Éditions Grasset, mai 2010
Traduit de l'allemand par Alzir Hella
458 pages
Édition originale Ungeduld des Herzens, 1939
Quatrième de couverture
En 1913, dans une petite ville de garnison autrichienne, Anton Hofmiller, jeune officier de cavalerie, est invité dans le château du riche Kekesfalva.
Au cours de la soirée, il invite la fille de son hôte à danser, ignorant qu'elle est paralysée. Désireux de réparer sa maladresse, Anton accumule les faux pas qu'il attribue à ce que Stefan Zweig appelle l'impatience du coeur ". Une histoire d'amour déchirante où la fatalité aveugle ceux qu'elle veut perdre. Les personnages du seul roman - désigné comme tel en sous-titre - que Stefan Zweig ait achevé sont les spectateurs hébétés de leur tragédie, symboles d'une civilisation décadente mais incapable de résister à l'ivresse d'une dernière valse.
La prose de Stefan Zweig, brillante et raffinée, est comme le vestige de cette civilisation engloutie par la folie du XXe siècle.
Mon avis ★★★★★
« Il y a deux sortes de pitié. L'une, molle et sentimentale, qui n'est en réalité que l'impatience du cœur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d'autrui, cette pitié qui n'est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l'âme contre la souffrance étrangère.Et l'autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu'elle veut et est décidée à persévérer avec patience et tolérance jusqu'à l'extrême limite de ses forces, et même au-delà. »
Sublime écriture, me voilà une nouvelle fois conquise par les mots de Stefan Zweig. Un roman passionnant, qui tient en haleine, qui tourmente et dont l'analyse des sentiments est une nouvelle fois d'une grande finesse, exceptionnelle. Stefan Zweig nous entraîne ici dans un quasi huit-clos, où le personnage central Anton Hofmiller, jeune et bel homme, officier autrichien va faire preuve d'une pitié lâche, s'embourber dans des faux pas et se faire prendre à ses propres pièges. La pitié sentimentale, dont il fait preuve à l'égard d'Edith de Kekesfalva, une jeune fille handicapée, prend une ampleur telle, qu'elle va se retourner contre lui et devenir extrêmement dangereuse. Stefan Zweig se répète beaucoup, mais à travers ses répétitions démontre à quel point cette pitié, cette "impatience du coeur" peut être dramatique et irréversible. Le personnage d'Hofmiller est faible et pathétique, il manque cruellement de courage et à plusieurs reprises, on a juste envie de le secouer tellement il fait preuve de naïveté et de lâcheté à plusieurs reprises, alors qu'il aurait eu tant d'occasions de rattraper ses maladresses. Le docteur Condor, personnage très attachant, valeureux a pourtant essayer de le mettre en garde contre cette pitié dévastatrice, l'a sermonné et lui a donné les billes pour éviter le pire :
« C’est un sentiment à deux tranchants que la pitié. Celui qui ne sait pas s’en servir doit y renoncer. Ce n’est qu’au début que la pitié -comme la morphine- est un bienfait pour le malade, un remède, un calmant, mais elle devient un poison mortel quand on ne sait pas la doser ou y mettre un frein. Les premières injections font du bien, elles calment, arrêtent la douleur. Malheureusement l’âme comme le corps humain possède une faculté d’adaptation extraordinaire. De même que les nerfs réclament une quantité de morphine de plus en plus grande, de même l’âme a besoin de plus en plus de pitié et finalement elle en veut plus qu’on ne peut lui en donner. Le moment vient inévitablement où il faut dire « non » et ne pas se soucier si celui à qui on le dit vous hait plus pour ce « non » que si vous aviez toujours refusé de l’assister. Oui, mon cher lieutenant, il faut savoir dominer sa pitié, sinon elle cause plus de dégât que la pire indifférence. Cela, nous le savons, nous autres médecins, et les juges aussi le savent, et les huissiers et les prêteurs. S’ils cédaient tous à la pitié plus rien ne marcherait. C’est une chose dangereuse que la pitié, terriblement dangereuse ! Vous voyez vous-mêmes le mal qu’a causé votre faiblesse ».
« C’est vous charger d’une lourde, d’une très lourde responsabilité que de rendre quelqu’un fou avec votre pitié ! Un homme doit bien réfléchir avant de se mêler d’une affaire comme celle-ci et savoir jusqu’où il est décidé à aller. Il ne faut pas jouer avec les sentiments d’autrui. Ce qui importe pourtant ce n’est pas si l’on agit durement ou avec douceur, mais uniquement le résultat qu’on obtient en fin de compte »
Au travers du personnage de Condor, l'antisémitisme, quand celui-ci raconte à Hofmiller la véritable identité de de Kekesfalva :
« Le mieux est que nous débutions par le commencement et que pour le moment nous laissions de côté l'aristocratique M. Lajos von Kekesfalva. Car à cette époque il n'existait pas encore. Il n'y avait pas de propriétaire foncier en redingote noire et lunettes d'or, pas de gentilhomme ou de magnat qui portât ce nom. Il y avait seulement, dans une misérable petite bourgade à la frontière hungaro-slovaque, un petit juif à la poitrine étroite et aux yeux vifs du nom de Léopold Kanitz et que tout le monde appelait, je crois, Lämmel Kanitz. »
Je me souviendrai aussi des très belles et riches descriptions de la garnison dans laquelle officie Hoffmiller, celles de la vie d'une petite ville austro-hongroise au début du siècle dernier, avant que n'éclate la Grande Guerre.
