samedi 28 décembre 2024

Border la bête ★★★★★ de Lune Vuillemin

Border la bête. 
Une lecture bijou. Comme la douceur d'une étreinte. 
Cocon sensoriel.
La nature en personnage principal.
Et l'amour qui entre par effraction et déborde.
S'abandonner, sentir, écouter.
« Qu’est-ce qui se tait quand nous sommes là ? » 
Spectatrice comblée, émerveillée.
Interpellée aussi. Border la bête témoigne de la difficile cohabitation incontestée entre l'Homme et la Nature.

✨️💚💙 Un texte poétique, finement brodé, minutieusement sculpté qui m'a fait déborder. 💙💚✨️
« Je me demande à quel moment la mémoire passe son souffle sur les sonorités de l'amour. »

En exergue 
« Listening in wild places, we are audience to conversations in a language not our own.
Braiding Sweetgrass : Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge and the Teachings of Plants Robin Wall Kimmerer

Écouter la nature sauvage, c'est être à la fois spectateur et auditeur de conversations dans un langage qui n'est pas le nôtre.
Traduction de Véronique Minder (Tresser les herbes sacrées, éditions Le Lotus et l'Éléphant, 2021) »

« Quand tu m'as demandé d'où je venais, je n'ai pas su quoi répondre. Je ne sais jamais ce qu'entendent les gens lorsqu'ils me demandent d'où je viens. J'ai pensé que tu voulais savoir d'où je sortais, là tout de suite. J'aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n'avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l'océan parce que j'avais l'impression qu'il me soignerait de la mort. Peut-être que j'aurais dû te répondre Je viens d'un endroit où l'on brasse du houblon dans de l'eau, un endroit imprégné d'eau qui sent parfois l'amer, le clou de girofle et les produits d'entretien. Je travaillais pour un homme que j'aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d'à côté en écoutant The Clash. J'ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l'océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop. »

« Décrire le refuge, c'est difficile. On aimerait dire que c'est silencieux, il y a cette brume invisible et cotonneuse qui nous sépare des autres vallées mais silencieux, non, c'est tout sauf silencieux. La forêt autour aboie glapit gémit gronde chante hurle pépie pleure boit siffle rit avale pénètre enroule engouffre souffle aspire s'ébroue s'étonne. Cette musique s'accorde à la couleur du ciel, blanc, tuméfié, brun. »

« Bonheur : nom masculin décrivant l'état d'extrême satisfaction que l'on ressent lorsqu'on est recouvert de la merde et du sang d'un animal sauvage. »

« Sentir qu'on fait partie du paysage autrement que par les traces qu'on laisse. »

« Je suis la trace d'un renard sur le sol blanc. Il neige depuis hier soir. Les branches de conifères s'alourdissent et plient. L'air est figé, les flocons tombent gracieusement en mouvements circulaires à la manière des disamares d'érables sycomores. Je suis autant attirée par la beauté de ce qui vient d'au-dessus que par le mystère de l'animal passé là tantôt, dont je rêve de croiser le regard. Je m'arrête parfois pour tourner sur moi-même. M'accorder au mouvement du matin, danser cette volte, parodier la neige. Sentir qu'on fait partie du paysage autrement que par les traces qu'on laisse. Comment les animaux décriraient-ils mon odeur ? Avec quels mots les arbres parleraient-ils de ma démarche, du poids de mon corps sur le sol ? Les pas du renard disparaissent peu à peu sous une nouvelle couche de poudreuse et me mènent à un marécage encore pris par la glace. Tout autour les touffes d'herbes et leur couleur de miel sombre qui se reflètent dans la glace floutent ce territoire que j'arpente et découvre.
Parfait camouflage pour la solitude qui soudain me prend à la gorge. Le renard n'est pas là, les empreintes s'enfuient et même les corbeaux m'ont laissée seule. Comment un lieu inconnu peut-il être peuplé de tant de fantômes ? Un trille aigu me fait sursauter. Près de moi, sur une fine branche recou- verte d'un lichen vert pâle, un carouge hausse ses épaules orange vif. Une présence ambrée sur le marécage inerte ricoche entre les herbes mortes et l'oiseau. La tourbe dans ma gorge recommence à enfler comme si l'humidité de l'air pénétrait mon œsophage. Moût chêne caramel et la neige se dérobe. Le carouge disparaît avec son cri d'alerte. Alors c'est ça, quelqu'un qui nous manque. »

« On aurait dû appeler le printemps l'éveil. [...] Un seul mot pour décrire cette saison n'est pas suffisant. Il faudrait peut-être une phrase entière, différente ici dans la vallée, au bord de l'océan, en haute montagne, voire dans la vallée voisine. Il nous faudrait, en fait, inventer un dialecte du territoire, former un nouveau dictionnaire de cette chose mouvante, changeante et tenace qu'est la nature. » 

« - Je crois que je ne marche jamais seule en fait.
Il y a toujours des présences avec moi, qui m'empêchent de bien regarder, d'écouter. Mais, comme ça, je dirais que la forêt c'est l'endroit où les corbeaux rigolent, où des animaux de passage que l'on ne voit jamais laissent une odeur que la neige ne recouvre pas, et puis ce... ce son que je n'arrive pas à définir. Un quasi-silence qui est tout sauf un silence. Mais ce n'est pas un bruit non plus. 
[...] 
- C'est un peu comme si le monde autour avait un acouphène qu'on pouvait entendre, tu ne trouves pas ?
- Ah non, encore mieux, c'est comme si on marchait dans l'oreille de la forêt. Tu connais l'histoire du coquillage dans lequel on entendrait la mer mais dans lequel on entend en fait la musique de l'intérieur de notre propre corps ? En forêt on est dans le coquillage, mais l'oreille qui écoute, c'est la forêt et nous... nous on...
- Tu veux dire que la forêt nous prête son oreille ?
- Non, je pense qu'on ne saurait pas quoi en faire. Je ne suis pas sûre qu'on sache écouter comme la forêt. En forêt j'entends des sons, des sons d'ailleurs, qui se réverbèrent dans le paysage. Tu vois, c'est si dur à expliquer, c'est pour ça qu'il nous faut inventer des mots. »

« Il y a des hommes et des femmes qui tentent de repousser le non-humain hors d'un espace délimité. Leur «chez eux», un enclos en soi. Et cet espace obéit à des règles esthétiques humaines, demande de l'ordre, ce fameux équilibre. Le souci, c'est que nos limites n'existent pas pour la sittelle, l'orage, la biche, la tique, le gel ou le taon. Ils les traversent, les enjambent, les survolent sans le savoir puisqu'elles n'existent que dans nos esprits. On ne manque pas d'imagination pour tuer, dit Jeff au volant du camion. À ce moment, je me demande ce que font les larmes derrière son œil qui ne marche pas. Si ça s'accumule jusqu'à l'assèchement. Si ça lui fait une nappe phréatique d'eau salée. Par la fenêtre, je suis la lisière de la forêt, ou plutôt la cicatrice de la forêt, puisque la route est venue la couper en deux. Nous roulons chez une femme qui a dynamité un barrage de castors sur son terrain. La hausse du niveau d'eau, engendrée par la construction de bois et de boue des mammifères, a déséquilibré la vie de cette femme. L'eau, devenue clandestine, a franchi la frontière invisible du domaine humain. La propriétaire a fermé les yeux sur ce que les castors apporteraient de bon à ses terres. Le cours d'eau gonfle oui, le lit s'élargit, et c'est une aubaine pour la biodiversité, m'explique Jeff, mais l'humain s'en fout de ça, ce qu'on veut, c'est que rien ne bouscule l'ordre de nos choses. »

« Nous roulons à la rencontre d'une femme qui parle l'explosif. Bombarderions-nous le niveau de la mer, les tempêtes et la chaleur, si nous le pouvions ? Nous ne parlons pas, parce que les mots pour décrire ce que nous ressentons sur cette route sont laids, vulgaires et violents. Il nous faut garder de la douceur et de la force pour une portée orpheline dont le monde s'est effondré. »

« Après tout ce temps passé à chercher les mots justes, finalement face à la cruauté de l'humain, se taire reste peut-être la meilleure chose à faire. »

« Soudain j'entends le grincement d'un sommier en fer. Quatre coups secs et éraillés. Je me retourne. Un quiscale bronzé qui jure dans le paysage ouaté avec sa tête bleu-violet. Il se tient de profil par rapport à moi, je ne bouge plus pour qu'il reste encore un peu sur sa branche. Je suis la courbe de son bec solide et tombe nez à nez avec son œil jaune vif. Sa pupille noire ne laisse rien passer, un peu comme l'œil qui ne marche pas de Jeff. Je n'ai pas bougé mais le quiscale s'envole, les oiseaux ça voit tout. Je regarde son dos de plumes d'airain se faire engloutir par la forêt. Tout a une bouche dans la nature. Moi aussi, me faire avaler. »

« Je pense au rire d'Arden qui se tapit au fond d'elle comme un animal acculé dans son terrier. L'entendre rire m'a fait du bien, c'était un cadeau, le genre d'émotion qu'on a quand on croise un nocturne avant l'arrivée du crépuscule. Comme le jour où j'ai vu la petite nyctale. Elle portait ses ailes en couverture et m'avait inondée de son regard surpris, plein de lumière jaune. Le rire d'Arden avait provoqué ça aussi. Une inondation de printemps aurait dit Jeff si je le lui avais décrit. Mais j'ai gardé ça pour moi. Ce genre de cadeau se garde pour soi. »

« La peau des arbres n'est ni fragile ni résistante au toucher, mais au regard c'est encore autre chose. Je passe mon doigt sur les flaques de lichen script et leurs lettres en braille, je me demande ce que cette chose vivante ressent: une agression ou une rencontre ? À la lisière de la tourbière, les sveltes trembles sont beaux en hiver. La lumière du soleil blanc habille leurs branches fines qui ressemblent à de longs doigts. Aujourd'hui il ne neige pas. Je viens amputer les arbres de quelques phalanges pour les ramener aux castors orphelins que j'ai appelés les Tannerites en me disant que prendre secrètement le nom de l'arme qui a détruit leur famille, c'est rire au nez de la violence. »
=> NOTE DE L'AUTRICE
Les coups de dents que la narratrice donne sur l'écorce de bouleau sont inspirés d'un art ancestral pratiqué par certains peuples Autochtones d'Amérique du Nord, et notamment les Anishinaabés et les Cris. Le Birch bark biting, appelé en français le mordillage d'écorce, est une pratique artistique et spirituelle qui consiste à récolter l'écorce, préparer les feuilles, les plier et les mordiller afin de créer des images. Il s'agit d'un travail de plis, de morsures et de patience. Contrairement à la narratrice du roman qui utilise ses incisives pour ne laisser que quelques traces de dents, les artistes de mordillage d'écorce comme Pat Bruderer (Cree), Denise Lajimodière (Ojibwe) et Kelly Church (Ottawa/Potawatomi) utilisent également leurs canines et créent des motifs complexes qu'elles ne découvriront que lors du dépliage. 

