samedi 24 août 2024

L'ombre pâle ★★★★★♥ de David Naïm

La quête aurait pu être le titre de ce livre. Mais L'ombre pâle, belle trouvaille, lui va tellement bien. 
Simon part en quête de son histoire familiale, d'aïeux.  
Un retour aux sources qu' il entreprend à la mort de son père avec qui il n'a jamais entretenu une véritable relation, les liens s'étant distendus à force d'absence. Il récolte pourtant la charge d'organiser ses obsèques et de préparer l'éloge funèbre. 
Un cheminement dans le passé avec son lot de peines et de secrets, subtilement bien écrit par David Naïm, avec humour décalé, tendresse et originalité qui mènera Simon à se questionner sur ses propres choix de vie.
Que j'ai aimé cette lecture empreinte de liens qui se tissent et se défont aussi, de mémoires, de traditions, de questions et de remords, de désirs et de peurs, de belles réflexions sur l'identité,  l'intégration, sur les relations familiales et la contribution de la figure paternelle et de quelques pages sombres de l'Histoire. 
« C'est vrai. Jeune, ne pas me souvenir me semblait une bénédiction. Je voyageais léger, le vide à la place du passé magnifiait les couleurs du présent. Il lui conférait un relief, une texture et une densité extraordinaires. Mais en vieillissant, j'ai dû rendre les armes face à l'arithmétique. Ces années... il fallait bien que je les aie vécues. Elles étaient bien passées, l'une après l'autre, mois après mois, jour après jour ! Où se cachaient-elles ? »
Une lecture savoureuse, qui m'a tant parlé, convoquant des souvenirs et l'émotion qui les accompagne. Dire adieu à un parent, c'est aussi parfois realiser à côté de quoi nous sommes passé. 
J'ai aimé retrouvé des mots qui ont bercés certains moments de ma vie.

Allez découvrir cette petite pépite des Éditions de l'Antilope, dont je me garde bien de vous en dévoiler davantage afin de  ménager l'effet de surprise. 

Anne-Sophie, Gilles, David, merci pour cette belle découverte. Je garde un excellent souvenir de la soirée d'ouverture en votre compagnie et la lecture de l'incipit par David nous avait déjà fait entrevoir la beauté de ces pages.

Belle route à L'ombre pâle !

@prixhorsconcours

Et « N'oublie pas : avec le verbe, tout est possible. Avec lui seul, en fait. Ce sont des choses que l'on n'apprend que le jour de sa mort. À moins d'être poète. »

Ou encore « Dor. Chaque génération est une tresse qui s'appuie sur la précédente et sert de support à la suivante. Qu'est-ce-que c'est, ta vie, sinon un entrelacs de rêves, de réalité et de faux souvenirs, des shmattès, des bouts de chiffons cousus les uns aux autres ? Leh'aim! À la vie ! Combien de fois as-tu levé ton verre en le disant ? Eh bien, c'est un pluriel. La vie se dit au pluriel, Simon. Au pluriel. Tu n'es pas un. »

Notes pour plus tard & maintenant : lire Albert Memmi, découvrir Tunis (et la Louisiane aussi ;-)), continuer de  goûter mes souvenirs d'elle, d'eux deux, placer "allotropes" dans une discussion à la machine à café ;-),  relire ce livre hérisson. 

INCIPIT

« J'ai commencé à m'occuper de mon père lorsqu'il est mort. Vivant, je me contentais d'un coup de téléphone depuis ma voiture, dans les embouteillages, pour ne pas perdre trop de temps. Sa voix chevrotante sortait du haut-parleur, elle emplissait l'habitacle pendant quelques minutes, dix ou quinze, jamais plus. Je lui demandais comment il allait. Toujours mal. Je n'avais rien à proposer, alors je me plaignais de mon travail. Lui me disait qu'il était fier de moi, sans jamais préciser pourquoi. C'était à peu près tout. Parfois je lui rendais visite dans le minuscule studio qu'il occupait depuis que ma mère l'avait quitté, exaspérée par son intermi- nable dépression. Ça ne sentait pas très bon, comme souvent chez les vieux quand leurs souvenirs se mettent à les digérer avec un peu d'avance. Il y avait un lit toujours mal fait, recouvert d'un plaid vert en velours râpé, une chaise et une table encombrée de boîtes de médi- caments toutes ouvertes. C'était devenu sa nourriture principale. Il y avait aussi un énorme fauteuil à bascule Chesterfield bâti pour un homme épais, sûr de lui. Un vestige d'avant. Souvent, en faisant semblant d'écouter le babil de mon père, je les fixais tour à tour, lui et puis ce fauteuil, en essayant de les réconcilier. Lorsque je n'y parvenais pas, lorsque sa vieillesse battait mes souvenirs à plate couture, il m'arrivait de jouer avec l'idée que toute sa vie n'avait été qu'un leurre, une illusion créée par lui. À le voir là, si petit, cela semblait crédible.
Sa dégradation physique m'avait toujours stupéfait. Je n'étais pas sûr, d'ailleurs, qu'il fallût l'imputer à sa dépression. Ni même, à vrai dire, qu'il en ait véritablement fait une. Je ne suis pas un spécialiste, mais le terme m'a toujours évoqué une sorte de processus mou, un enlisement de l'âme. Alors que mon père, je dirais qu'il s'est cassé en deux, net, comme une barre d'acier. Pourquoi, je l'ignore. Et pourquoi je l'ignore, je l'ignore aussi. À vrai dire, peu importent les causes, c'est une histoire de résistance. Lorsque j'étais enfant, mon père m'avait expliqué ce mystère de la physique des matériaux. Ce que j'en avais retenu c'est que le métal, ça travaille, ça résiste et un jour, sans prévenir, d'une seconde à l'autre, ça casse, le toit s'effondre et tant pis pour ceux qui sont dessous. Le cauchemar des architectes, avait-il conclu. Et Dieu sait qu'il s'y connaissait, Moïse, en cauchemar et en architecture.
La mort est réservée aux morts. Pour les autres, il y a les larmes et une logistique d'enfer. Il faut trouver une place, le corps dans un cercueil, le cercueil dans un trou, le trou dans un cimetière. Comme les Juifs aiment souffrir un peu plus, il faut boucler tout ça en moins d'une journée. Sinon quoi? Je ne sais pas. Dès le début, j'ai senti que ça allait être compliqué. Rien que trouver le corps. Il n'était plus dans la chambre, les règles d'hy- giène sont strictes, vous comprenez. La chambre froide est à gauche en sortant, juste après les cuisines. Devant ça fume des clopes et ça papote, les tenues blanches, les tenues vertes et les tenues bleues prennent leur pause pendant que les vivants s'accrochent. Porte de gauche, ça sent le riz trop cuit et l'eau de Javel. Porte de droite, Moïse est là, posé sur des tréteaux. Un bateau à fond de cale. Un drap blanc enveloppe son corps. Seul le visage dépasse, méconnaissable. En à peine quelques heures, la moindre parcelle s'en est modifiée, pour confirmer aux vivants qu'il n'est désormais plus des leurs. Les cheveux sont morts. La peau n'est plus la peau, mais la cire d'un masque qui semble l'avoir étouffé. Bientôt, la chair affaissée s'écoulera lentement vers le siphon qu'est la bouche entrouverte. Et le corps, devenu la maison de rien, disparaîtra. »

