dimanche 1 septembre 2024

Les falaises ★★★★★ de Virginie DeChamplain

Des mots
Des falaises de mots
Des fuites en avant 
Revenir toujours Marcher dans les pas de ses fantômes

Lecture télescopage
Que ces pages m'ont happée, parlé, émue
La Gaspésie
Des souvenirs, des pensées
Qui m'ont rattrapée

Les falaises
Ce sont des femmes frontières
Insaisissables
Belles
C'est de la poésie à chaque encablure
Ce sont des paysages sauvages
Beaux
C'est une échappée belle
Saisissante
Troublante
Une intimité
Au féminin
D'une tendre délicatesse

Des mots pommade
Des mots caresse
Des mots ressac

Merci aux Éditions La Peuplade, merci Virginie DeChamplain !
« J'apprends les collines autour. Je nomme les rochers et les oiseaux. Les phoques remarquent à peine que je suis là. Et les falaises. Les falaises. Dramatiques et grandioses. Elles s'écrasent contre les vagues en bas. Je laisse les heures me passer dessus. »

« Les morts, ils sont morts, ça leur dérange pas que tu sois là ou pas. Les funérailles c'est pour les vivants. »

« Ma mère aimait ça, partir. Elle aimait partir le plus loin possible. Toujours plus loin.

Ça la rassurait, trouver le chaos ailleurs. S'assurer qu'on existe encore à l'autre bout du monde. Elle nous a trimballées dans plus de gares de quais de ports que je peux compter. Elle nous faisait l'école n'importe où, sur un coin de table de café français ou dans une cabine de train qui traversait des rizières srilankaises. C'était étourdissant. Grandiose tranquille. On était des enfants sac à dos. Ionisées. En constante fusion défusion. Jamais complètement quelque part.

Je pense qu'à toutes les fois on manquait ne pas revenir, mais quelque chose la ramenait toujours ici, dans sa maison qui part au vent, dans la crique où on est nées. Et on finissait les trois jetlagged dans son lit trop grand qui tout d'un coup était juste de la bonne taille. Chez nous comme des invitées. Essoufflées, mais déjà prêtes à repartir. »

« Je retourne en dedans, continuer à déterrer les années. Empaqueter les squelettes de sauterelles et la porcelaine que mon arrière-grand-mère a reçue à son mariage. Les albums photos qui sentent le moisi. Un chaudron en fonte que j'ai manqué échapper sur le pied d'Ana. Des pantoufles tricotées, des chemises qui ont l'air d'être faites en rideaux.
Sur le cadre de porte du salon une dizaine de noms d'enfants tracés au stylo se pourchassent, se rattrapent, finissent par disparaître. Ça par contre ça s'enferme pas.
J'ai l'impression brûlante de découvrir l'histoire pour mieux l'effacer. Son histoire, mon histoire. Celle de tout ce qu'il y a eu avant nous. Je me surprends à chercher l'élément déclencheur. Ce qui l'a fait craquer, fendre sur toute la longueur. La brèche par laquelle la fin s'est infiltrée. Mais je crois qu'au fond j'aime mieux pas savoir. »

« Je réalise que je me souviens pas de la dernière fois que j'ai parlé à ma mère. Que j'ai pris de ses nouvelles. Je me suis nourrie à la rage depuis que je suis partie de la Gaspésie. Et là j'ai plus rien à haïr. Que la culpabilité de pas avoir appelé, de pas être descendue à Pâques ou de pas lui avoir envoyé de fleurs à sa fête qui me ronge comme la houle. »

« C'est clairement une fille du coin, mais je me rappelle pas l'avoir déjà croisée. On a dû s'être manquées. C'est un petit village pourtant. Tout se sait tout le monde se connaît. Mais quand on passe la moitié de sa vie ailleurs, sur la route entre deux ciels et qu'on revient juste pour reprendre son souffle ou pour enterrer sa mère, on finit par passer à côté du temps. Même quand il bouge pas. »

« Tokyo au printemps

je cherche les cerisiers

un goût de grands espaces dans le fond de la bouche

comme un mal de cœur qui passe pas

comment on fait pour s'évader quand on est déjà à l'autre bout du monde »

« j'ai fait taire le bruit 
les oreilles à l'envers 
crier par en dedans »

« J'ai peur de ce qu'y a là-dedans, de ce qu'elle a trouvé à raconter toutes ces années. Impatiente de ces années de village de fond de rang, enroulées dans le temps qui roule, en silence à part le bruit des vagues. Est-ce que je vais déterrer des morts qui dormaient dur, leur squelette mangé par les vers ? J'ai peur de la lire et de me lire, moi. De découvrir que rien a changé. Qu'on se transmet le temps d'une génération à l'autre sans que rien avance. Qu'on s'aime à rebours, quand il est trop tard. Je fige un peu en me disant que pire, je vais peut-être rien ressentir du tout.
Je me secoue, prends le premier cahier sur le bord, sors sur la galerie m'asseoir dans les grandes marées. Je me berce dans la chaise de ma grand-mère, les jointures frettes dans la tempête qui s'en vient. J'ouvre le cahier en plein milieu. Le pâté chinois passe croche. »