« La pluie me fait un bien fou, les gouttes qui glissent sans éclater dans les aiguilles de l'arbre me tombent sur le front ou sur les joues. Je n'aurais jamais cru recevoir une telle tendresse de la part d'un arbre et de la pluie. »

« Trace invisible des chélicères sur mon épaule, sursaut sous la peau. »

« Chaque arbre est unique avec sa morphologie, sa peau et sa mémoire, alors le vent qui passe sa main dans ses branches aura chaque fois un autre timbre. Marcher en forêt, c'est un peu se promener dans une caisse de résonance [...]. Moi j'ai l'impression de monter sur une scène où se joue une pièce de théâtre, et plus j'y réfléchis, plus ma présence désamorce l'acte en cours. Je cherche toujours un rôle à ma présence. Qu'est-ce qui se tait quand nous sommes là ? »

«Je vais souvent voir Babine avec Jeff, il la connaît bien, de tout son long. Il a arpenté les sentes d'animaux qui longent l'eau bavarde, l'eau qui ne se laisse jamais avaler totalement par l'hiver. Je sais qu'elle termine sa litanie dans le lac Petit mais je ne suis jamais allée jusqu'à sa source. Je décide d'y aller seule, voir si la rivière a plusieurs gorges, si elle fait passer entre ses lèvres un chant diphonique ponctué de notes vibratoires et d'expirations hachées. Je tente de décomposer son chant, ses chants. Voix complexe, maîtrisée. D'abord, est-ce que le mot rivière se rattache seulement à l'eau et au mouvement ? Ou bien la rivière est-elle aussi rochers, branches, feuilles, aiguilles, troncs d'arbres morts, mousse, lichen, cincle plongeur, loutre, terre, invertébrés, ombres comme le pense Jeff. La glace et la neige, un étau. Babine cascade, blanche, sur quatre étages de rochers trempés et doux, passe sa langue râpeuse sur leur dos bossu. Cette langue se fend en deux, devient reptile. D'un côté elle rigole joliment avec ses reflets auburn et verts, d'un autre elle s'impatiente et marche sur ses propres pieds, s'immisce dans une ouverture comme un filet d'air, se ride de marques de vie avant de rejoindre l'effervescence des rapides plus bas. Ce que j'entends : trois basses continues. L'une vient du fond de la poitrine, une autre est plus claire et une autre encore rappelle une tempête de vent dans la prairie. Je me rapproche, tends l'oreille. Des accents plus prononcés, des arythmies se distinguent. Il n'y a pas d'hésitations, tout est confiant. Par endroits, Babine est calme, presque immobile, telle une flaque d'eau. On la croirait autre. La voilà qui chuchote, prête à écouter peut-être. Soudain docile, elle tolère la marche tendre et précise des gerris. Leurs pattes fines glissent sur l'épiderme encore froid de Babine. Les gerris entendent sûrement d'autres tonalités. J'observe leurs glissements et les ondes silencieuses à la surface qui apportent une cadence nouvelle, modulent le rythme de Babine. Je les croque un peu gauchement dans mon carnet, je dois garder mes gants pour ne pas avoir froid trop vite, je remplis ainsi des pages entières de ces perturbations que Babine semble recevoir avec contenance. Je me suis souvent demandé si elle avait plusieurs person- nalités ou si ce bras, situé en aval de Lac Petit, si paisible, plus étroit et moins profond était en fait un autre âge, une autre vie. »

« La nuit dans le lit d'Arden je lèche ses doigts grêles qui sont infiniment blancs. Leur peau est lisse malgré les torsions, les nœuds et les déviations de trajectoires des os. Comme les coyotes, je la goûte du bout de ma langue. Peut-être cette salive sauvage et la langue râpeuse des coyotes font disparaître les peaux mortes, la sécheresse et les entailles. Arden me laisse faire le soir. Parfois elle s'endort et j'ai encore un doigt entre mes lèvres. Je repense aux coyotes qui dansent et viennent lécher tout ce qui alourdit les épaules d'Arden. Moi, je croyais qu'il fallait laisser ses agitations à l'orée de la forêt, mais ce n'est pas ce qu'elle fait, elle. Elle les apprivoise, danse avec elles, les confronte, les regarde droit dans les yeux, leur fait la nique, les cajole, les expédie, les bouscule et leur rentre dedans, les caresse et les engloutit. A-t-elle dansé avec sa langue maternelle, les diphtongues et les accents de la langue des prairies ? A-t-elle offert aux coyotes l'odeur du maïs et le chant des moissonneuses ? A-t-elle fait disparaître le visage de son frère dans cette transe, l'a-t-elle avalé, ce frère bourreau? Je me demande qui a pu apprendre tout cela à Arden. Et si moi, je serais capable d'amadouer les prairies, les fugues nocturnes, le cœur de Frank qui sursaute, l'orignale entre l'océan et moi, ce geste, remonter la couverture sur l'animal, les mains d'Arden. Je crois que j'aime, pour la première fois. Je dis l'amour, pas celui que l'on ressent pour un père adoptif, mais l'amour qui déborde, qui défait, qui entre par effraction. »

« Si je m'endormais contre le tronc d'un arbre, est-ce que mes odeurs s'estomperaient avec le sommeil ? Je suis bien naïve de penser qu'il est possible de parfaitement disparaître. Si je dormais, mes oreilles continueraient d'écouter, et alors où iraient ces sons dont je ne me souviendrais pas au réveil ? Dans quelle profondeur de ma mémoire iraient-ils se ranger ? J'aime penser à cet herbier inaccessible, lové au fond de moi. Je n'ai jamais passé toute une nuit seule dans une forêt et je ne sais pas si j'en suis même capable. On ne connaît jamais ses peurs avant de les rencontrer. Dans les plaines, celles de notre enfance, à Arden et moi, j'ai connu des nuits dans les champs de maïs, d'orge et d'épeautre. Refuges éphémères disparaissant à l'automne. J'y trouvais des cabanes improvisées, me faisais une couchette entre deux rangs. Parfois dans le maïs, allongée, je ne voyais plus les étoiles. Je m'étais habituée aux bruits de souris, aux passages de ratons laveurs et aux vagabonds de toutes sortes. Cette région où il n'y a rien d'autre qu'une horizontalité infinie, des pluies de pesticide, des églises quasi vides et des journées interminables à l'odeur de papier peint. D'autres adolescents, en fugue eux, voyageaient de nuit à travers champs. Souvent des filles. Certaines me faisaient un simple signe du menton et continuaient à avancer sans un mot, s'évanouissant au bout du rang, faisant déguerpir un lièvre ou une caille. D'autres s'arrê- taient un instant mais ne se racontaient jamais. Je me sentais balise sur le chemin, pour elles, parce que moi aussi j'étais en quelque sorte en fugue. Pourtant chaque matin je rentrais dans cette maison où je ne pouvais pas fermer l'œil. J'aimais me dire que j'étais un repère pour les fugueuses des plaines. Vingt ou trente ans plus tôt, Arden était peut-être passée par ces champs, ces routes clandestines, Moi, je n'ai pas eu la force de partir, comme toutes ces filles. Je n'ai pas besoin de leurs histoires, je sais. Je sais pourquoi on part quand on a quatorze ou seize ans. J'étais bien dans ces champs-nids. Il y faisait chaud et je m'y sentais invincible. Je pouvais être à trois kilomètres de la maison, j'étais seule et la solitude m'apaisait. Je ne me souviens pas du chant qu'en- tonne le maïs quand souffle le vent du sud. À croire que je n'écoutais pas. Ce chant doit se trouver dans ce lieu reculé de ma mémoire que je ne visiterai jamais. Je reviens dans la forêt près du refuge et me dis que je donnerais tout pour être capable d'écouter la respiration d'une plante, l'étirement du lichen, le bâillement d'une aiguille. Je m'ébroue comme un chien et chasse les plaines, l'ossature de la maison d'enfance et l'odeur du maïs de mon esprit. Je ne suis pas prête à rester une nuit dans la forêt. Encore trop de choses débordent. En quittant les bois, j'y laisse mes odeurs, la lumière ambrée et quelques mots que je n'ai pas réussi à saisir. »

« [...] ils n'ont pas vraiment besoin de la carte. La vallée, la vraie, se tient derrière ses paupières avec ses odeurs,  ses humeurs, ses métamorphoses, et tout ce qui la peuple. »

« Je pense aux explosifs et à la destruction des huttes de castors, je pense aux pièges à lacets installés pour attraper les renards et les coyotes, aux balles attendant le passage d'une ourse, aux pièges à colle pour les rats, les souris et les serpents, le poison, je pense.
Certains parlent de braconnage et de chasse comme deux choses fondamentalement opposées mais qui décide des règles ? Tandis que Jeff et moi tentons de construire un dictionnaire des sonorités de la forêt, d'autres avant nous ont réalisé un dictionnaire justifiant ou expliquant le besoin de tuer : comptage, dégâts, effectifs, gestion, maîtrise, nuisibles, plan, prélèvement, prise, quotas, régulation, tradition. Comme Arden, lorsque je me penche sur la carte de la vallée, ce que je vois d'abord c'est ce damier bleu presque invisible, un quadrillage. Ces lignes droites n'existent pas mais sont tracées pour créer des repères, calculer des coordonnées. J'y vois les barreaux d'une cage, une mâchoire qui se resserre, le besoin, toujours, de domestiquer, même sur le papier. Une colère bouillonne en moi, une colère que la pluie lourde dehors ne peut pas éteindre. La boue recouvre la vallée, elle n'existe pas sur la jolie carte bien lisse, non. »