« Le rabbin Abitbol a la voix veloutée, il possède ce bel accent des Séfarades, il chante le début de ses phrases et les finit avec des points d'interrogation. En vingt minutes j'ai tout compris des prières, du kaddish, de la mise en terre et des stades du deuil. Un jour, une semaine, un mois et enfin une année à l'issue de laquelle tout le monde, mort comme vivants, sera dégagé de ses obligations. L'âme de mon père pourra alors vaquer à ses occupations, ceux qui restent seront libres de l'oublier. Il me dit, surtout pensez bien au talit de votre père. Il faut l'enterrer avec. Je réponds bien sûr, en omettant de préciser que je n'ai pas la moindre idée d'où se trouve le châle de prière de mon père. »

« - Et toi ? Quel était ton métier ?
- Lui il était ailleurs, et moi j'étais tailleur, a-t-il répondu avec un petit rire.
- Pardon ?
- Une vieille blague juive. Je faisais de la confection sur mesure, homme et femme. J'avais une petite boutique dans le Marais. J'ai passé ma vie dans les shmattès. Figure-toi que j'ai même fait les premiers costumes de ton père, quand il a commencé à travailler. Je me sou- viens, il était d'un sérieux ! Concentré. Il y avait de la force en lui. Beaucoup de force. Trop, d'une certaine manière. On le sentait toujours en tension, prêt à se déchirer en deux. Comme la soie. C'est solide, la soie. Incroyablement solide. Mais si tu tires dans le sens des fibres, crac, ça se déchire avec deux doigts! 
- À propos de tissus, l'ai-je interrompu. J'ai retrouvé le talit de mon père. En réalité deux talits entrelacés. Je me demandais si tu savais à quoi ressemble celui de mon père?
- Aucune idée. C'est étrange, ton affaire. Que comptes-tu faire ?
- Je ne sais pas. Je pensais tout simplement à le couper en deux.
- Dor.
- Tu as raison. La nuit porte conseil.
- Non. Pas dors. Dor. C'est à quoi ton histoire de talits entrelacés me fait penser. J'ai lu quelque part qu'en hébreu, ce mot a deux significations: génération, et aussi tisser des paniers. J'ignore si c'est exact, je ne suis pas un expert, mais je trouve ça séduisant. Cela indiquerait que chaque vie est faite de mille autres, chaque génération est une tresse qui s'appuie sur la pré- cédente et sert de support à la suivante. Peut-être qu'il en va de même avec ces tissus tressés l'un à l'autre.
- Excuse-moi, mais je ne comprends pas où tu veux en venir.
- Ce que j'essaie de te dire, c'est : réfléchis bien. On ne découpe pas comme ça des tissus. Encore moins quand ce sont des talits. Appelle le rabbin. Peut-être que lui, il saura quoi faire. »

« Mon père adorait ce scriban, d'un de ces mystérieux amours qui lie les humains aux objets. Non seulement il avait refusé de s'en séparer, mais il me l'avait aussi imposé dans ma propre chambre. Cela nous avait valu de terribles disputes. « C'est mon espace ! Si tu tiens tant à garder cette horreur, mets-la ailleurs ! » Il n'avait pas cédé. J'avais été surpris par cet acte d'autorité, lui qui ne se mêlait jamais ni de décoration intérieure, ni du quotidien de ses enfants. Ce n'était pas tout. Dans un accès de dictature parentale, il avait même refusé de m'en laisser l'usage. Il me l'avait fourgué rempli d'un tas de vieux bouquins, sans aucune raison valable, puisque sa bibliothèque « officielle », celle du salon, était immense. Là encore, mes protestations furent vaines. Mon père ne céda pas d'un pouce.
L'invasion eut des conséquences. À douze ans, j'avais lu Sartre, Koestler et Gérard de Villiers. Les livres étaient toujours là, dormant derrière les vitres. Je les ai pris pour en respirer l'odeur. En les ouvrant, des volutes de texte me sont revenues. « Quelques heures ou quelques années d'attente c'est tout pareil, quand on a perdu l'illusion d'être éternel. » « Bedout, les damnés de la terre. » « Valentina s'empala sur la hampe de chair de Malko. » Valentina, l'espionne israélienne, ma première découverte du sionisme. Experte en camouflage, elle avait pris la forme de mon traversin pour vivre avec moi, invisible des autres, quelques mois d'une passion humide. J'ai continué la visite. Mélangés à ceux de mon père, sans classement, insérés et tentant de se faire une place comme des intrus, il y avait les livres de mon adolescence. Beckett, Flaubert, Ellroy, Roger Martin du Gard. Un vieux Dortmunder, aussi, dont je ne me souvenais plus. C'était à moi ou à lui ? Je l'ai piqué et me suis couché avec. »