« 2 décembre 1970

Aujourd'hui, c'est ton anniversaire. Tu viens d'avoir deux ans et je n'arrive pas à déterminer si le temps a passé vite ou lentement. Je viens d'aller te coucher sans te raconter d'histoire, car tu t'es assoupie dans mes bras alors que je montais l'escalier. Je t'ai déposée et je t'ai regardée dormir une minute, me demandant à quoi tu rêvais. Comme j'aimerais dormir d'un sommeil tendre comme le tien. Le mien est peuplé d'ombres et de figures qui me fuient. Qui me fuient autant que je les fuis. Je ne sais pas si je dois en avoir peur alors je cours. Je me réveille tous les matins essoufflée, essoufflée d'avoir tant couru et rien rêvé.
La maison a bourdonné toute la journée. Tes oncles et tes tantes ont fait la route pour venir te voir. Pour venir caresser tes joues et te regarder jouer en souriant. Et les femmes du village sont passées avec leur marmaille pour le gâteau. Des femmes de mon âge. Je crois qu'elles s'imaginent que nous sommes amies. Simplement puisque nous nous ressemblons. Simplement puisque nous avons enfanté à quelques mois d'intervalle. Elles me parlent de recettes de soupe et de trucs pour retirer une tache de vin. Je hoche la tête et je souris, mais à l'intérieur j'ai envie de crier. De les secouer. De les secouer toutes. Je les trouve vides. Incroyablement vides et tristes.
Et j'ai peur de l'être aussi, vide et triste. Et je me regarde rêver, moi qui n'attrape rien ni personne, moi qui cours sans direction tant le jour que la nuit. Et je me dis que je le suis probablement. Comme toutes les âmes de ce village, toutes ces ombres qui passent en longeant les murs, en faisant craquer les planchers pour signaler leur présence.
Et je me promets que je ne te laisserai jamais devenir comme nous. »

« Quand on était petites et qu'on débarquait d'un avion, ma mère nous disait toujours de respirer un grand coup et de nommer ce que ça sentait parce que dans une minute on allait s'être habituées à l'odeur et on se rendrait plus compte que c'était différent. Ça allait devenir le nouveau normal.
Managua sentait la mangue. Les poubelles tristes qui cuisent au soleil.
Hanoi les oignons et le thé vert.
Marrakech la terre sèche, les citrons, les olives.
Séville les oranges et la pierre brûlante.
Bombay la pisse, la misère et les feux d'artifice.
Ici, l'air goûte déjà janvier jusque dans le fond de la gorge. Le hareng fumé. Le gaz à quatre-roues le ressac les algues de la dernière marée. Je me dis que je pourrais rester ici en recluse. Tomber avec la neige qui s'en vient. M'emmitoufler. Me réveiller au chant des skidoos et au craquement des glaces sur la berge.
Ma mère haïssait l'hiver. L'idée d'une saison qui rend immobile. »

« Le soleil se lève et, pendant dix secondes, un trou creuse les nuages de l'autre bord de l'horizon. Pendant dix secondes la lumière m'éventre, m'ouvre au complet, me remet là, ici, parmi les vivants qui dorment autour. J'ai le souffle coupé. L'averse s'enfarge pour se calmer. J'ai le souffle coupé, je sais c'est con.
C'est juste de la lumière , je sais. Juste de la lumière.
Je continue de marcher et j'atteins les premières maisons du village. J'ai envie d'adopter un chien. Je l'emmènerais se promener. On se protégerait. On se passerait le temps pour que ça ait l'air moins long. On se baignerait dans des dix secondes de soleil. »

« Je fais un sac de ses draps. Un autre sac de robes de foulards de manteaux d'hiver ses chapeaux de fausse fourrure ses maillots de bain ses sandales en rotin qu'elle a achetées au Panama y'a vingt ans et qui sont encore comme neuves. Dans le sac. Toute. J'ai plus envie de trier. Je garroche tout. Toute sa vie dans le sac. Coup de pied dans la commode. Tiens, crisse. Sa vie de cadavre maintenant. Sa vie de poussière.
Je lance le sac dans le passage et m'assois sur le plancher qui gondole dans ma nausée. La mort prise entre les poumons. J'écrase mes larmes avec mes poings. »

« Chloé s'arrête tous les trois pas pour me présenter. Tout le monde fait semblant d'être surpris, de pas savoir déjà qui je suis. On me serre la main, me touche les épaules. On me dit bienvenue. Rebienvenue. Ça doit faire du bien d'être revenue. Leurs sourires croches. L'envie de leur casser les dents. À ces gens qui toute ma vie m'ont regardée me noyer. Nous ont regardées nous noyer les yeux grand fermés. Leurs mains me brûlent. Je veux partir. Chloé, je veux partir. »