« Suis-je faite de tout ce que je quitte, de tout ce qui meurt, suis-je faite de désir et de colère. L'odeur des prairies s'installe un instant sur le lac et fait taire les effluves du présent. Un passé olfactif m'assaille. Je pose une main sur ma gorge. La boule de tourbe sanglote dans mon œsophage. Je m'accroche à l'instant, à ici. Arden, Jeff et moi restons silencieux au bord du lac. Arden prend ma main. Elle sent toujours quand je déborde. En silence je dis au revoir aux Tannerites, bonne chance surtout. Je ressens comme un sentiment chaud, ample, ma main dans celle d'Arden, et Jeff avec son sourire penché. Nous, le lac, et les adieux aux castors. »

« Je n'entends plus ton prénom et je n'ai plus la force de le souffler lorsque je me caresse, assise devant mon petit bureau, et c'est sans doute pour cela que j'ai besoin de l'écrire autant, toujours suivi de sa virgule comme un point final qui s'incline pour te laisser passer.
Arden,
Arden virgule comme quelqu'un qui se tient au bord d'un précipice. »

« Avant l'orignale, avant toi, avant le refuge, je partais vers l'océan, mais lequel ? Vers quel océan se tourner quand on a dans son sac à dos les cendres de son père adoptif, le souvenir d'un ami cher noyé dans le printemps, des miettes de colère et une femme-araignée qui nous laisse partir ? »

« J'avance dans l'obscurité épaisse et familière de la forêt. Au-dessus de moi les étoiles et les corbeaux ne pipent mot. Je marche sur le souvenir de la neige et aucune branche ne se brise sous mes pas. Lorsque j'atteins la clairière, je prends ta place au centre, sous une lune borgne. J'attends les coyotes.
Je sens déjà leurs langues sur mes doigts. Je sens déjà tes cendres couler le long de leur gorge. Je ravale ma salive. Les coyotes viennent vers moi. Un trésor dans ma poche, que je partage dans chaque main. Mes paumes en offrande : ce qu'il reste de toi, si lourd, si léger. Je laisse le froid de la nuit me caresser de ses mains qui empoignent. Je me souviens de l'orignale et de nos regards dans l'herbe trempée de tiques. Je regardais tes mains, ces araignées merveilleuses. Je me demande à quel moment la mémoire passe son souffle sur les sonorités de l'amour. Tourner le dos au refuge n'a pas suffi. J'ai dû me défaire de l'odeur du sapin baumier et du désir pour avancer dans ma vie sans toi. 

Les coyotes s'affolent à mes genoux, 

leurs langues sur mes doigts, 

et, enfin, j'avale pour de bon ma boule de tourbe.

Autour de nous les branches sifflent comme des rapaces. »

Quatrième de couverture

« Je m'arrête parfois pour tourner sur moi-même. M'accorder au mouvement du matin, danser cette volte, parodier la neige. Sentir qu'on fait partie du paysage autrement que par les traces qu'on laisse. »

« Tout me rappelle combien le sol sous nos pieds est fragile. »

Sur les berges d'un lac gelé, la narratrice assiste au sauvetage d'une orignale. Touchée par Arden, la femme aux mains d'araignée, et Jeff, l'homme à l'œil de verre, qui se démènent l'un et l'autre pour sauver l'animale, elle décide de les accompagner dans le refuge dont ils s'occupent.

Au cœur d'une nature marquée par les saisons, où humains et non-humains tentent de cohabiter, notre narratrice apprivoisera ses propres fêlures tout en apprenant à soigner les bêtes sauvages, et à interpréter les sons et les odeurs de la forêt et de la rivière.

Dans ces lieux qui façonnent les êtres qui les peuplent, comment exister sans empiéter sur ce qui nous entoure ?

Née en 1994, LUNE VUILLEMIN a grandi au fond d'une forêt de l'Aude puis a vécu en Colombie-Britannique, au Québec et en Ontario. Aujourd'hui, elle réside dans le Sud de la France, où elle écrit, toujours à la recherche du vivant, aussi petit soit-il, en forêt, à flanc de falaise ou dans la garrigue, un roman et son carnet d'écriture dans la poche. En 2019, Quelque chose de la pous- sière paraissait aux éditions du Chemin de fer. Border la bête est son premier roman à La Contre Allée.

Éditions La Contre Allée, 2024
184 pages 

vendredi 27 décembre 2024

Hors d'atteinte ★★★★☆ de Marcia Burnier

Erin fuit la ville, s'éloigne de tout contact humain.
Elle tente d'échapper à ses angoisses, de les atténuer tout du moins, de s'en libérer, d'apprendre à les maîtriser.
Elle a choisi la fraîcheur des montagnes dans un coin reculé du bout du monde. Là où rien ne semble in fine hors d'atteinte.
Guidée par cette urgence de ralentir.
De marcher en pleine nature.
Gravir des sommets.
De sentir, respirer, voir.
Je me suis réjouie avec elle des bruits, des traces, du silence.
Son esprit avait besoin de repos, de retrouver confiance en elle, d'attiser la petite étincelle qui fait se tenir debout et redonne goût à la vie. Celle qu'elle avait perdue justement sous l'emprise d'un homme avec qui elle vivait dans une relation toxique.

J'ai aimé cette lecture.
Simple à lire.
Une lecture de la reconstruction au contact de la nature empreint d'une belle et tendre fraîcheur.

« [...] personne ne pouvait partager sa douleur, qu'il fallait lâcher prise sur la rancœur. [...] en y réfléchissant, elle trouve ça de plus en plus vrai. Que cette quête amère et infinie de gens sur qui s'appuyer est vaine tant que ses jambes à elles ne sont pas solides. Ces derniers mois ont été ça, un apprentissage. Un chantier de consolidation, une manière de se rappeler qu'avant de compter sur les autres, il fallait qu'elle puisse compter sur elle-même. »

Note pour moi-même : Refuge des Espuguettes et cabane d'Estaubé

« Peut-être qu'en effet j'étais la personne la plus seule au monde. Mais peut-être que c'était bien. » 
Cheryl STRAYED

« ... le secret de la fuite c'est de savoir pourquoi on s'enfuit et où on va - et de laisser derrière soi les raisons pour lesquelles on part. »
Dorothy ALLISON

« Erin ne se rappelle pas vraiment pourquoi elle était partie aussi loin de la neige à dix-huit ans, pourquoi elle était partie loin du froid qu'elle connaissait. Sa mémoire est embrumée, les années qui viennent de passer sont floues, mélangées. Mais elle sait que quelques années après son départ, quand il était entré dans sa vie, il avait fini par la convaincre qu'elle avait peur de tout, tout le temps. Peur du froid. Peur d'être seule. Peur de ne pas savoir comment faire pour vivre. Qu'elle était une chose fragile, qu'il fallait protéger, isoler et enfermer, pour éviter qu'elle se blesse. Une chose qui avait oublié ce qu'elle avait été avant la peur, avant le repli. Erin se demande s'il serait étonné de la voir là, puis elle secoue la tête pour le chasser et allume la bouilloire. »

« Ce qu'elle savait par contre avec certitude, c'était que chez elle les odeurs étaient plus vives qu'en ville, l'air était plus frais, plus brutal. Elle n'était pas gênée par l'odeur du fumier, ça disait simplement qu'on était sur des terres partagées, rien de plus. Elle ne se lavait pas les mains trois fois par jour et trouvait que la boue salissait moins que le métro. Les couchers de soleil se suffisaient à eux-mêmes et donnaient l'impression d'un cadeau fait par la campagne, un cadeau éphémère qui, quand le ciel était dégagé, teintait les montagnes de violet. »

« Elle a souvent fantasmé le départ, n'a jamais vu dans la fuite une lâcheté spécifique, mais plutôt un moyen de survie, de défense. Partir pour mieux revenir, ou tout simplement partir pour reprendre à zéro, oublier les erreurs, comme si la fuite pouvait annuler les mauvaises rencontres, comme si l'échappée pouvait effacer les souvenirs. L'idée de débarquer dans un lieu inconnu et de choisir qui elle avait envie d'être lui était vertigineuse. À Paris, en s'endormant à ses côtés le soir, elle s'imaginait ailleurs. Sans lui. Le fantasme de pouvoir un jour disparaître l'avait fait tenir debout. Si ça va trop mal, je pars, je pars loin, à l'autre bout de la planète, là où personne ne me connaît, et je recom- mence sans trop savoir ce qu'elle recommencerait, sans savoir quelles parties de sa vie elle garderait et quelles parties elle effacerait et reprendrait à zéro, mais l'angoisse se calmait, le souffle ralentissait, son pouls redescendait. Elle trouvait que fuir demandait moins d'énergie que se battre. »

« Désormais elle doute : est-ce qu'on fuit pour éviter de souffrir ou pour se raccommoder en silence sans troubler personne ? Elle se demande si elle est partie parce qu'elle a honte d'avoir été endommagée, ou pour pouvoir enfin lâcher, enfin regarder dans les yeux cette tristesse qu'elle accueille comme une vieille amie, une couverture rassurante qui la borde les soirs où le monde semble trop glacial. Pour enfin faire l'inventaire des dégâts à la lumière crue des Pyrénées et comprendre comment tout ça pourrait être réparé. À Paris, elle avait eu peur de ne plus savoir être autrement, comme si l'endroit à l'intérieur d'elle-même qui semblait foutu pour toujours était finalement devenu un endroit familier auquel elle s'accrochait, comme si la douleur empêchait l'oubli, comme si aller mieux signifiait trahir celle qu'elle avait été, signifiait que rien de ce qu'elle avait traversé n'était grave. Le mal-être était l'unique preuve visible qu'elle pouvait présenter aux autres, voyez comme il m'a abîmée, voyez comme je n'ai pas menti. En fuyant, elle n'avait plus personne à qui présenter de preuves sinon elle-même. Ce matin, elle a fini un roman de Jean Hegland et elle repense à une phrase qu'elle a notée. L'une des deux héroïnes, voyant ses brûlures aux mains cicatriser, est désemparée. Hegland écrit, guérir était une défaite. Ça a marqué Erin. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce qu'elle s'empêche de guérir, comme une condamna- tion à perpétuité ? »

« C'est la forêt qui l'entoure, le versant est de la montagne qui surplombe sa maison, c'est le bruit des chevreuils écrasant les feuilles mortes avant que le soleil se couche, c'est l'odeur de sa chienne au petit matin, avant que les oiseaux se mettent à chanter, c'est tout ça qui la fait se sentir vivante. Et soudainement, accroupie sur ce pas-de-porte, elle voudrait se pardonner d'avoir tant voulu être aimée. »

« Elle reconnaît désormais les mélèzes qui commencent à fleurir, avec leurs discrets cônes rouges qui poussent sur des branches encore éprouvées par l'hiver qui vient de se terminer. »