« Alors qu'elle parlait, ma femme m'a pris la main, sentant sans doute la honte qui m'envahissait à mesurer à quel point j'avais été, factuellement et jusqu'au bout, un mauvais fils. C'est un moment terrible, celui où l'on doit faire le constat sans appel que, quelles que soient les raisons, quelles que soient les excuses, vos actes sont vos actes. Ni plus, ni moins. Lorsqu'on en arrive là, la philosophie, la littérature, même la poésie, ne peuvent plus rien. Ça se joue entre Dieu et vous. Dieu ou le néant. Vu sous cet angle, croire n'est pas idiot. En tout cas, moins que se mettre à boire. »

« C'est un moment terrible, celui où l'on doit faire le constat sans appel que, quelles que soient les raisons, quelles que soient les excuses, vos actes sont vos actes. Ni plus, ni moins. Lorsqu'on en arrive là, la philosophie, la littérature, même la poésie, ne peuvent plus rien. Ça se joue entre Dieu et vous. Dieu ou le néant. Vu sous cet angle, croire n'est pas idiot. En tout cas, moins que se mettre à boire. »

« N'oublie pas : avec le verbe, tout est possible. Avec lui seul, en fait. Ce sont des choses que l'on n'apprend que le jour de sa mort. À moins d'être poète. »

« Les questions et les remords se sont emmélés comme des cordes et l'ont enserré plus fort à mesure qu'il essayait de se dégager. Du moins, c'est ainsi que je reconstitue les faits. Toute sa vie, il s'était occupé de sa mère ou, disons, de son ombre. Un bon fils. Ça n'avait pas suffi. Son absence ce jour-là a effacé le reste, les courses qu'il faisait à Aimée chaque semaine, les toilettes qu'il récurait et qu'elle prenait un malin plaisir à laisser comme une porcherie, les coups de téléphone le mardi et le vendredi, réguliers comme un métronome. Ça n'avait pas suffi, non. Il avait manqué à l'appel et elle en avait profité pour mourir dans son dos, lui faire un ultime croche-pied. Il n'y a pas pire saloperie que les parents, quand on y pense. »

« J'ai espacé mes visites, laissant à ma sœur la charge de s'occuper de cet homme qui mourait à l'économie, en remplissant des grilles de sudoku. »

« Ce n'était pas rien, les orages de fer, la possibilité du ciel qui s'effondre, impossible à raisonner, si tant est qu'un raisonnement ait jamais sauvé d'une bombe. Ce n'était pas rien, les trois doigts crochus de la haine plantés au fond des tripes : la peur, la honte d'avoir peur, et la métamorphose en nuisibles, en même plus humains, dans l'œil de ceux qui croyaient encore l'être.
De fil en aiguille, j'orientai mes recherches sur le quotidien des Juifs de Tunisie avant la guerre. Les Juifs et les Arabes, les Juifs et les Français, les Juifs entre eux. Albert Memmi devint mon auteur de chevet, je lus et relus Statue de sel et tous ses Portraits de..., y puisant le substrat d'odeurs, de poussière, de lumière nécessaire pour me rapprocher de Clément. J'étudiai Tunis, Gabès, au point de mieux connaître cette ville que Moïse. »

« Je m'inquiète pour toi, Simon. Tu es si juif et si peu juif. C'est une illusion de te croire comblé. Une illusion dangereuse. Et ça l'est encore plus de croire que tu peux vivre sans connaître ceux qui t'ont précédé. Rappelle-toi. Dor. Chaque génération est une tresse qui s'appuie sur la précédente et sert de support à la suivante. Qu'est-ce-que c'est, ta vie, sinon un entrelacs de rêves, de réalité et de faux souvenirs, des shmattès, des bouts de chiffons cousus les uns aux autres ? Leh'aim ! À la vie ! Combien de fois as-tu levé ton verre en le disant ? Eh bien, c'est un pluriel. La vie se dit au pluriel, Simon. Au pluriel. Tu n'es pas un. »

« De vieilles histoires ! C'est ça mon héritage ? Quand d'autres reçoivent des châteaux, mes morts à moi me laissent me démerder avec leurs peines et leurs secrets ! J'aurais préféré un objet, n'importe quoi, même une montre, moi qui n'en porte pas ! Tout mieux que cet arbre stérile. »

« Qu'est-ce-que je fiche là, dans ce lieu de naufrage ? J'effectue ma peine. Ma peine ancestrale de Juif. Le patrimoine de mes ancêtres arrivés de Livourne, vomis par l'Italie, victimes de ce prurit chronique qui vient à nouveau de saisir l'Europe, qui arrive ici. Bientôt, dans quelques jours, dans quelques heures, les Allemands seront là. Envers et contre toute évidence, certains d'entre nous gardent espoir, ils se croient protégés par leurs arguments rationnels: pourquoi envahir ce pays minuscule alors qu'ils sont en train de perdre en Europe ? Créer des camps avec vue sur la mer ? Ce sont des idiots. La seule raison qui vaille, c'est celle de la haine, la haine vieille comme le monde, la haine plus grosse que le ventre. Qui n'a pas attendu les Allemands.
- Qu'est-ce que tu racontes ? m'a coupé Moïse. Avant les nazis, nous vivions en paix avec les Arabes !
- Tu étais trop petit pour t'en souvenir, mais il y avait déjà des problèmes. J'en ai été témoin.
- De quoi tu parles ?
C'était un an avant les Allemands. J'étais assis à la terrasse d'un café de Jara, à siroter une anisette après le travail. Soudain, j'ai entendu des cris provenant de la place de la Synagogue. J'ai d'abord cru à une altercation, ça arrivait souvent dans ce quartier. Mais avant qu'on ait le temps de comprendre, on a vu débouler une foule terrorisée avec à ses trousses des hommes masqués, une dizaine peut-être, armés de barres de fer. Un vieil homme a trébuché, ils se sont acharnés sur lui à coups de pieds, de poings et de matraques. J'étais à quelques mètres, je pouvais entendre le souffle des hommes ahanant sous l'effort et l'impact sourd des coups sur les vêtements. Après ils ont couru droit vers le café. Nous avons juste eu le temps de nous précipiter à l'intérieur avec les autres clients, tandis que le patron tirait le rideau de fer. Je nous revois cachés derrière les tables, dans l'obscurité tranchée par la bande de lumière aveuglante qui passait sous le rideau mal fermé, j'entends encore le bruit infernal des matraques qui cognent et roulent sur la tôle de l'autre côté. »