Un texte extrêmement poignant, ô combien touchant et déchirant !
« Même aujourd’hui, après des années, je n’arrive pas à fixer la limite où a fini ma maladresse et où a commencé ma faute. Il est probable que je ne le saurai jamais. »
«On peut tout fuir, sauf sa conscience.»
«Avec un bon cognac, qui vous chauffe d'une façon admirable, un bon et gros cigare, dont la fumée vous chatouille délicieusement les narines, avec à côté de soi, deux belles jeunes filles joyeuses, et après un dîner succulent, il est facile, même à l'homme le plus bête, de se montrer agréable en conversation.
[...] dans la mystérieuse alchimie des sentiments, la pitié pour un être impuissant se colore insensiblement de tendresse.[...] en dépit des efforts les plus adroits, les rapports entre un homme sain et une malade, entre un être libre et une prisonnière, ne peuvent à la longue rester neutres. Le malheur rend susceptible et la souffrance injuste. De même qu'entre le prêteur et l'emprunteur il subsiste toujours, quoi qu'on en ait, quelque chose de pénible précisément parce que l'un est dans la situation de celui qui donne et l'autre dans celle de celui qui reçoit, de même il subsiste chez le malade une irritation secrète contre les attentions dont il est l'objet. Il fallait être sans cesse sur ses gardes, pour ne pas dépasser la limite à peine perceptible où la sympathie, au lieu d'apaiser la sensible jeune fille, risquait de la blesser.
Les contraires, quand ils se complètent bien, produisent toujours la plus parfaite harmonie. Souvent c'est ce qui surprend le plus en apparence qui est le plus naturel.
C'est seulement quand on sait qu'on n'est pas inutile aux autres que l'existence prend un sens.
Nos décisions dépendent, dans une plus grande mesure que nous ne sommes disposés à l’admettre de notre situation et de notre milieu. Une part considérable de pensée ne fait que transmettre les impressions reçues et les influences subies, et tout particulièrement celui qui dès sa jeunesse a été élevé dans la discipline de l’armée cède à la psychose d’un ordre comme à une contrainte irrésistible. Tout commandement militaire a sur lui un pouvoir absolu, tout à fait incompréhensible du point de vue de la logique. Dans la camisole de force de l’uniforme il exécute, même convaincu de leur absurdité, d’une façon presque inconsciente, sans résistance, les ordre qu’il reçoit, comme un hypnotisé obéit à la volonté de l’hypnotiseur.Vous n'avez été faible que par pitié, et par conséquent pour les motifs les plus convenables...Mais je crois vous avoir déjà averti, c'est un sentiment dangereux, à double tranchant, que la pitié. Celui qui ne sait pas s'en servir doit y renoncer. C'est seulement au début que la pitié - comme la morphine - est un bienfait pour le malade, un remède, un calmant, mais elle devient un poison mortel quand on ne sait pas la doser ou mettre un frein.[...] cela vaut la peine de prendre sur soi un fardeau, si on allège par là la vie d'un autre.Mais moi on ne m'entendra jamais employer le mot "incurable". Jamais ! Je sais, l'homme le plus intelligent du XIXe siècle, Nietzsche, a dit: "Il ne faut pas vouloir guérir l'inguérissable." Mais c'est à mon avis la phrase la plus fausse et la plus dangereuse qu'il ait écrite, parmi tous les paradoxes qu'il nous a donnés à résoudre. C'est justement le contraire qui est vrai et je prétends, quant à moi, que c’est précisément l'inguérissable - comme on l'appelle - qu'il faut guérir si l'on devient médecin, et bien plus: j'ajouterai que c'est devant l'inguérissable que se montre le médecin. Le médecin qui accepte d'avance l'idée de l'incurabilité, déserte sa tâche, il capitule avant la bataille.N'y plus penser... c'est ce que vous désireriez, et vous éteignez la lumière parce qu'elle rend les pensées trop claires, trop réelles. Vous vous efforcez de vous réfugiez, de vous cacher dans l'ombre, vous vous déshabillez pour pouvoir respirer plus librement, vous jetez au lit, pour dormir et ne plus sentir. Mais les pensées, elles, ne reposent pas. Telles des chauves-souris, elles voltigent d'une façon confuse et spectrale autour de vos sens affaiblis, avides comme des rats elles rongent et creusent votre fatigue, si grande soit-elle.En effet, lorsque l'on cause du tort à quelqu'un, on se sent mystérieusement plus à l'aise devant sa responsabilité quand on découvre (ou quand on se persuade) que la personne lésée a elle aussi mal agi à l'une ou l'autre occasion; cela déleste toujours la conscience de pouvoir reprocher à sa dupe ne fût-ce qu'un manquement minime.Je ne vous surestime pas, ni ne vous considère comme "un homme d'une bonté merveilleuse", pour reprendre les louanges de Kekesfalva - mais comme un associé très peu fiable, à cause de l’incertitude de ses sentiments, et d'une particulière impatience du cœur...Aucune faute n'est oubliée tant que la conscience s'en souvient.»
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