« - Tu connais le mythe de Sisyphe, Erin, non ? Le rocher qui dégringole de la montagne et qu'il faut remonter, encore et encore ? La vie c'est ça. C'est une suite de remontées et de dégringolades, de refuges au milieu qui redonnent de la force, de désespoir quand on voit la pierre rouler à toute vitesse vers le bas, qu'elle nous échappe des mains et quon ne peut rien faire. Des deuils il y en aura d'autres, beaucoup d'autres, et dans ta vie tu vas pousser cette pierre encore souvent. Des fois, sur le côté, il y aura des gens pour t'encourager, mais tu seras toujours seule à t'arbouter dessus, remplie d'énergie pour la rapprocher du sommet, tu hurleras encore quand elle t'échappera des mains parce que tu auras glissé, mais tu finiras par t'habituer, par apprécier la montée, par la trouver belle, sans te préoccuper du sommet. »

« Elle sait que les gens ont souvent envie de monter toujours plus haut, que pour certains, le sommet a plus de valeur que le chemin pour y arriver. Elle répond à Janine qu'elle a l'impression que c'est un peu différent dans son cas, ou peut-être que ça l'arrange de le penser. Mais c'est vrai, qu'est-ce qui fait qu'elle a le sentiment de défaillir à chaque sommet, à chaque col qu'elle atteint ? Le plus rarement, c'est parce que c'est la fin d'un effort, l'ascension physique qui se termine et qu'elle y est arrivée. Le plus souvent, c'est un sentiment purement esthétique, de l'ordre du sublime. Elle lui raconte qu'elle voudrait prendre une photo à chaque mouvement de lumière, à chaque mouvement de nuage, garder en mémoire ce temps changeant des sommets qui modifie l'aspect de la vue à chaque instant. Qu'elle est soufflée par l'espace qui se dégage devant ses yeux, la hauteur qui change la perspective, elle sourit de voir si loin. Que pour elle, l'arrivée au sommet n'est pas tant une conquête qu'une victoire sur elle-même, une épreuve à franchir. Avoir une vue dégagée à 360° sur des kilomètres, sans obstacle, la remplit d'une joie inexplicable, addictive, transformative. Pour elle, les sommets sont sans équivoque les plus beaux endroits du monde. Probablement qu'à la différence du lieu où elle a grandi, ces sommets-là sont vides, moins touristiques, sans les masses de randonneurs défilant à toute heure. Elle peut en jouir de manière solitaire, ce qui accentue la sensation d'être une invitée dans un espace qui n'est pas chez elle. »

« [...] personne ne pouvait partager sa douleur, qu'il fallait lâcher prise sur la rancœur. [...] en y réfléchissant, elle trouve ça de plus en plus vrai. Que cette quête amère et infinie de gens sur qui s'appuyer est vaine tant que ses jambes à elles ne sont pas solides. Ces derniers mois ont été ça, un apprentissage. Un chantier de consolidation, une manière de se rappeler qu'avant de compter sur les autres, il fallait qu'elle puisse compter sur elle-même. »

Quatrième de couverture

Elle trouvait que fuir demandait moins d'énergie que se battre. Désormais elle doute : est-ce qu'on fuit pour éviter de souffrir ou pour se raccommoder en silence sans troubler personne ?

Après plusieurs années d'une relation d'emprise avec un homme, Erin a trouvé la force de s'échapper pour recommencer sa vie seule. Du jour au lendemain, elle adopte une chienne qui devient une compagne indispensable, loue une maison isolée dans un village des Pyrénées où elle n'a plus à craindre d'être jugée, et se réapproprie son quotidien, en apprenant à vivre au rythme des saisons et de la nature.
Après le succès des Orageuses, Marcia Burnier nous offre un deuxième roman de résistance et de reconstruction qui aborde Davec force les questions de violences, de consentement et de domination patriarcale au sein du couple.

Éditions Cambourakis,  septembre 2023
150 pages

mercredi 20 novembre 2024

Azucre : une épopée ★★★★★ de Bibiana Candia

De jeunes galiciens, au XIXeme siècle, à Cuba deviennent des galériens du sucre.

Bibiana Candia retrace le récit tragique d'une poignée de jeunes gaillards partis de La Corogne, des rêves et espoirs plein la tête. À quai, spectateurs de ce départ, ceux qui restent y voient aussi une lueur d'espoir, prie une réussite, la clé pour sortir de la misère, s'élever un peu.

Et que vogue la galère.
Vers une nouvelle vie.
Et fasse que tout se passe bien.
Que cette nouvelle vie soit belle. 
Meilleure.
Tienne ses promesses.
Que l'éden soit au bout de la traversée. 

Un récit vibrant sur cette période de l'Histoire que je ne connaissais pas : la vente d'esclaves espagnols aux propriétaires de champs de canne à sucre cubains.
D'une grande justesse.
J'ai littéralement plongé dans ce récit après quelques pages, et vibré tout du long, d'un grand panel d'émotions. 
J'aime les romans d'aventure - parce que j'aime l'aventure, certainement, j'ai ça dans les gènes ✨️-, souvent des pavés. Ici le roman est court mais il tape juste et je suis ressortie de cette lecture complètement abasourdie. 
Et cette couverture, on en parle ?
Cette lumière rayonnante au troisième plan, opposée à celle beaucoup plus sombre, sur le devant, vers laquelle semble se diriger cette majestueuse embarcation, laissant présager de tous les dangers.
Incroyable lecture.
D'un côté l'abus de son prochain, de l'autre viser haut, très haut, trop haut ... à juste titre... peut-être, ou pas.

Une lecture pour vibrer, grandir, réfléchir. 

Superbe moment. 

« Galicia está prove i a Habana me vou. Adiós, adiós prendas Do meu corazón*. » Rosalia De Castro
*En galicien : Pauvre est la Galice/à La Havane je m'en vais/Adieu, adieu aux délices/de mon cœur! 
« Le sucre se travaille au sang. » Proverbe Cubain »

« PLEURER, C'EST UNE HONTE, les femmes et les enfants pleurent, mais un petit qui va prendre la place de son frère aîné doit retenir ses larmes. Peu importe si tu n'as pas encore l'âge d'un homme, plus personne ne va se pencher sur toi, voilà qui t'arrache à l'enfance. C'est certain. »

« OÙ C'EST, CUBA ? LOIN. Loin est un endroit, une sorte d'endroit qui n'est pas d'ici. Les endroits qui sont loin sont au-delà de ceux qui ne sont pas d'ici. Les Castillans et les Portugais ne sont pas d'ici. Ensuite, il y a ceux qui sont loin, dans une zone de l'autre côté de la mer, d'où peu de gens reviennent, où il n'y a rien d'autre, une sorte de ligne imaginaire de non-retour. Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas revenir, simplement personne ne peut revenir en restant le même. Voilà pourquoi les gars sont impatients de partir, parce qu'ils veulent savoir ce qu'ils pourront être de l'autre côté, ce qui les attend là-bas, qu'ils n'ont pas encore connu dans cet endroit de la terre.

Mamamaria sait qu'elle ne vivra pas assez longtemps pour le voir revenir, elle ne peut regarder Oreste sans se mettre à pleurer, et le père ne peut la regarder, elle, il est de ces hommes qui réagissent aux larmes comme si celles-ci les accusaient. Le petit gars a bien de la chance de partir gagner de l'argent, moi aussi j'irais m'occuper de l'azucre si mes deux jambes pouvaient me porter, mais ce n'est pas le cas et je reste ici tel un arbre pourri. Le père crache par terre avec l'air de signer ce qu'il vient d'affirmer, et il répète sur le ton de la prière: je suis un arbre pourri, un arbre pourri. »

« COMBIEN DE TEMPS MET-ON pour arriver à Cuba ? Je ne sais pas, gars, mais ça doit faire un bout, parce qu'il faut traverser la mer. Vous avez déjà vu la mer ? Bien sûr, les gars, à Vigo, à La Corogne, à Muxía... Et elle est grande, la mer ? 
Vous voyez cette vallée ? Vous voyez la brume au-dessus des arbres ? Vous voyez qu'on ne peut rien voir d'autre ? Eh bien la mer, c'est pareil. On ne peut rien voir d'autre. C'est la mer partout.
Oreste ne comprend pas très bien l'explication, mais il ouvre la bouche avec les autres, pendant que le commis de la Compagnie leur explique ce qu'est la mer et ce qu'est La Corogne, en se raclant la gorge entre chaque phrase. Nous allons passer par Saint-Jacques, vous allez voir la foire, qui est la plus grande, et des Castillans, du bétail, des muletiers, qui apportent de tout et remportent aussi des lettres pour Madrid.
Madrid, c'est loin ? Très, bien plus loin que Cuba, parce qu'à Madrid, on y va à pas de mule. »

« LA CARAVANE DE MULES bâtées avance à la cadence d'un mille. pattes, gravit et dévale les chemins boueux et caillouteux. Ces gars si jeunes et si hardis, où les emmenez-vous ? Je dois les conduire à La Corogne pour embarquer, on passera par Saint-Jacques, et là je ne sais pas encore si on prendra la diligence ou si on continuera à pied. Ah, fort bien, ils vont à Lisbonne ? Non, monsieur, ils vont à Cuba, pour travailler. À Cuba ? Oui monsieur, ils vont travailler au sucre pour la Compagnie de Feijóo Sotomayor. En Castille on ne gagne plus rien, il faut aller où on gagne son pain. Vous avez raison, j'aimerais bien partir avec eux, mais je suis trop vieux. Ils ont de la chance, ils sont jeunes et ils ont encore le cuir tendre. Moi je ne peux plus me baisser, mais eux... Ils vont devenir des hommes, peut-être même des hommes riches, parce qu'il y en a beaucoup, là-bas. Il y a toujours des riches, quand des pauvres travaillent pour eux. Ah, ils vont donc là-bas, où le travail ne manque pas et où personne ne sait s'y prendre comme il faut. Il faudra être prudent à La Corogne. À Astorga, j'ai rencontré un muletier de mes amis qui en venait, et il m'a raconté qu'il y a la peste. Les malheureux tombent malades du jour au lendemain et meurent par paquets. Il paraît que le mal est arrivé par un bateau, mais je n'y crois pas. C'est sûrement un châtiment. Comment le mal peut-il venir d'un bateau ? Pardi ! Ils ont sûrement fauté. C'est effrayant à voir. Ils jettent les défunts dehors et y mettent le feu, personne ne veut les toucher, les rues sentent la chair grillée et la fumée. On dirait l'enfer, pareil! Encore un coup du démon ! 
Il rapplique même si on ne l'a pas sonné, et il n'a pas besoin de bateau.
Quelques pas en arrière, les gars écoutent, incrédules. On ne sait que croire quand tout est possible, quand on va quelque part sans savoir où, en prenant un chemin qu'on n'a jamais emprunté. Alors, on peut tout envisager. Et si le démon s'en mêle, c'est pire. »

