Éditions Liana Levi, août 2016
347 pages
Prix du Style - 2016
Quatrième de couverture
Si nous étions en Iran, cette salle d’attente d’hôpital ressemblerait à un caravansérail, songe Kimiâ. Un joyeux foutoir où s’enchaîneraient bavardages, confidences et anecdotes en cascade. Née à Téhéran, exilée à Paris depuis ses dix ans, Kimiâ a toujours essayé de tenir à distance son pays, sa culture, sa famille. Mais les djinns échappés du passé la rattrapent pour faire défiler l’étourdissant diaporama de l’histoire des Sadr sur trois générations: les tribulations des ancêtres, une décennie de révolution politique, les chemins de traverse de l’adolescence, l’ivresse du rock, le sourire voyou d’une bassiste blonde…
Une fresque flamboyante sur la mémoire et l’identité; un grand roman sur l’Iran d’hier et la France d’aujourd’hui.
Négar Djadadi naît en Iran en 1969 dans une famille d'intellectuels, opposants au régime du Shah puis de Khomeiny. Elle arrive en France à l'âge de onze ans après avoir traversé les montagnes du Kurdistan à cheval avec sa mère et sa soeur. Diplômée de l'INSAS, une école de cinéma bruxelloise, elle travaille quelques années derrière la caméra. Elle est aujourd’hui scénariste, aussi bien de documentaires que de séries, et vit à Paris.
Désorientale est son premier roman.
Mon avis ★★★★★
«On a la vie de ses risques mes chatons. Si on ne prend pas de risque, on subit, et si on subit on meurt, ne serait-ce que d'ennui.»
Un voyage transgénérationnel réussi à travers l’Histoire de l'Iran, les légendes familiales, un regard acéré sur la dure réalité des événements iraniens contemporains, sur l'exil, le déracinement, l'homosexualité et quelques notes de douceur insufflées par l'enfance et l'amour.
Un très beau récit à la construction remarquable. On s'y perd un peu au début quand même, ça part dans tous les sens, on passe d'une génération à l'autre sans bien comprendre les liens qui unissent chacun des protagonistes (n'hésitez pas, rapidement, à lire la généalogie présente à la fin du roman), mais l'auteure manie la plume à la perfection et notre égarement ne dure point.
Kimiâ, la narratrice, en exil à Paris nous raconte sa famille, les coutumes iraniennes, la condition de la femme iranienne, entremêle la petite histoire dans la Grande, opère de nombreux flashbacks, évoque ses parents révolutionnaires modernistes, son père particulièrement, Darius Sadr, tout à la rébellion, à la Révolution, qui «gardait pour lui l'essentiel de son existence. Vouloir tout connaître de lui aurait été l'abîmer», qui lui transmet ce message : «On écoute mieux avec les yeux qu’avec les oreilles. Les oreilles sont des puits creux, bons pour les bavardages. Si tu as quelque chose à dire, écris‑le». Darius Sadr incarne le mouvement protestataire des intellectuels à l'origine de la révolution iranienne de 1979, et nous amène à comprendre que Khomeiny n'était pas seul à l'origine de ce soulèvement. C'est toute une jeunesse qui s'est soulevée.
«Sadr fut le premier intellectuel qui interpella directement le Shah. Dans la lettre ouverte qu'il lui adressa en 1976 et qui circula très vite parmi les étudiants dont beaucoup furent arrêtés pour l'avoir en leur possession, il dénonça ouvertement les incohérences du régime, la répression et l'absence de liberté d'expression, le fossé économique entre l'élite et le peuple tenu à l'écart des profits colossaux engendrés par l'argent du pétrole. Cette lettre peut être considérée comme la première pierre de la révolution iranienne de 1979. (article du Monde, retrouvé par Kimiâ, daté du 2 février 1989)»
Kimiâ nous raconte aussi l'exil, la quête d'identité, l'intégration, la désintégration, car «pour s'intégrer à une culture, il faut ... se désintégrer d'abord, du moins partiellement de la sienne. Se désunir, se désagréger, se dissocier.» Elle a quitté son pays natal, est devenue une «désorientale». L'exil qu'elle vit comme un drame «Les choses comme les êtres existent, mais il faut faire semblant de vivre comme s'ils étaient morts.», hantée par la nostalgie et la culpabilité «Comme si injecter une dose de bien-être dans le quotidien signifiait à la fois désintérêt et oubli. S'amuser alors que les proches et le peuple, étranglés par la répression et massacrés par les bombes de Sadam Hussein, sombraient.»
«Il paraît qu'un jour l'humoriste américain Jack Benny a demandé à Sammy Davis Jr., rencontré sur un terrain de golf, à combien se montait son handicap. Celui-ci lui aurait répondu : " Je suis borgne, noir et juif, ça ne suffit pas ? " L'exil me rapprocha beaucoup de Sammy Davis Jr.»
Kimiâ court sans cesse après le présent. «Mais le présent n'existe pas. Ce n'est qu'un entracte, un répit éphémère, qui peut à chaque instant être balayé, détruit, pulvérisé, par les djinns échappés du passé.»
Un livre très dense, chargé d'émotions, qui éclaire sur l'Histoire contemporaine de l'Iran et qui remue franchement !
«...la liberté est un leurre, ce qui change c'est la taille de la prison.