« La lâcheté bien cachée derrière la logique, balança Moïse, amer.
- Que veux-tu, le courage est un muscle. C'est la somme de minuscules moments de bravoure qui prépare l'esprit pour l'instant des grands choix. Ces occasions, je les avais toujours esquivées, suivant la ligne de plus grande pente, vers mes désirs et loin de mes peurs. Moi, je voulais vivre. Que ça ne s'arrête pas, ce battement dans ma poitrine, ce flux chaud dans mon corps, ces images, ces sons, ces peaux. Je n'étais ni un lâche ni un héros. Simplement, j'étais l'origine et la fin de mon monde. »

« « La semaine de deuil s'achève. Ne lâchez rien ! Je compte sur vous pour la cérémonie du mois. Et le kaddish, c'est tous les jours :) » Je l'aimais bien, ce type. Cette façon d'accoler la prière la plus ancienne une prière en araméen, même pas en hébreu avec un smiley, en enrobant le tout d'un style de coach en développement personnel, je trouvais ça épatant. »

« C'est terrible, la répartie. Ça vous guillotine un dialogue, ça vous flingue un couple ou une amitié en moins de deux. »

« Vers minuit, je la rejoignais au lit en faisant attention à ne pas la réveiller. Se sentir seul à côté d'un autre corps est une expérience terrible. »

« Disparu, ça veut dire disparu. C'est un mot lourd de sens. Empesé de douleur. Il n'y a qu'à voir le chagrin qu'on éprouve pour des clés. Dire de quelqu'un, elle a disparu, merde, ce n'est pas un abus de langage ! 
[...]
Si Moïse avait dit « disparue », tint-il à se justifier, c'est qu'elle n'avait plus donné signe de vie et qu'il n'en avait pas cherché. Ce qui était un mensonge, puisqu'une minute après, avec une fierté enfantine, il s'empressa de préciser que Belinda était une sommité dans le domaine des probabilités et qu'il y avait même un théorème à son nom, c'est-à-dire au sien, donc au mien. Ce pour quoi je ressentis, je dois bien l'avouer, la même satisfaction idiote. »

« Cette histoire de dibbouk... L'âme d'une personne décédée qui s'échappe de la Géhenne, qui erre en quête de rédemption et pénètre dans une personne vivante, en prend possession et la rend folle, irrationnelle. J'étais forcé de reconnaître que ça expliquait bien des choses. La facilité avec laquelle je racontais en y mettant un luxe de détails; mes confusions entre les mots de Clément et les miens; cette sensation qui ne me quittait plus, qui amplifiait, de voir ma vie au travers d'yeux que je sentais n'être plus tout à fait les miens. Mais que je trouvais diablement justes. Clément le dibbouk... »

« Une fois qu'ils ont réussi à déclencher chez leur enfant un sentiment de culpabilité, les parents ont tendance à pousser leur avantage jusqu'au bout. Les seuls qui gagnent à ce jeu-là, ce sont les psys. »

« - Et toi ? Tu faisais partie de quelle catégorie? demanda Moïse.
- De la plus vaste. Celle qui se répète demain. Demain, je ne serai pas là. Demain, je ferai quelque chose de mieux. Quelque chose de décisif. Demain, j'irai ailleurs. Je faisais partie de ces hommes qui un jour comprennent, toujours trop tard, qu'à force d'être lâche au point de se croire éternel, le champ de leurs possibles s'est réduit à un jardinet de la taille d'une tombe. L'ailleurs dont ils rêvent n'existe plus, il n'est même plus un lieu, il n'est plus que ça : demain. »

« Pascal vient d'Abbeville, dans le sud des États-Unis, à quelques heures de route à l'ouest de La Nouvelle-Orléans. Comme ces noms ne m'évoquent rien, il entreprend de me décrire son pays. Il parle de marécages, de prairies, de belles maisons créoles entourées d'immenses plantations de cannes à sucre, de misérables cahutes indiennes échouées sur la mer boueuse. Il utilise des mots inconnus, la voix exaltée par la nostalgie, le débit rapide. Il dit bayous, cajuns, chevrettes, corusses, et puis jambalaya ou encore zydeco. Je redouble d'effort pour ne pas perdre le fil. La Louisiane prend naissance. Verts et bruns mélangés. Sols détrempés, air saturé. Troncs plantés dans l'eau noire. Cités lacustres résonnant des étranges mots d'une étrange langue. Terre-eau, magique, plus grande que ses limites intérieures. En tout point opposée à la sèche Tunisie, qui jamais n'a cédé un pouce à la mer, qui sent l'huile, les épices et le cuir tanné. Que je ne peux plus supporter.
Lui dit qu'ici il respire, alors que dans cette Louisiane magique, il vit une vie misérable. Il me raconte le malheur des Cajuns. Je l'écoute et me vient cette idée : si Pascal est libre ici, où moi j'étouffe, peut-être serai-je donc libre ailleurs ? À mon tour, je lui raconte ma vie, sans rien omettre. En quelques heures, nous devenons amis. Du fardeau de nos origines comme de celui de nos vies, tout fut dit en une fois. Non pas pour s'en débarrasser, mais pour peindre la toile de fond de notre amitié d'une couleur intense qui ne passerait pas avec le temps. »