« Vous êtes sur le point de traverser la mer qui vaut plus que mille fleuves, n'oubliez rien de ce que je vous dis, car seul celui qui sait d'où il vient peut arriver quelque part. Et prenez garde de ne pas contracter le mal qui contamine tout le monde, ce mal dont on dit qu'il vient des bateaux, qu'il ronge les gens jusqu'au fond des entrailles et les consume entièrement. Prenez garde, vous qui quittez les confins pour une terre inconnue, à l'instar des Romains, parce que vous n'êtes pas des légionnaires et que personne ne racontera votre histoire, vous n'êtes que des gamins. »

« SUR LE QUAI, DES FEMMES tirent des carrioles chargées de vivres et de sacs destinés au Villa de Neda, et les gars les regardent travailler comme plusieurs jours auparavant ils avaient regardé les mules. Elles soulèvent des cabas, des havresacs, des caisses et des malles avec la précision et la force des soldats quand ils partent en manœuvre. Il faudra attendre encore longtemps avant qu'elles se rebellent et pillent les marchandises au lieu d'embrasser la main qui leur donne une aumône au lieu de les payer ; mais c'est normal, tout le monde finit par se réveiller un jour. Même les bêtes. »

« LES MARMITONS QUI AIDENT le maître coq s'appliquent plus à chasser les rats qu'à cuisiner. Celui-ci passe son temps à leur interdire de manger, on comprend certains mots et d'autres pas, comme si le langage n'était pas son fort, ou que sa bouche ne lui appartenait pas. Il ne s'adresse jamais à quelqu'un en particulier, il lâche des mots entre deux râles, vit et dort à côté de la caisse de sable où se trouvent les marmites, comme si c'était son poste de garde. Les marmitons n'ont même pas douze ans et ne semblent pas regretter de ne plus jouer au soleil ; on dirait qu'ils sont nés sur ce bateau, leur peau est dure comme le bois de la coque et leur expression est celle d'une personne qui a vécu plus d'un naufrage. Ils transportent la marchandise, surveillent les marmites, préparent le café pour le capitaine et le maître d'équipage, et distribuent les portions comme des hommes aguerris. Ils découpent la viande en salaison à coups de machette ; si ta tête leur revient, si tu attends ton tour, si tu ne bouscules personne et si tu as de la chance, tu pourras peut-être bénéficier d'un beau morceau de lard, c'est ainsi qu'on nous mène tous, avec cette discipline qui laisse miroiter une récompense sous la forme d'une bouchée de rab, comme les chiens sous la table. »

« ON NE PEUT PAS NON PLUS SE COUPER les cheveux en mer. Non plus ? Non. Pourquoi? Parce que celui qui se coupe les cheveux décourage le vent, et quand il n'y a pas de vent le bateau n'avance plus, cela veut dire qu'on est immobiles, enfermés dans la mer. Bordenface somnole à force d'écouter les histoires de Gonzalo, et il se répète tout bas: enfermés dans la mer. Vous avez déjà été enfermé dans la mer ? Moi oui, souvent, et les gens deviennent fous, surtout quand il fait très chaud, parce que si le calme s'éternise l'eau vient à manquer et les têtes arrêtent de réfléchir. On croirait que Gonzalo parle pour qu'on l'écoute, mais en réalité il parle tout seul, il ménage des temps de réponse comme autant de petits silences éparpillés pour que nous puissions y mettre les pieds et le suivre de près, c'est un conteur d'histoires, sauf que ce sont des histoires d'un autre monde; il est bien meilleur que l'aumônier, qui ne raconte que la Bible. Mais un jour, quand nous serons devenus autres, pas ces gars qu'on transporte comme de la marchandise, quand nous pourrons décider de notre destin, Bordenface racontera cet épisode où, quand nous étions en route pour Cuba, le vent nous abandonna et nous enferma dans la mer ; il racontera la tragédie de l'équipage devenu fou, les plus désespérés buvant de l'eau salée et mourant peu après. Les gens l'écouteront, émerveillés, comme ils écoutent maintenant les histoires de la Compaña. »

« CETTE LIGNE QU'ON VOIT au fond, c'est Cuba, on y arrivera demain.
Monter enfin sur le pont et sentir la brise fraîche, voilà qui pendant quelques instants nous fait oublier que les parasites nous dévorent. Le spectacle des nuages qui s'étirent ressemble presque à la scène de l'Annonciation qu'on voit sur les retables.
Oreste n'en croit pas ses yeux. Il pense toujours, comme le lui disait Mamamaria, que n'importe qui peut infliger de la souffrance aux gars, trouver amusant de martyriser les pauvres, ceux qui ne savent pas. Il ne dit rien, mais au fond il se réjouit et veut qu'enfin ce soit Cuba, et qu'au moins toute cette histoire continue sur la terre ferme. Il va bientôt être vrai que Cuba existe, qu'on n'est pas sur les confins, ou en enfer. Il met sa main en visière pour se faire de l'ombre et voir, ou essayer de voir, au-delà de l'île, au-delà de la ligne vert sombre qui flotte dans le lointain.
En fin de compte, comprendre est aussi une façon de regarder. »

« LE SOLEIL CARESSE LES façades des maisons multicolores au milieu desquelles les palmiers agitent leurs cimes comme des foulards verts qui saluent calmement les arrivants.
Nous n'avions jamais vu de maisons multicolores, et cette image le long de la côte, sur la droite quand on franchit l'embouchure du port, nous accompagnera toujours comme la vision d'un rêve. La ville de La Havane est une ligne colorée de maisons basses, vertes, bleues, jaunes, roses... Un récif de corail posé sur la terre. En la regardant, Bordenface se rappelle le jour où sa mère l'avait emmené au pazo pour aider au grand ménage de printemps. On lui mit deux chiffons autour des pieds et il passa l'après-midi à sillonner les couloirs, patinant et faisant briller les planchers. Sa mère et les filles en uniforme sortaient les pièces en porcelaine des vitrines et les nettoyaient une par une, Bordenface les regardait, fasciné, quand il passait devant elles, comme on regarde ce qu'on ne comprend pas. C'était l'effet que lui faisait La Havane, une ville en porcelaine fragile, une ville peinte. Qui pourrait croire qu'une ville doit se parer de toutes les couleurs? Ma foi, une personne persuadée qu'il ne faut pas seulement y vivre, mais aussi s'asseoir devant elle pour l'admirer. »

« LES GARS, TOUS VÊTUS de blanc, chaussures neuves et chapeaux de paille, tous semblables, munis de houes et de piochons neufs, aspirent l'air nouveau le plus profondément possible et se mettent en rang sur la place, devant le capitaine général et les autorités. On dirait une troupe aguerrie. Ils regardent autour d'eux comme si leurs yeux ne parvenaient pas à tout voir, et c'est vrai qu'ils n'y parviennent pas. Ce lieu doit être bon, il ne peut y avoir que du bon sous cette lumière, un lieu inondé d'une telle lumière ne peut pas attirer le malheur, le malheur se cache, il ne pourrait pas survivre ici; comme le disait le père Arsenio, nous sommes dans la maison de Dieu, c'est ici qu'a dû se fabriquer le paradis. Nous autres venons d'un lieu très éloigné, je comprends maintenant pourquoi il est sans lumière, toute la lumière est ici. C'était donc vrai notre terre est très loin, et Cuba est juste à côté du soleil.
Les femmes ont les épaules nues et portent des rubans, les cochers sont des mulâtres vêtus de redingotes multicolores et de chemises à volants, les calèches sont découvertes. Sous les arcades des maisons basses, on voit les hamacs où sont allongés des messieurs bien habillés, qui fument en regardant la rue. 
Que peuvent bien manger ces gens ? »

« ICI, LES BOEUFS SONT une force motrice, à la fois bêtes de trait et nourriture. Les gars ne s'en doutent pas encore mais ils découvrent leurs compagnons de travail. Les animaux, eux, sont conscients de leur propre importance. Passer tant de temps à observer et à marcher lentement, ça incite forcément à la réflexion, raison pour laquelle ces bêtes prennent rarement une décision hâtive. Mais personne ne s'est jamais donné la peine de demander leur avis aux vaches et aux bœufs; on serait surpris de leur bon sens si on leur accordait de l'importance. On commet souvent l'erreur, à cause de leur aspect, de ne voir en eux que des êtres dociles, les gens prennent souvent le calme pour de la stupidité.
Dans les familles des bœufs cubains on se souvient encore de ces bêtes martyres auxquelles, lors d'une rébellion, les esclaves avaient coupé les tendons des pattes arrière à la machette, et qu'il avait fallu ensuite sacrifier d'une balle entre les deux yeux. Les malheureux avaient attaqué les bœufs, parce qu'ils n'osaient pas s'en prendre au chef mais ils n'avaient réussi qu'à retarder la livraison de la marchandise. Quand on n'a rien, on se contente d'un petit méfait. N'importe quoi, pourvu de se sentir vivant. »

« Ici, on apporte nos histoires, mais on ne peut pas toujours les raconter, parce qu'on n'est plus vraiment capabable de parler, même si certains les racontent quand même. De plus, il se passe un truc bizarre : soudain, dans un lieu éloigné, différent, sa propre histoire semble infiniment loin, on dirait celle d'un autre. On n'est plus tout à fait sûr, au fin fond de cette terre, après tout ce voyage, d'être encore ces gars qui se saluaient en se tapant presque dessus, tellement leurs corps débordaient d'énergie.
Oreste, par exemple, qui là-bas était le fils de sa mère, morte devant lui sous les sabots d'un cheval quelques jours avant le départ, est maintenant membre d'une brigade et entre dans un baraquement avec quarante-neuf autres. Il ne parle qu'avec trois ou quatre gars, et tout ce qui lui reste d'avant son départ est la peur que Bigorne finisse par lui écraser le nez. C'est étrange, mais nous sommes comme ça. Oreste ne pense plus à Pedro depuis des jours ; pourtant, il plonge la main dans sa poche où il conserve la terre ramassée devant sa maison, il sent qu'il s'accroche à un fil invisible, même si ce n'est pas vrai, tout est plus loin qu'il ne l'imagine. Le monde est petit, et à la fois grand, la distance parcourue n'est pas une longue ligne droite. Parfois, ou plutôt souvent, c'est un abîme dont on ne revient pas, même si on retourne au point de départ. »

