une peine secrète, absolument dénuée de faste et d'éclat. Et je me disais qu'à certaines époques de la vie, les plus favorables de nos prières restaient encore nos larmes discrètes. »
Pierre-Olivier Champagne, 4 novembre 

« UNE VIE SIMPLE

Regardez mon corps : ce teint hâlé, ces yeux bridés et comme plissés sous l'effet de la plus pure lumière du jour, ces cheveux plus noirs que le jais, cette physionomie à la fois trapue et allègre, typique des peuples du plateau himalayen. Pas de doute possible, je suis Tibétain. Avant de quitter mon pays pour venir ici, j'ai été moine bouddhiste dans un monastère presque entièrement coupé de la civilisation. Mes camarades et moi cultivions un potager, nous élevions quelques chèvres et un petit troupeau de moutons, et fabriquions nous-mêmes tout le nécessaire à notre existence : nourriture, boissons, vêtements, outils. Une bonne partie de notre temps était consacrée à la prière. J'ai vécu ainsi durant quinze fabuleuses années. Ensuite divers événements de nature politique m'ont forcé à l'exil, et voilà, je suis arrivé dans votre beau pays. En un sens, j'ai poursuivi ici ma vie monastique. Je continue de prier et de me contenter de peu de chose. Oh, j'ai bien essayé de vivre autrement, par exemple en achetant beaucoup d'objets, en me conformant à certains impératifs de la vie économique qui règle le monde. Mais je ne suis pas parvenu au degré de bonheur que je recherchais. Ce qu'il y a, c'est que je suis heureux avec rien. Je suis heureux dans la vie que j'ai reçue.
Ne ressentez-vous pas, certains jours comme celui-ci, que la vie, la vie véritable, n'est pas faite d'événements marquants, mais de moments infiniment simples ? »

« Il nous faut, autour de nous, la présence d'êtres aimés. Séparés d'eux, nous peuplons le vide de fantômes. »

« PAPILLONS

Il n'y a pas si longtemps, j'ai mis au monde un enfant qui n'a vécu que quelques jours. La petite chambre qui avait été aménagée pour lui est restée silencieuse. Mon mari et moi venions chaque jour y effleurer rêveusement l'un ou l'autre objet, observer un moment les figures colorées du mobile suspendu au-dessus du berceau, poser nos mains un peu tremblantes sur la douce couverture de laine. Oh, mais nous ne cherchions pas, comme vous le supposez peut-être, à ressasser masochistement notre chagrin. Comment dire ? Nous nous efforcions plutôt d'en déplacer les bornes, nous tâchions de voir si une forme de lumière pouvait encore se dissimuler derrière cette ombre épaisse. Il me semble, à la longue, que nous y sommes parvenus. Seulement, nos cœurs désormais sont pareils à ces papillons qui voltigent dans un rai de soleil mais dont on ne peut toucher les ailes sans qu'elles s'effritent sous les doigts. »
Madeline Sauveur, 18 décembre 

« LE TEMPS

Ma vie s'est déroulée pendant un certain temps sans histoires, puis quelque chose que je ne saurais expliquer est arrivé et j'ai été éjecté de l'enfance. Vers l'âge de douze ans, je suis devenu non pas vieux mais tout à coup très éloigné de la naissance. Je suis allé trouver ma mère et lui ai demandé quelle était cette porte qui se refermait en moi. « C'est le temps, m'a-t-elle affirmé avec une sorte de mélancolie très douce dans la voix. À partir de maintenant, ce qui n'était dans ta vie qu'une succession d'événements sans poids réel va se charger de songes, s'alourdir d'engagements, s'épaissir d'ambitions puis s'orienter vers l'avenir afin de te former petit à petit un destin. » Aujourd'hui, lorsque je me retourne, je ne distingue plus de ma naissance qu'un minuscule et lointain point lumineux, qui sans doute s'éteindra au moment de mon entrée dans la mort. À moins, à l'inverse, que ce feu ne reprenne de la vigueur et que le temps, à partir de là, ne poursuive sous une forme différente et d'une façon ou d'une autre sa marche en avant. Oh, n'allez pas vous imaginer que je suis habité par la foi des croyants, qui s'attendent dans l'autre monde à une rencontre. Seulement, j'ai peine à croire que cette vie, que tout ce temps si patiemment aménagé en destin s'achèvera dans une impasse. En tout cas je n'ai pas peur. »
Mario Petitclerc, 8 février 

Quatrième de couverture

J'étais assis sur mon banc préféré, au milieu du petit parc, lorsqu'un inconnu est venu s'asseoir à son tour pour se confier à moi. Son récit m'a ému surtout par son caractère unique et, je dirais, son pragmatisme rêveur: c'était une histoire vraie, mais en quelque sorte tapie dans les angles morts de la réalité. Je songeais, en le regardant ensuite s'éloigner, que des milliers d'anecdotes tout aussi passionnantes attendaient sans doute d'être racontées. L'idée m'est alors venue de provoquer les choses en ce sens. Pendant trois ans, chaque semaine ou presque, je suis retourné m'installer sur ce même banc. Lorsque quelqu'un venait m'y rejoindre, je lui demandais s'il avait une histoire de ce genre à me raconter. Les témoignages, peu nombreux au début, ont au bout d'un temps commencé à affluer. C'est comme ça qu'est né ce livre, qui est une espèce d'anthologie de l'improbable. Car il faut bien, un jour ou l'autre, assumer que la goupille carrée de certains faits n'entre pas tout à fait dans le trou rond de la réalité.

Jean-François Beauchemin est écrivain depuis plus de vingt-cinq ans, Il propose une œuvre pensive, tout aussi lucide que ludique. Il est l'auteur, notamment, du Jour des corneilles (prix France-Québec 2005) et de La Fabrication de l'aube (Prix des libraires 2007). Trois ans sur un banc est son vingt-cinquième ouvrage.

Éditions Québec Amérique,  février 2025
295 pages 

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