«  - Tu veux que je te raconte les Cajuns?
- Dis toujours.
- Tu vas voir, ça va te rappeler des choses. À l'origine, les Acadiens...
- Je croyais que c'étaient les Cajuns?
- Attends! Les Acadiens, donc, vivaient au Canada il y a deux cents ans. En paix, prospères, au nez et à la barbe des deux empires d'Angleterre et de France. A force d'aller bien, ils ont fini par agacer. Alors pendant près de dix ans, au milieu du dix-huitième siècle, les Anglais les ont déportés. On a appelé cette période le Grand Dérangement, comme si les Acadiens avaient été un problème digestif. Les hommes ont le génie des litotes qui allègent les mémoires, tu ne trouves pas ? Tout a commencé par des rafles, puis on a brûlé les maisons et les récoltes, confisqué tous les biens et séparé les familles. Quand je te disais que ça te rappellerait des choses.
- En même temps, il n'y a pas trente-six manières de déporter, souligna Moïse. Des bateaux furent affrétés à destination de la côte Est des États-Unis. On trouverait bien un endroit où gerber les misérables, quelque part sur la côte entre le Canada et la Caroline du Sud. Entassés comme des bêtes, la plupart moururent durant le transport. Ça n'avait pas grande importance, les capitaines étaient payés au nombre d'embarqués. Même peu nombreux, les survivants étaient partout indésirables. On en débarqua à Boston. Les enfants y furent séparés de leurs parents et placés dans des familles pour "assimilation", les adultes réduits à une condition proche de l'esclavage. On essaya d'en jeter d'autres en Pennsylvanie. Les autorités bloquèrent les bateaux pendant plusieurs jours, le temps pour les survivants de mourir de variole à leur aise. Les plus chanceux atteignirent la Virginie. On les traita d'ennemis intérieurs avant de les envoyer se faire voir en Angleterre. À Liverpool ou Southampton, on les laissa croupir dans des baraquements avec interdic- tion de travailler. Il fallait protéger l'emploi local.
- Ah ça, les colonisateurs ont toujours eu du mal à accueillir le malheur qu'ils ont créé dans le monde, m'interrompit à nouveau Moïse.
- Les Acadiens prirent la direction de la France. Certains se retrouvèrent en Bretagne ou dans le Poitou, d'autres envoyés comme volontaires pour mourir à Saint-Pierre-et-Miquelon, en Guyane ou bien à Saint-Domingue. À d'autres encore, on proposa d'exercer leurs talents de paysans sur les terres incultes de Flandres, de Gascogne, de Normandie et même de Corse. On pensa un moment envoyer les Acadiens aux mines, mais en haut lieu, quelqu'un se récria: ne trouvait-on pas, quand même, que ces pauvres diables avaient suffisamment souffert ?
- Quelle sollicitude !
- Et ce n'est pas fini. Lorsque la France renonça à ses colonies d'Amérique, les Acadiens reprirent la route, cette fois vers le sud et la Louisiane qui, pensaient-ils, les accueillerait bien. C'est là qu'ils devinrent Cadiens, que les Anglais prononcent Cajuns. On y est. Mais épuisés des souffrances endurées, ils manquèrent d'enthousiasme pour le rêve américain. On ne tarda pas à les considérer comme paresseux. Certains finirent tout de même par prospérer dans l'exploitation du coton ou de la canne à sucre. Ils devinrent des esclavagistes exemplaires, au portefeuille profond et à la mémoire courte, et finirent par se fondre dans l'élite des colons français "originels", les Créoles de Louisiane. Obsédés par la pureté de leurs origines et par leur blanchitude, ils obtinrent, au début des années 1920, l'interdiction de parler le cadien. En quelques générations les des- cendants des exilés se retrouvèrent à leur tour aliénés, citoyens de seconde zone, incultes et pauvres, parlant une langue indigente, incompréhensible et interdite. «Intéressant, non? conclus-je. On comprend pour- quoi Clément et Pascal se sont bien entendus. Deux fruits d'un même arbre de haine.
- Intéressant, en effet », acquiesça Moïse avant d'ajouter, songeur : « Acadien, Cajun. Tu avais remarqué ? La haine, l'immigration. Elle efface toujours les noms. Le mien, c'était Mouchi.
- Comment ça m'étonnai-je. Tu veux dire que tu ne t'appelles pas Moïse ? 
- À l'origine, je m'appelais Mouchi. Moïse, c'est mon nom digéré par la France. Tu n'as pas connu ça, toi. Quand on change de pays, on se déforme, on se fragmente, on s'intègre en se désintégrant. On s'ajoute des prénoms. Des identités. Les gens en parlent au singulier, mais en réalité, c'est le contraire. Quand on émigre, ce que l'on est se brise en mille morceaux, comme un miroir. »

« Comblé, tu parles. Comblé, c'est pour les tombes. Des masques, des masques et encore des masques, voilà toute ma réussite. C'est ce jour-là que j'ai commencé de mourir, j'en suis sûr. Se sentir comblé, c'est n'avoir plus rien à construire. C'est n'avoir plus qu'à protéger. »

« Tu vois, c'est ça l'intégration, a-t-il poursuivi. Une course à l'espoir d'être accepté, sans ligne d'arrivée. Une vie à répondre en souriant lorsqu'on te demande : " D'où tu viens ? " en pensant " Qu'est-ce-que tu fiches ici ? " À se demander s'il faut préférer Maupassant ou Enrico Macias, la darbouka ou l'andouillette, comme si cela avait le moindre sens. À s'asseoir bien droit, le cul entre deux cultures. À choisir, choisir, encore choisir. Couper, couper, toujours couper. L'identité, franchement, quelle connerie. Crois-moi, mon fils, il faut toujours se méfier de celui qui te demande de choisir. Celui qui dit c'est lui ou moi, c'est celui qui confond l'amitié et l'allégeance. »