« VOUS ÊTES ARRIVÉS AU TEMPS DE LA SÈCHE. C'est quoi, la sèche ? La saison sans pluie, quand on ramasse la canne, et qu'on dort à peine quatre heures. Quatre heures ? La canne n'attend personne, gamin. Mais, comment se peut-il qu'il ne pleuve pas pendant si longtemps ? Agustina sourit en remuant la marmite où elle prépare le déjeuner ; c'est une des premières esclaves arrivées dans cette plantation, et on dirait qu'elle parle toute seule. Debout, Le Tubard attend sa pitance et celle d'Oreste. Comment peut-on vivre en ne dormant que quatre heures ? Agustina éclate de rire, la bouche grande ouverte. On peut, gamin, oui, on peut tout faire quand on sait que les autres sont capables de nous tuer à coups de fouet si on refuse. On verra comment tiennent tes compagnons. Tu es d'où, Agustina ? Je suis créole. C'est quoi, créole ? Créole, c'est d'ici.
Agustina a neuf enfants, et elle sait qu'elle doit encore en donner six au patron pour gagner sa liberté : c'est l'avantage des femmes. Mais elle ne sait pas encore si elle veut être libre, car ce n'est pas facile de gagner sa vie à l'extérieur. Elle achèterait la liberté de ses enfants si elle le pouvait; les femmes sont ainsi : blanches ou noires, elles ont toutes cette manie de se détruire de l'intérieur, cette angoisse de voir le sol les dévorer dès qu'elles baisseront la garde, c'est pourquoi elles ne se préoccupent que de la vie des autres. »

« LA FIÈVRE DISPARAÎT, MAIS Oreste a depuis quelques jours une douleur vive à l'épaule, comme si le démon le tirait par le bras, comme si dans cette île le démon en personne essayait de l'entraîner vers un lieu indésirable. Le démon peut donc venir jusqu'ici ? Pardi, bien sûr, le démon est partout, comme Dieu.
Le Tubard a perdu sa pâleur, car le soleil colore tout ce qu'il touche; il a pourtant l'air plus mort que jamais, en effet, l'homme conscient d'être une proie se comporte comme un mort imminent. Tu entends ? Pourquoi nous enferme-t-on ? Pour nous empêcher de nous sauver ? Je ne sais pas, Oreste. Nous sommes des travailleurs, nous ne voulons pas nous enfuir, alors pourquoi nous enferme-t-on ? Je n'ai jamais refusé un travail. Moi non plus. Personne ne fuit le lieu où on le paie.
Le baraquement est plongé dans l'obscurité et on entend les gars respirer fort, mais Le Tubard et Oreste sont réveillés, la lumière de la lune se faufile à travers les barreaux du lucarnon et donne l'impression que nous sommes dans une gigantesque souricière. »

« Les cannes fraîchement coupées portent le sang des mains novices qui les récoltent. La douleur va de la pointe des doigts jusqu'à la colonne vertébrale, comme si un fer chauffé à blanc traversait les muscles.
Quelle main souffre le plus ? Celle qui attrape la canne à la base ou celle qui la coupe ? Celle qui tient la canne: car elle encaisse le choc de ta machette. »

« Les gars les plus proches s'interposent entre Bigorne et le fouet. Jérémie, du haut de sa stature de géant, continue de cingler dans le tas, de frapper tout le monde, n'importe qui, et il crie à ses acolytes de venir l'aider. Cet homme grand comme une montagne réclame de l'aide, face à quelques gars qui protegent un mort et ne se défendent pas. Il les attaque avec un fouet qui a goûté le sang de tous les esclaves. »

« Oreste cherche autour de lui une bonne pierre. Bigorne s'appuie sur son épaule et tout à coup ils ne font plus qu'un, parce qu'il ne faut pas oublier que survivre nous rend égaux. »

« LES ENFANTS, CEUX-LÀ MÊME QUI se baladent tout nus comme des petits animaux, attrapent des lucioles et les mettent dans des bocaux pour s'éclairer, où ils les laissent mourir, asphyxiées. Comme tout est différent quand on traverse l'océan, ici les lucioles s'appellent des « lampyres » et ressemblent à des scarabées. Les enfants vous les montrent et vous proposent de les échanger contre une bouchée de riz. Au bout de quelques jours, ils n'ont même plus peur de vous aborder.
Ici, la lumière est écrasante ; quand le soleil disparaît, persiste cette obsession de s'éclairer. D'après Agustina, la vieille esclave qui donne à manger, cette terre est maudite à cause de toute la cruauté qui la hante. Le sol que l'on foule aux pieds a été arrosé de larmes, ce qu'on plante pousse à grand renfort de sueur et de sang.
Voilà peut-être la raison de cette obsession pour la lumière, peut-être est-elle plus ténébreuse dans l'obscurité : la beauté disparaît et le monde devient un lieu hostile où toutes les atrocités sont possibles. Une fois qu'on a perdu la beauté, il ne reste nulle part où poser le regard. »

« Combien de mots faut-il pour raconter le malheur ? Lesquels choisir, pour qu'ils parlent à notre place ? Assurément, aucun de ceux qui ont un sens de ce côté-ci de l'océan écrire à ceux qui sont restés derrière nous, c'est écrire au monde que nous avons quitté. En supposant que reste encore debout un peu de tout ce qui nous a précédés. »

« Le genou se brisera peut-être contre le sol, mais à quoi me servent mes genoux si je ne peux pas danser, je préfère les briser moi-même, ça ne regarde pas les autres. La musique est une sorte de prière ou de chant qui jamais ne s'arrête, qui se répète en disant et contredisant, dans une langue qui n'existe pas, ou qui existe pour d'autres. De ce côté-ci, tout change, tout a changé, les mots ont changé, celui qu'on est change aussi, et, tout à coup, danser, c'est peut-être revenir.
Quand Bigorne tombe enfin par terre, nauséeux, épuisé, brisé, les pieds continuent de répéter pointe, talon ; pointe, talon ; comme si le corps ne lui appartenait plus, comme s'il appartenait soudain à un autre qui lui imposait de gesticuler même s'il était presque mort, même si ses pieds saignaient, même si son corps lui faisait aussi mal que celui d'un mort-vivant. »

« POINTE, TALON.
Pointe, talon.
Drôle d'idée, de danser avec un corps en morceaux ! D'où vient cette force qui me fait sauter encore et encore, comme si je ne pesais rien ?
Pointe, talon ; pointe, talon et balancé ; virevolte et pointe, talon.

Danser pieds nus et soulever la poussière du sol, c'est tout ce que demande le sol, qu'on soulève sa poussière, quelqu'un, un cheval ou une danse, danser comme si le sol prenait feu.
Pointe, talon ; pointe, talon. Le soleil me brûle les yeux, je vois des taches noires mais je ne peux m'empêcher de danser, comme si le vent me maintenait au-dessus du sol. 
Pointe, talon ; pointe, talon.

Les tambours résonnent à la base de la colonne vertébrale, me portant au-dessus de mon centre de gravité; je suis léger comme un moineau, comme ces petits oiseaux qui s'abreuvent d'une goutte d'eau.
Pointe, talon ; pointe, talon.

Virevolte. »

Quatrième de couverture

En 1853, Oreste, Bigorne et José, comme d'autres jeunes Galiciens, sont prêts à tout pour sortir leur famille de la misère. Quand un ancien compatriote les invite à partir travailler dans des plantations de canne à sucre à Cuba, s'ouvre l'espoir d'une vie enfin meilleure. Mais dès le premier pas sur le bateau, ils sentent qu'un piège s'est refermé sur eux. Arriveront-ils à reprendre en main leur destin ?

S'inspirant d'un terrible fait historique méconnu, Azucre est un roman d'aventure qui délivre à ses lecteurs une leçon de courage face à l'injustice.

Bouleversée par la lutte de ces jeunes gens pour retrouver leur liberté, Bibiana Candia s'est lancée dans l'écriture de cette épopée aux ambiances immersives. Depuis sa parution en 2021 en Espagne, ce premier roman a reçu de nombreux prix dont celui des libraires de la ville de Madrid.

Les Éditions dy Typhon,  mars 2024
157 pages
Traduit de l'espagnol (Espagne) par Claude Bleton et Émilie Fernandez 

mardi 12 novembre 2024

Arctique solaire ★★★★★ de Sophie Van der Linden

Prolonger un week-end prolongé. Quelle belle idée ! 
L'accompagner de ce voyage dans l'Arctique, deuxième bonne idée. 
Une lecture comme une parenthèse enchantée, une escapade revigorante, agréablement solitaire, contemplative, salutaire.
Délicate et subtile.
Colorée. 
Du blanc. Du bleu. Du vert. Des traînées de jaune.
« Et les lumières sont arrivées, crescendo, annoncées par les verts habituels, à peine teintés de jaune. Une danse des voiles à la Loïe Fuller, douce et envoûtante. Peu à peu, elles se sont déchaînées. Le bleu clair s'est mêlé au vert, des traînées jaunes se sont fait une place, des verticales étincelantes ont déchiré la nuit. Des apparitions blanches, vives, formant halos, ont enfin occupé le ciel magnétique, illuminant furtivement les montagnes. J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte.
Peindre les Lofoten, les aurores boréales, c'est convoquer la patience, la solitude, la palette idoine, s'apparenter à une ourse polaire...c'est toucher du doigt un idéal. »
J'ai rencontré une peintre, une femme, aimée et aimant, sans fard, isolée, en pleine quête artistique, pour « [a]ccomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l'absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre. »
« La solitude, il faut savoir l'habiter, par la passion ou par l'exaltation. Rien ne me rend plus heureuse que notre solitude à deux. Rien ne m'enthousiasme autant que celle de ma peinture. Sans ta présence et sans production valable, alors, le vide m'emplit toute. »
J'ai été attendrie par ce tableau. 
Poétique. 
Ces pages ont aimanté mon regard.
« J'ai immédiatement pensé aux couleurs que je devais emporter avec moi. Il est vertigineux d'anticiper, avec des couleurs matières, concrètes, un phénomène futur, improbable et insaisissable. Parce que c'est un spectacle inimaginable. Qu'aucun humain, aucune machinerie, ne pourront jamais égaler. »
Merci !