Le Shah s'est moqué du monde avec sa Révolution Blanche entreprise à coups de publicité et d'autocongratulation alors que l'argent du pétrole est détourné par millions. Quelle supercherie ! Quelle arnaque ! Vouloir occidentaliser une société sculptée dans la misère et l'oppression est une ânerie de couloirs du Palais, de la poudre de perlimpinpin jetée d'un balcon pour faire spectacle. La justice et l'égalité, la sécurité et la confiance modernisent de fait [...] Pas besoin de Révolution Blanche et de discours solennel. [...] Qui s'accrocherait à la robe des mollahs s'il a une administration pour l'écouter ? Qui se permettrait de voler l'argent du pétrole par tonnes s'il est désigné au suffrage universel ? Seulement voilà, personne ne veut d'une démocratie.
Pour le moment, ce qui éclate le Shah c'est mener sa politique autoritaire, créer l'armée la plus puissante du Moyen-Orient et se faire chouchouter par les Américains, hilares de voir leurs fabricants d'armes se relever de la dépression post-Vietnam et compter les dollars. À chacun ses courbettes.
Dites-vous qu'à partir du moment où les États-Unis mettent une main autoritaire sur la politique d'un pays, de l'autre ils lui fourguent toute sorte de produits militaires, industriels, culturels ou alimentaires. Ce n'est pas de la rigolade l'impérialisme ! Les Iraniens connaissent non seulement Columbo, Ma Sorcière bien-aimée, La Petite Maison dans la prairie, Peyton Place (inconnu des Français) [...] mais captaient CBS, buvaient du Coca-Cola, mangeaient du KFC, roulaient en Chevrolet et baisaient sur des matelas Simmons.
Raconter, conter, fabuler, mentir dans une société où tout est embûche et corruption, où le simple fait de sortir acheter une plaquette de beurre peut virer au cauchemar, c'est rester vivant. C'est déjouer la peur, prendre la consolation où elle se trouve, dans la rencontre, la reconnaissance, dans le frottement de son existence contre celle de l'autre. C'est aussi l'amadouer, le désarmer, l'empêcher de nuire. Tandis que le silence, eh bien, c'est fermer les yeux, se coucher dans sa tombe et baisser le couvercle.
[...] je me surprends à penser que ma grand-mère est née dans un andarouni et a été propulsée dans ce monde au-dessus d'une bassine de terre. Je suis la petite fille d'une femme née au harem. Ma vie a commencé là, au milieu de cette ruche d'épouses prêtes à se massacrer pour être celle qui passerait la nuit avec le Khan. Là, au moment où la Mort et la Vie s'étaient violemment cognées l'une contre l'autre, poussées par un vent insensé venu des plaines de Russie, dans les cris et le sang, les entrailles explosées d'une gamine de quinze ans, les corps minuscules des jumelles orphelines de mère, emmaillotés dans un tissu blanc et présentés à Montazemolmolk, tellement habitué à choisir ses femmes qu'il en avait choisi une et détruit d'un coup son enfance.
Quand on a grandi avec la certitude que la France est l'alliée infaillible, toujours à vos côtés pour vous protéger, on a du mal à accepter qu'elle vous plante délibérément un couteau dans le dos et vous observe vous rétamer sur le bitume. Toutes ces belles citations, tous ces beaux personnages, les Hugo, Voltaire, Rousseau, Sartre, autour desquels avaient gravité vos existences, n'étaient qu'une fiction moyen-orientale, une fable naïve pour des individus à l'esprit romantique comme Sara. Nous n'avions ni allié, ni ami, ni refuge. Nous n'avions de place nulle part, telle est la vérité.
Possédez-vous des armes ?Oui, le stylo de mon marie !Ne jouez pas au plus malin avec nous, madame.Je ne joue pas. Si son stylo n'est pas une arme, alors qu'est-ce que je fais là ?
Des millions et des millions d'individus, liés les uns aux autres, ne faisaient qu'un seul corps. Le coeur des uns dans la poitrine des autres, les tripes nouées ensemble, à ressasser les mêmes phrases, les mêmes mots. Démocratie. Liberté d'expression. Droit de vote. Des mots extraordinaires; fragiles comme des nouveau-nés, sanguinolents et nus, intimidants de beauté, avec lesquels il y avait désormais un destin à bâtir.
J'étais certaine que devenir adulte privait plus qu'il n'accordait, empêchait plus qu'il n'autorisait.
Voilà ce que j'avais appris d'eux [Néerlandais] : chacun est libre d'être ce qu'il est, de désirer ce qu'il désire, de vivre comme il l'entend, à condition de ne pas nuire à la tranquillité d'autrui et à l'équilibre en général. Un principe de vie à l'exact opposé de la culture persane où dresser des barrières, se mêler de la vie des autres et enfreindre les lois est aussi naturel que la respiration.
Je prends de plein fouet le punk et le postpunk. John Lydon, Ari Up, Ian Curtis, Joe Strummer, Peter Murphy, Siouxsie, Martin L.Gore. Leur musique comble chaque trou, affectif, intellectuel, creusé dans ma vie. Elle devient mon pain quotidien, ma bouée de sauvetage. Parce qu'elle remet le monde à sa place et déchiquette la belle apparence. Parce qu'elle sent la colère, la transpiration, les grèves, les quartiers ouvriers, les révoltes, la poudre. Parce qu'elle dénonce l'hypocrisie du pouvoir, détruit les certitudes, les affirmations sociales, les affirmations idéologiques censées nous expliquer comment tourne le monde. Parce qu'elle est faite pour que les gens comme vous regardent les gens comme moi.»
C'était un de mes coups de cœur de l'année dernière.
RépondreSupprimerUn très bon roman, je comprends qu'il puisse faire partie de tes coups de coeur. Super ton blog en deux langues !
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