« Il y avait tant de tristesse et de colère, dans sa voix. Tant de regrets de tous ces compromis, ces coups de martinets, ces heures de travail, ces trahisons de soi. Tout ça pour rien, pour rien, sinon finir enseveli sous son propre édifice de mensonges et sous le poids des talits. Je frottai son récit avec mes souvenirs. De vieilles anecdotes prenaient une nouvelle signification. Quand Moïse me montrait, fier, sa belle bibliothèque. Étagère du bas, l'intégrale de Rabelais. Étagère du haut, l'inté- grale de Singer. Je le trouvais pédant. Quand il m'atten- dait à la sortie de l'école dans sa voiture, fenêtre ouverte et musique arabe à fond. Je le maudissais. Lorsqu'il mangeait des sandwichs au thon, avec de l'huile coulant sur le menton et trop de piment. Il me dégoûtait. Quand il me serrait trop fort à chaque fois qu'il partait. Je comprenais, enfin, tout ce que j'avais manqué de mon père. »

« Sais-tu ce que sont les allotropes ?
- Euh... non, pas du tout.
- Il y a deux ans, je suis tombée sur un article, dans Nature. C'est un terme de chimie qui désigne les différentes formes que peuvent prendre certains corps simples comme le carbone ou l'oxygène. Ils ne différent que par leur forme moléculaire et seraient même capables, en théorie, de passer de l'un à l'autre. Par exemple, le graphite, que tu trouves sur les crayons à papier, et le diamant, sont des allotropes du carbone. Tu te rends compte ? La mine d'un vulgaire crayon de bois et la pierre la plus précieuse, en apparence si étrangers l'un à l'autre et pourtant identiques! Quelle idée extraordinaire, tu ne trouves pas ? Deux univers disjoints peuvent être deux expressions d'une même réalité !
- C'est passionnant, en effet », répondis-je sincèrement. Je ne voyais pas du tout où elle voulait en venir, mais j'avais toujours adoré la chimie.
- Eh bien, je suis convaincue que ce principe s'applique aux humains, poursuivit-elle. Les uns ne sont que les expressions des autres. Des réagencements, si tu préferes. Ce qui expliquerait que, parfois, l'on a l'impression d'avoir déjà vécu une scène. D'avoir des souvenirs qui ne nous appartiennent pas.
- Déprimant. Toutes ces vies ternes et banales qui se décomposent et se recomposent pour former d'autres vies aussi ternes et banales.
- Au contraire ! C'est se croire unique qui est déprimant. Factice. La beauté, c'est être singulier tout en ne l'étant pas. Voilà la véritable magie. Un lapin, un chapeau, quelle banalité ! Mais un lapin dans un chapeau, alors là... Nous sommes faits des mêmes âmes. Tissés dans la même étoffe. Fondamentalement les mêmes, fondamentalement différents. Comme les allotropes. 
- Une théorie originale. Mais pourquoi me parles-tu de cela?
- Pour que tu comprennes ceci: tu es Clément et tu n'es pas Clément. Encore moins son prisonnier. »

« Vegas vaut plus que ses clichés. J'ai fini par aimer cette ville. Faire partie de cette étrange tribu qui s'active pour entretenir un mirage, tous les assassins, les chanteurs, les croupiers, les cuisiniers et les putes. Souvent Benny, qui était cultivé, disait que c'est la ville qu'aurait construite Platon s'il avait été architecte. Une ville-théâtre, un trompe-l'œil. À Vegas, tout se vaut. Les espoirs, les promesses, les mensonges et la vérité se reflètent et s'entrelacent dans des miroirs déformants. Pour certains, c'est ici que le monde s'écroule et pour d'autres, que les portes s'ouvrent. Les fortunes se font et se défont en une seconde, les mariages en une minute, les nuits durent des semaines et le présent, autant que le désir. Le désir et l'argent. Je l'aimais aussi car c'est une ville d'Orient. Le génie d'Aladin habite Vegas. II a piégé le temps dans une bouteille de whisky. Ici, il n'y a pas d'horloges. Las Vegas ne peut pas mourir; voilà pourquoi les gens viennent et reviennent, à la fois dégoûtés et fascinés comme on peut l'être par l'éternité. »

« Vois-tu, Moïse, c'est sans doute le pire. J'ai réussi à m'en sortir. Pas en fuyant vers un futur, comme lorsque j'ai quitté Tunis. Cette fois, je suis allé me réfugier dans le passé. Comme un mendiant qui ferait les poubelles, en triant le comestible du pourri, cherchant des petits bouts de souvenirs capables de soulager ma douleur. La première fois que j'avais vu Marie danser; son grain de beauté caché sous le sein gauche; ce restaurant chinois où nous avions tant ri à force d'essayer de nous faire comprendre du serveur. J'adorais ça, me souvenir. Je m'en repaissais. Je me perdais dans ma mémoire avec délectation, goûtant mes souvenirs dans l'ordre ou le désordre, tantôt avec la gourmandise délicate d'une petite vieille, tantôt comme un goret. Et personne pour me faire le reproche de n'être pas si pressé de mourir. »

Quatrième de couverture

« On va se la jouer kabbale. C'est-à-dire?
- La puissance du verbe.
Le lien magique entre les mots, les choses et les actes. Tu vas découper le talit en parlant.
- Je ne comprends rien.
- Le tissu, la mémoire. Raccommoder, se souvenir. Ravauder, transmettre. C'est la même chose. »

Simon, qui n'a jamais entretenu de relations très intimes avec son père, se retrouve être le seul à devoir s'occuper de ses obsèques.

La tradition juive, celle de sa famille, veut que l'homme soit enterré enveloppé dans son châle de prière, le « talit ». Simon part donc à la recherche de la housse qui devrait contenir le talit de son père. Mais en l'ouvrant, il découvre deux talits, emmēlés par leurs franges.