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« Et les lumières sont arrivées, crescendo, annoncées par les verts habituels, à peine teintés de jaune. Une danse des voiles à la Loïe Fuller, douce et envoûtante. Peu à peu, elles se sont déchaînées. Le bleu clair s'est mêlé au vert, des traînées jaunes se sont fait une place, des verticales étincelantes ont déchiré la nuit. Des apparitions blanches, vives, formant halos, ont enfin occupé le ciel magnétique, illuminant furtivement les montagnes. J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unis- son de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »

« La station de Tangen vient de s'effacer, les pins réapparaissent à la fenêtre du compartiment, sombres, massifs, et je cherche machinalement du regard les épilobes qui accompagnent nos voyages d'été d'un salut monochrome, rose violacé. La nuit domine à présent, et les bas-côtés ne sont plus qu'un brun triste. La vie s'est retirée de la végétation affaissée, un épais manteau neigeux ne va plus tarder à la couvrir tout à fait.
À l'approche de l'automne, une feuille morte qui racle sèchement les pavés, un frisson vespéral, quelque chose dans l'air, tout simplement, m'alerte déjà : « Bientôt, ce sera le temps des Lofoten. »
L'hiver véritablement installé, en son cœur le plus sombre, lorsque la nuit s'attarde, alors, c'est le moment du départ, en réponse à un appel tenace. Celui du vent assourdissant, des amas d'étoiles, de l'immensité blanche se teintant de nuances changeantes... Celui du sens profond que j'ai trouvé dans la peinture de ce territoire indocile. »

« C'est une chose étrange de ranimer les souvenirs d'une jeunesse parisienne dans la pénombre d'un compartiment désert, filant en direction du Grand Nord. Là-bas m'attendent des ciels qui, jamais, n'ont la lourdeur d'un couvercle parisien de décembre. »

« Habituellement, dans les trains de nuit, j'attends quelques minutes, au réveil, avant de regarder par la fenêtre. Le temps de deviner, ou plutôt d'imaginer quel paysage apparaîtra. Incertitude de l'aube. Qui a vu, de la vitre d'un train en marche, un soleil rose se lever sur le désert ne peut plus renoncer aux voyages ferroviaires. Mais cette fois, je ne veux rien perdre de mon trajet, que j'ai trop attendu. »

« La lune est pleine et permet aux paysages de se maintenir à vue. Le dos soutenu par des coussins, je devine faiblement les bois, les champs, les rivières scintillantes sous la lumière blanche, et parfois, un lac, immense, bordé de hautes silhouettes de sapins qui défilent... Les nuages forment un halo, la nuit se teinte alors d'un bleu de Prusse. »

« J'existe intensément dans cet acharnement du geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation, qu'il me faut constamment inventer, dans les efforts démesurés que commande l'étendue même de mes insuffisances techniques. »

« Les déjeuners chez Sarah [Bernhardt] étaient toujours des expériences totales, mais le premier auquel j'avais été conviée, boulevard Pereire, quelques jours après l'inauguration de mon exposition, reste le plus marquant. Un valet de chambre m'avait conduite le long d'un corridor sans fin débouchant sur un vestibule aveugle. Il permettait d'accéder à une grande pièce en longueur dans laquelle la lumière du jour parvenait par une verrière zénithale, les quelques fenêtres étant, comme le reste des murs, obturées par un amoncellement de meubles, d'objets d'art plus ou moins précieux, plus ou moins exotiques, de draperies, de tapis, de reliques, de plantes. Des bibelots anodins voisinaient avec de flamboyants exemples de la sculpture classique, des chiffons ornaient de vénérables antiquités égyptiennes ou chinoises, des vestiges de sanctuaires moyenâgeux...
Et puis, bien entendu, il y avait les peintures, dont la plupart étaient ses portraits. Dans un curieux glissement du temps, je retrouvai le portrait de Clairin, dont j'avais eu l'occasion de voir une reproduction lors de mon séjour de jeunesse à Paris. À l'époque, Sarah n'était encore pour moi qu'une figure fantasmée, et ce tableau avait participé pour beaucoup du mythe personnel que je m'en étais fait. À découvrir l'original, j'admirai alors moins le modèle que la peinture en elle-même. La composition en courbes, le chien dans le prolongement de la robe, les jeux de contrastes entre le décor sombre et la clarté éblouissante de la tenue, le rendu des plumes, et leur proximité avec le poil animal. Ce rouge, ce blanc.
Avec un pas de recul, je quittai toutefois la surface de la toile pour retrouver le regard direct, pénétrant, de Sarah, et celui par en dessous, discrètement menaçant, ou autoritaire, de son lévrier.
Non loin, le divan du tableau occupait un pan conséquent de la pièce. Lui aussi avait pris de l'âge, s'était stratifié. Il reposait devant un fond de tapisseries anciennes, recouvert de peaux d'animaux et de piles de coussins précieux et dominé par un imposant baldaquin d'allure royale. Au milieu d'un des longs murs s'ouvrait un couloir, au fond duquel, derrière un treillis doré et une paroi de verre, s'agitaient de véritables singes. Comme si nous nous trouvions au zoo, exactement.
Enfin, Sarah fit son entrée, majestueuse, chaleureuse. Elle était, dans l'intimité, pareille qu'au théâtre, avec ce mélange de sophistication et de spontanéité qui n'appartenait qu'à elle.
De sa démarche lyrique, elle me conduisit immédiatement dans un cabinet, pour me montrer quelques-uns des croquis de costumes composés et dessinés par elle- même, et que je trouvai sincèrement réussis. D'ailleurs, tout lui réussissait. Elle jouait la comédie, dansait, chantait, écrivait, sculptait dans son atelier en chemise de flanelle blanche. Elle montait à cheval, élevait des singes dans son appartement et dormait, tout le monde le sait, dans des cercueils capitonnés de satin blanc. Avec elle, on pouvait parler histoire de l'art, théologie, politique, poésie.
Quand je lui fis part de mon admiration pour ses talents hybrides, elle me répondit en riant: « C'est simple, je dors comme une bûche chaque fois que je vais me coucher et, mes cheveux étant naturellement bouclés, je ne perds jamais de temps à les coiffer. » »

« C'est vrai aussi de mes tenues, de ces pantalons larges et informes - affreux - qui ne me quittent plus dès que j'arrive à Fyrö. Je pourrais tenter de me façonner un style nordique tout personnel, afin de maintenir un semblant de féminité et d'élégance, même folklorique. Il y a cette série de photos que tu avais faites. Dans le style « chauve-souris d'opérette », j'y fais assez illusion, vêtue de ce manteau en fourrure de phoque. En réalité, le laisser-aller de mon apparence est rigoureusement nécessaire à ma concentration. Il est aussi un confort. Et une absolue liberté. »

« Des semaines que je suis ici et rien de satisfaisant ne pointe encore de mes études. La météo très maussade écrase les perspectives. Je ne peux pas me résoudre à peindre des reliefs aux teintes sourdes dans cet entre-deux sans panache. Les Lofoten sont des extrêmes pour mon œil de peintre. Entre les verts multiples de l'été et les blancs diffractés de l'hiver, il n'y a que l'attente. Je dois me contenter du peu de lumière que me laisse la nuit polaire, et travailler. Même sans grâce. »

« Je me sens seule, déplacée, moi, qui fuis en tous lieux l'ombre même des touristes, qui cherche toujours les coins les plus reculés pour camper, pour qui la liberté absolue n'existe que dans l'absolue solitude, que je subis un peu ce soir. En réalité, je la subis depuis des jours. 
La solitude, il faut savoir l'habiter, par la passion ou par l'exaltation. Rien ne me rend plus heureuse que notre solitude à deux. Rien ne m'enthousiasme autant que celle de ma peinture. Sans ta présence et sans production valable, alors, le vide m'emplit toute. »

« Accomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l'absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre. »

« J'ai immédiatement pensé aux couleurs que je devais emporter avec moi. Il est vertigineux d'anticiper, avec des couleurs matières, concrètes, un phénomène futur, improbable et insaisissable. Parce que c'est un spectacle inimaginable. Qu'aucun humain, aucune machinerie, ne pourront jamais égaler. »

« En peignant, je fredonne des symphonies allemandes, accorde mes gestes aux séquences grandiloquentes, m'égare dans des compositions pompeuses, reviens au calme, tente de structurer la toile. Introduction, je commence par poser la montagne, précise, bruns des roches, neiges accrochées à l'obscurité, pentes offertes à une lumière supposée vive, blanche, mais très légèrement teintée de vert. L'eau du fjord ensuite, domi- née par le brun vert, mais comme éclairée par en dessous de turquoises. Alors, l'ensemble s'organise, monte en puissance, et l'immensité de la toile est emplie du ciel bleu. Lézardé, à la verticale, de traînées vertes, jaunes, mauves, pourpres par endroits. Et paroxysme - le blanc puissant éclate presque au centre, comme s'il crevait la toile pour se faire une place dans la matière. Il se répand un peu dans des verts qui tombent en flèche, donne des bleus rompus dans l'écran nocturne, il est la pièce maîtresse de ma composition. Je souffle. J'ai réussi, je crois. »

« J'ai entendu leur murmure avant de voir se présenter une lumière intense. Le soleil tel qu'en lui-même. Il était bien entendu impensable qu'il ne soit pas au rendez-vous, ce 7 janvier. Et pourtant, ce fut une joie immense de le voir pointer. Une joie peut-être comparable à celle qui suit l'attente de l'être aimé, au moment précis où il descend du train par lequel il s'était annoncé, mais dont on doute toujours qu'il y était réellement embarqué.
Les larmes me sont venues. Une clarté perçait le ciel rouge. Un halo jaune doré a pris sa place. Il la gardera en ellipse, montant à peine au-dessus de l'horizon pour replonger ensuite dans la mer. L'été, l'ellipse est inversée, le soleil frôle l'eau sans jamais y sombrer. »