À qui appartient le deuxième talit? En démêlant l'histoire de deux châles, c'est l'histoire familiale tout entière qui se démêle.

Éditions de l'Antilope, 23 août 2024
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Sélection prix Hors concours 

samedi 17 août 2024

La poule et son cumin ★★★★☆ de Zineb Mekouar

C'est l'histoire d'une amitié entre deux marocaines, Kenza et Fatiha, une amitié née dans l'innocence de l'enfance et qui devient de plus en plus distante à l'adolescence rattrapée par la dure et injuste réalité. Cruelle aussi.
La poule et son cumin est un roman sur la lutte des classes au Maroc, sur l'identité, sur les relations franco-marocaines, sur la place qu'occupe la France sans l'esprit et le cœur de la jeunesse marocaine, une écriture vive, saccadée qui nous donne à voir un Maroc contemporain tout en contrastes, celui d'une jeunesse emprunte de libertés que leur origine sociale, les traditions, les coutumes brident, qui éclaire aussi sur la place des femmes dans la société marocaine.
La structure du texte est habile et subtile, fluide, les pages se dévorent.
Un beau roman à mettre entre toutes les mains ! Et premier roman réussi qui laisse présager d'un bel avenir. Et au vu du formidable accueil réservé à son second roman "Souviens-toi des abeilles", il semble que ce soit bien le cas ;-)

« Mamie, je voulais rester neutre. Ne pas choisir de clan. Ne pas décider ce que je pensais du voile, de leur islam, de leurs banlieues. Peut-être ne pouvons-nous jamais vraiment échapper à l'Histoire. Mon prénom, mon origine, ce sang qui coule en moi. L'Histoire m'embarque malgré moi. On a choisi pour moi et je fais partie des autres. Je ne l'aurais jamais cru. Pourquoi voulait-on que j'aime la France, dès mon plus jeune âge, si on me dit de m'en aller ? Et pourquoi ne fait-on pas aimer la République à celles et ceux qui y naissent ? Tant de choses ne tournent pas rond. [...] Je vais retourner au Maroc et tout se mélange, la chaleur de mon enfance, mon arrivée ici, les personnes nées en France, mais qui ne rêvent que de la quitter, les amoureux de cette culture qui sont obligés de s'en aller, la diabolisation de l'islam, les nouveaux convertis qui m'angoissent, Rayan qui pense faire peur au monde et qui a raison, cette double culture qui n'entre dans aucune de leurs cases. La France manque de voyages, par la route ou par les mots. Et le Maroc. Ce Maroc que j'aime tant, où il reste tant à faire. J'ai peur d'y retourner, d'y vivre. Je veux qu'on me laisse penser comme je veux. Croire si je veux. Sans me cacher pour manger, boire, faire l'amour. Sans subir un cadre dépassé. Le monde est si grand, les pays si nombreux, mais je ne me sens chez moi qu'à travers les lettres que je t'écris. Ce sont ces pages, ma vraie patrie. »

« À cette jeunesse qui se libère et vit passionnément.
À ma grand-mère. »

« Ce n'est que lorsque j'ai appris que la liberté de mon enfance était une illusion et que j'ai découvert, jeune homme, que l'on m'avait déjà pris ma liberté que j'ai commencé à avoir faim d'elle. »
Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté

« Petite, au jeu de quelle-est-ta-couleur-préférée, elle répondait toujours vert. Aujourd'hui, Kenza déteste cette couleur, celle de son passeport, surtout dans les aéroports quand, au contrôle des frontières, il faut choisir sa file. À droite, les passeports français et européens. À gauche, le reste du monde. À droite, le rouge bordeaux. À gauche, le vert. A droite, la liberté d'aller presque où l'on veut. Elle en rêve. Pour cela, il faut être français et, dans cette vie, Paris serait enfin à elle. »

« - Je te signale que je suis une chrifa. Tu sais ce que ça veut dire ? Que je suis la... (elle s'arrête un instant puis reprend) centième, quelque chose comme ça, arrière-petite-fille du Prophète.
Fatiha, sans un regard vers son amie, continue de mettre en ordre les coussins. Kenza se place devant elle, se plonge dans ses yeux bleus :
- T'as entendu ?
Fatiha, détournant sèchement le regard :
- Chrifa dial boukh, aristocrate de pacotille.
Kenza exagère pleurs et cris. La grand-mère accourt, que se passe-t-il? La petite-fille répète les mots d'une Fatiha tétanisée par la peur. Mamizou, d'une voix froide:
- Fatiha a raison, ce n'est pas cela, être Chérif. Excuse-toi. Une seule noblesse compte celle de ton comportement.
Avant de laisser seules les deux enfants, la femme pose un regard plus doux sur Kenza :
- Tu auras tout le temps de comprendre. »

« - Tu dois t'habituer à la complexité. Derrière le facteur religieux, qui est le vernis, les terroristes islamistes sont le produit de la guerre et des intérêts politico-financiers. D'où vient Al-Qaïda? (Il se lève de sa chaise, emporté par son discours.) De la guerre de l'armée soviétique contre l'Afghanistan, entre 1979 et le début des années 1990, et puis de la première guerre du Golfe, en 1990-1991. Je te parie que l'occupation américaine en Irak débutée en mars entraînera la création d'autres groupuscules. (Il regarde la porte et semble s'adresser à un immense auditoire.) Ne parler que de religion, d'islam, pour expliquer le terrorisme est une méconnaissance historique, une faute politique. Cela ne fait qu'attiser un ressentiment profond envers les musulmans du monde enti...
Il ne finit pas sa phrase. Kenza s'était endormie et Mamizou était sortie de la pièce. »

« Après les quelques secondes où le froid de la mer les tétanise, leurs corps reprennent vie, elles ont de nouveau neuf et onze ans. L'enfance est là, conquérante, inconditionnelle. »

« Kenza regarde cet homme. Elle ne devine pas, derrière ce regard plat, l'amoncellement des pensées et des souvenirs. Elle n'imagine pas ce qu'a pu être cette vie, son départ du Maroc et son arrivée en France. Elle n'a aucune idée de la discussion qu'a eue Abbas Chérif Falani avec Abdellah, la veille du voyage : « Là-bas, tiens-toi loin des syndicats et de la politique. Ne fais pas de vagues, reste dans ton coin et personne ne viendra te parler. » Lorsqu'il enfouit sa tête dans ses mains, elle ne voit pas que les doigts ont gardé la trace des années de travail dans les champs et les usines. Elle ne sait pas que les paumes sont dures et que ce sont elles, ces paumes, la raison pour laquelle, des dizaines d'années auparavant, le jour de la visite médicale à Casablanca, le médecin missionné par la France a noté « apte au travail en usine » sur le dossier d'Abdellah. Si elles avaient été douces et molles, ces paumes, il aurait été catégorisé « cadre ou employé de bureau » et son visa travailleur aurait été refusé. »

« Kenza a un début de vertige. Elle veut savoir où sont les toilettes, sort de la pièce. Elle ferme les paupières, apprécie le silence. Il lui faut un moment sans posture, sans position d'attaque ou de défense. Un moment sans conviction. Oui, elle a remarqué le débat qui agite le pays depuis des semaines. Elle manque d'air en se souvenant des mots de Pierre-Yves. « Eux » et « nous ». En essayant de construire un mot qui proviendrait de ces deux termes, elle se retrouve avec « neux ». Des nœuds. Ce sont des nœuds au cerveau. Mais où est le « je » dans tout ça ? Où sont nos « je » à toutes ? Chacune avec sa complexité, ses déconstructions, ses reconstructions, son apprentissage ? Chacune avec sa voix de femme ? Mais voilà, ils parlent pour nous, ne nous donnant pas l'occasion de raconter, chacune, notre histoire. »

« Mamie, je voulais rester neutre. Ne pas choisir de clan. Ne pas décider ce que je pensais du voile, de leur islam, de leurs banlieues. Peut-être ne pouvons-nous jamais vraiment échapper à l'Histoire. Mon prénom, mon origine, ce sang qui coule en moi. L'Histoire m'embarque malgré moi. On a choisi pour moi et je fais partie des autres. Je ne l'aurais jamais cru. Pourquoi voulait-on que j'aime la France, dès mon plus jeune âge, si on me dit de m'en aller ? Et pourquoi ne fait-on pas aimer la République à celles et ceux qui y naissent ? Tant de choses ne tournent pas rond. J'en ai le tournis, mais le manège m'entraîne et je ne peux pas descendre. Je manque d'air et de sens. Trop vite, Alexandre va se réveiller et je devrai lui dire quelque chose. Pas la vérité, non. Je ne supporterai pas de lui dire que je suis une pestiférée territoriale. Je ne supporterai pas qu'il me propose que l'on réfléchisse ensemble aux solutions. Elles sont toutes mauvaises. À l'heure où je t'écris, je ne me sens plus l'égale des gens d'ici, son égale à lui. Je me sens inférieure et je me déteste d'éprouver cela. Il me proposera peut-être de nous marier pour corriger cette erreur de la préfecture. Il me dira que les administrations sont des monstres de papier, incapables de comprendre la complexité humaine. Il me dira, c'est sûr, qu'on s'en sortira, qu'on continuera de créer nos règles à nous. Que l'aveuglement des États est loin, si loin des histoires de chacun. Il sera merveilleux. Il l'est. Je suis certainement bête, mais jamais je ne l'épouserai pour les papiers. C'est au-dessus de mes forces et de toutes les valeurs que tu m'as transmises. J'aurais l'impression de lui devoir quelque chose, L'égalité serait perdue pour toujours. »

« Je vais retourner au Maroc et tout se mélange, la chaleur de mon enfance, mon arrivée ici, les personnes nées en France, mais qui ne rêvent que de la quitter, les amoureux de cette culture qui sont obligés de s'en aller, la diabolisation de l'islam, les nouveaux convertis qui m'angoissent, Rayan qui pense faire peur au monde et qui a raison, cette double culture qui n'entre dans aucune de leurs cases. La France manque de voyages, par la route ou par les mots. Et le Maroc. Ce Maroc que j'aime tant, où il reste tant à faire. J'ai peur d'y retourner, d'y vivre. Je veux qu'on me laisse penser comme je veux. Croire si je veux. Sans me cacher pour manger, boire, faire l'amour. Sans subir un cadre dépassé. Le monde est si grand, les pays si nombreux, mais je ne me sens chez moi qu'à travers les lettres que je t'écris. Ce sont ces pages, ma vraie patrie. »

Quatrième de couverture

« Les deux enfants finissaient toujours par s'endormir main dans la main, l'une s'approchant trop près du rebord du matelas, l'autre le nez écrasé sur le pied du lit. Elles restaient ainsi une bonne partie de la nuit - les doigts entremêlés. »

Deux jeunes femmes, deux destins, deux Maroc. Si une forte amitié lie dans l'enfance Kenza et Fatiha, la fille de sa nourrice, la réalité de la société marocaine les rattrape, peu à peu, dans sa sourde cruauté. Elles se retrouvent à Casablanca, fin 2011. Que s'est-il passé entre-temps ? Quelles trahisons les séparent ? Dans un pays qui punit l'avortement et interdit l'amour hors mariage, comment ces deux fillettes, issues de milieux opposés, ont grandi et sont devenues femmes ?

Par les récits croisés de Kenza et Fatiha, Zineb Mekouar entremêle les destinées de deux héroïnes entre soumission et transgression. Dans cette grande fresque, leurs blessures et leurs drames épousent les clivages politiques et sociaux du Maroc contemporain. Intime et universel.

Zineb Mekouar est née en 1991 à Casablanca et vit à Paris depuis 2009. La poule et son cumin est son premier roman.

Éditions JC Lattes - La Grenade,  mars 2022
277 pages 
Prix du meilleur roman 2024