« Les peintures des aurores boréales finissent de sécher, et j'en suis assez satisfaite. Elles ne parviendront pourtant pas à marquer suffisamment les esprits. Il me faut quelque chose de plus ample, nerveux. Conquérant. Alors, j'ai décidé de prendre part à la pêche pour m'intéresser de près aux bateaux. L'année nouvelle me donne des envies d'action.
Il n'a pas été simple de me faire embarquer sur un navire. Les femmes y sont interdites. Selon des croyances obscures, elles porteraient malheur. En réalité, la plupart des pêcheurs pensent surtout que les femmes se lamentent, qu'elles vont passer leur temps à vomir et à implorer un retour prématuré au port. Et que ce n'est pas leur place, tout simplement. Jakob, le jeune propriétaire de la barque, m'a servi d'intermédiaire. Mais les négociations ont été âpres. Il a dû faire valoir que j'étais, certes, une femme, mais en pantalon. Bon. Elle fume des cigarettes. Oui. C'est une artiste. Et ? Eh bien elle pourrait par exemple peindre votre bateau, cher Olsen. »

« Un orage s'annonçait un matin, je me suis hissée sur les hauteurs du port, et j'ai distingué, impuissante et interdite, les bateaux partir en mer sous un ciel noir et lourd, secoués par les flots, quand les rochers auprès d'eux recevaient de plein fouet les courants violents. J'étais à la fois soulagée d'être en sécurité et terriblement envieuse de me trouver au cœur des éléments, auprès des hommes revêches. J'ai alors peint plusieurs cartons, avec ardeur.
En navigation, les bateaux se découpent sur fond de mer ou de ciel. Ici, ils sont toujours confrontés à la roche, au mur des Lofoten. Selon certains angles de vue, le Fløyfjellet les enferme abruptement. Selon d'autres perspectives, ce sont les maisons des pêcheurs et des hangars qui leur servent de toile de fond. Dans la faible lumière des jours actuels, le contraste est mince entre sujet et arrière-plan, même si les formes des maisons sont davantage rectangulaires que les coques. Mais enfin, les uns comme les autres sont faits de bois peint. Les jeux de couleurs tendent alors vers une harmonie. Tandis que la roche est toujours une confrontation. C'est l'élément le plus opposé qui soit au liquide marin, physiquement comme esthétiquement. Celui qui repousse durement les bateaux, les brise, alors qu'une rive herbeuse peut bien accueillir une barque délaissée. »

« Aujourd'hui, j'ai ainsi passé des heures en Inde, tout en arpentant vainement le petit espace de l'atelier. 
Je n'irai sans doute pas tellement plus loin. Pas plus loin dans le dépaysement, dans la moiteur, l'intensité des odeurs, des couleurs, des mouvements. Un voyage dans le sous-continent pourrait à lui seul combler tous les désirs de voyage, toutes les connaissances du monde. Plongée dans l'agitation frénétique des temples, immergée dans la foule des rues, j'ai eu tant de fois l'impression vive de me trouver dans le creuset de l'humanité.
Mais c'est plus profond. Une radicalité. Une impudeur ? À moins que ce ne soit un autre rapport à l'espace commun ? Mais des nudités, de la maladie, des mutilations, des cicatrices, des corps qui se lavent, qui défèquent, qui dorment, qui mangent, jamais je n'en ai vu autant, si proches, si exposés. La chaleur, ou la moiteur, aidant, cette manière de se vêtir de voiles à laquelle j'ai été poussée, avec les saris, m'a fait ressentir mon propre corps comme jamais auparavant. Je suis de ces femmes qu'on a dressées au corset. Libérer son ventre, comme il est si courant là-bas, n'est pas un petit geste. Et pourtant, en tant que membres de la délégation royale, nous étions tellement tenus par les conventions.
L'Inde ne se visite pas à distance raisonnable, elle s'insinue en vous, par tous les pores de votre peau, si flasque et pâle soit-elle. Le sud du pays vit encore dans mon souvenir comme un ensemble où le minéral, le végétal, les senteurs, les couleurs deviennent matière, où tout est puissamment organique. Les fleurs se donnent à manger, les parfums à malaxer, les huiles tachent, les décoctions pourrissent.
Le temple hindou incarne une vision de l'enfer où tout ordre est inversé, ou bien exacerbé. Le sol est si gras, si noir, que j'ai failli tomber à chaque pas, bousculée, abasourdie par tant de monde, de marchands, qui s'insinuent dans les espaces les plus sacrés, de bruits, de musiques stridentes, les cloches, les cris, les visages pâmés des croyants, les ribambelles d'enfants qui ne prennent, eux, rien au sérieux, la foule, l'agitation, constantes, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je n'ai rien compris à l'Inde. Rien. Et je n'ai rien tant adoré qu'y être ballottée, éreintée dans mes certitudes. Il est certain que les missionnaires y perdent leur temps. Ce pays n'entrera jamais en chrétienté, jamais. »

« De souvenir, l'Inde est devenue un fantôme agité qui vit en moi. Parfois obsédant. »

« Je n'ai pas eu à aller très loin, simplement en face du Fløyfjellet. Tout y était admirable, radicalement pictural. L'endroit fut choisi dans la foulée, le bord du fjord, la montagne, notre montagne, devenue singulière sous la lumière oblique, encore rose, du jour évanescent. Je n'avais que mes petits cartons mais tout était là, à portée d'yeux. Alors j'ai peint avec sérieux, avec intensité. Avec exaltation. Le bleu métallique des pentes du nord affrontait le rose doucereux de celles s'étalant au soleil. L'ocre affleurait certains volumes, presque radiant. Tout cela donnait une bataille sur mon carton, les couleurs se mêlaient, se gardaient, les unes aux autres, les unes des autres. Tracés frénétiques, où le blanc domine, mais teinté, piqué des autres nuances. Des touches appuyées qui viennent déposer leur excès de peinture, dévoiler, érafler une sous-couche, ourler de leur contraste la couleur opposée. Ici et là, j'ai laissé leur union, le mauve, affleurer. Mais c'est de leur confrontation que se sont créés les volumes, ou leur illusion. »

« D'ailleurs, j'ai eu la tentation de refaire une expédition au fjord des cygnes chanteurs pour l'unique plaisir de tester sa teinte. Parfois, je doute de la réalité de ce que j'y avais vu ce jour-là, l'un des tout premiers hivers que je passais aux Lofoten. Un espace au creux des montagnes, baigné par le Gulf Stream, qui empêche la transformation de l'eau en glace, et cette colonie de cygnes qui, au lieu de voler vers le sud, reste à tirer des rives les herbes marines leur servant à se nourrir mais aussi à nourrir les quelques vaches de l'unique petite ferme qui borde la pièce d'eau. »

« Te souviens-tu de cet homme qui nous avait interpellés alors que nous nous promenions sur un sentier, la première fois que nous sommes venus sur l'archipel ? « Étrangers, il est bien trop facile de venir aux Lofoten en été ! Les paysages sont plaisants, les pentes des montagnes regorgent de fleurs, de myrtilles, qui peuvent suffire à vous nourrir, et, si vous cherchez bien, dans les tourbières vous trouverez les baies jaunes, les plus précieuses au monde. Le temps est certes parfois capricieux, mais jamais réellement mauvais. Et, même partiellement obturé par les nuages, le soleil tourne en ellipse bienveillante au-dessus de vous sans prendre de véritable repos. Le vent ne fait que vous fouetter salutairement les sangs, à vous citadins amollis et craintifs. Mais l'hiver, alors c'est autre chose ! L'hiver est la vraie nature des Lofoten. Il faut un peu plus de courage pour affronter la nuit perpétuelle, les tempêtes ou les ouragans, le froid, l'humidité, le brouillard tenace, la neige en abondance. Il faut, surtout, de la passion pour accéder au spectacle incomparable des aurores boréales, des sommets opalins illuminés par une pleine lune glaciale. Le rare soleil fait étinceler le givre de vos modestes abris par la fenêtre desquels vous contemplez le départ d'une armada de bateaux vikings à l'assaut des bancs de morues... Revenez donc en hiver, étrangers, pour mesurer la beauté de l'Arctique et la sauvagerie de son apothéose ! » »

« Le tableau se découpe donc dans sa grande largeur en trois bandes. À un bout de la chaîne montagneuse, on jurerait que c'est l'aube. À l'autre, le crépuscule. Et pourtant, rien ne les distingue réellement. Ciel, mer, montagne. Les pentes blanches des sommets semblent toutes tournées vers le soleil, en recueillent les rayons dorés. Je veux faire ressentir la charge de l'atmosphère, la matérialité pourtant invisible de ces lumières arctiques. Leur vibrante instabilité. »

« Je voudrais que le spectateur ait comme moi le sentiment de se fondre dans ce paysage polaire.
Partant de rien, j'ai développé ma peinture à l'intérieur même de ce territoire. Je le façonne sur la toile autant qu'il façonne ma façon de travailler. C'est bien plus qu'un défi, plutôt ma volonté peut-être orgueilleuse de convaincre les critiques suédois. Rien au monde ne me mobilise plus que mon dialogue fécond avec ce territoire tel qu'en lui-même. Les jours où le ciel comme la mer restent plongés dans les ténèbres, seulement traversés par des lueurs fantasques, les jours où un lourd voile de brume enserre terre et mer, les jours qui s'étirent d'une aube dorée jusqu'à un crépuscule chatoyant de reflets ensanglantés, les jours où la blancheur absolue de la neige recouvre jusqu'au ciel... »

« C'est ainsi que ma longue campagne de peinture s'achève. J'ai envie d'autre chose, vite. Qui passe par ta présence, par notre solitude à deux, avant le retour au monde. »

Quatrième de couverture

« J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »

Comme tous les hivers depuis trente ans, Anna part seule plusieurs semaines peindre les paysages des îles Lofoten, capter leurs subtiles variations de lumières. Cette épouse d'un célèbre architecte se soustrait chaque année à la bonne société suédoise pour répondre à l'impérieux appel de ces terres arctiques. L'âge venant, elle espère réaliser le tableau exceptionnel qui lui vaudra enfin la reconnaissance de ses pairs.

Inspirée par l'œuvre d'Anna Boberg (1864-1935), Sophie Van der Linden se glisse dans son intériorité, sonde ses attentes et ses ambitions, ravive ses souvenirs. D'une plume impressionniste, elle évoque le geste créatif et la quête artistique d'une femme d'exception.

Née à Paris en 1973, Sophie Van der Linden vit à Conflans-Sainte-Honorine. Elle a signé ou dirigé plusieurs ouvrages consacrés à la littérature pour la jeunesse. Romancière, elle a publié La Fabrique du monde (2013), L'Incertitude de l'aube (2014), De terre et de mer (2016) chez Buchet-Chastel, et Après Constantinople (2019) chez Gallimard. 

Éditions Denoël,  janvier 2024
119 pages