« J'ai douze ans et je vois mon père pour la première fois. Sur un polaroïd volé dans le tiroir de ma mère. Je sais pas pourquoi, mais je sais que c'est lui. Son menton comme le mien peut-être. Ou le coup de poing dans le ventre que son regard me donne. Un matin gris de tuque de marin enfoncée jusqu'aux oreilles. NORDFJORDEID, 1991 écrit au stylo derrière. Il sourit pas, mais quelque chose dans ses yeux. Quatre ans plus tard, après avoir cherché son adresse en cachette, je me pointe devant chez lui, avec mon dictionnaire français/norvégien et tout l'air qu'il me manque. Til salgs. À vendre. Le voisin me dit en norvégien, puis se ravise en anglais, qu'il est mort il y a trois semaines. Que mon père est mort. Je pose ma main, mon poing, mon corps sur la porte de la maison. Un cri dans la poitrine. Fâchée contre tout ce qui m'abandonne. »

« les sorcières les fées dans la nuit agitée

les cavernes sombres où les peuples cachés m'attendent

les os mal soudés qu'on casse à nouveau pour qu'ils guérissent mieux »

« Je dis à tout le monde que je suis partie à Montréal pour me trouver une job qui a de l'allure. Mais c'était plus pour le bruit. Pour avoir du bruit de millions d'inconnus autour de ma peau. Pour faire taire le silence de tous ceux qui nous ont regardées de loin. À distance respectable des flammes. L'angoisse me serre comme deux mains autour de ma gorge. Le foutu silence des villages où tout le monde sait tout et personne dit rien. »

« Le vent la tirait dans le vide. L'océan s'écrasait en bas. Mais elle avait pas sauté.
Elle avait pas sauté parce qu'elle était enceinte de moi.
Sur le plancher de l'épicerie j'ai envie de pleurer. Ma mère cale sa tête sur mon épaule. Je pleure pas. Je suis plus forte que ça. J'ai treize ans. Tellement plus forte que ça. On reste là jusqu'à ce qu'un commis vienne nous dire qu'on bloque le chemin. On bloque l'espace. Por favor levántate, estás bloqueando el espacio.
À treize ans je me disais que je l'avais sauvée. Ma mère. Je regardais Anaïs et je me disais que je l'avais sauvée. Que des entrailles de ma mère je nous avais toutes sauvées.
Aujourd'hui j'en suis pas si sûre. Aujourd'hui j'ai un goût amer dans la bouche quand j'y repense. J'ai frette à la colonne quand j'y repense.
Je me dis que c'est là probablement là qu'est né le trou dans mon ventre.
D'où tout nous ramène toujours. »

« - C'est pas toi, tu l'sais ça, hein ? C'est pas ta faute rien de tout ça.
Non. Mes ongles s'enfoncent dans mes paumes.
- Non, Marie, c'est ma faute. D'être partie. D'avoir laissé Anaïs derrière. D'avoir laissé ma mère derrière. D'avoir toute laissé. J'suis revenue trop tard, Marie. Tellement trop tard. J'suis revenue pour trouver rien, personne. Des fois je me dis que c'est ça qu'elle voulait. Qu'on revienne. Mais à quoi ça sert ? À quoi ça sert esti, à quoi ça sert s'il reste plus rien, si tout le monde est parti pis qu'on arrive toujours trop tard ? Je cours après du vide depuis des années, j'me sauve d'elle parce que je veux pas devenir pareil mais plus ça va plus j'me dis que j'peux pas y échapper. Que toute va nous ramener ici pareil dans cette esti de maison où toute résonne trop fort pis où il est toujours trop tard.
Je remonte mes genoux sous mon menton. La poitrine dans un tuyau trop serré.
- J'suis brisée, Marie. J'ai envie de courir mais je sais pu comment, de sacrer des coups de poing dans les murs mais je sais pu comment, de crier mais je sais pu comment. Quand je crois que ça va mieux, ça recommence à aller mal. Y'a toujours quelque chose qui brise plus creux ou qui me pousse à m'enfuir. »

« L'ISLANDE.

Le silence plus grand qu'ailleurs. Le ciel avale les avions qui décollent autour. Mon sac à dos léger. Les riens qui me transportent.
Je débarque sous la pluie froide, dans un flot de gens qui savent où ils vont. Tous prennent l'autobus direction centre-ville qui attend devant l'aéroport. Je suis le mouvement. Je suis les gens qui savent où ils vont. Je choisis un siège près de la vitre. Les grands espaces défilent, indomptés jusqu'à la ville.
Reykjavik la grande. Reykjavik de Vikings et de sel. Je me demande si elles ont pris l'autobus, elles aussi. Si elles avaient frette aux mains, elles aussi. Si elles avaient un feu dans le ventre, elles aussi. Ma grand-mère devant avec ma mère et moi dans leur sillage. Les plaines sauvages brunes et vertes me rappellent la Gaspésie après un hiver triste. L'Océan à ma gauche. Les cahiers tirent à leur fin. J'entame le dernier. »

« j'ai cherché une carte des étoiles 
j'ai trouvé un reflet dans le miroir 
ce n'était pas le mien 
mais presque »

« J'apprends les collines autour. Je nomme les rochers et les oiseaux. Les phoques remarquent à peine que je suis là. Et les falaises. Les falaises. Dramatiques et grandioses. Elles s'écrasent contre les vagues en bas. Je laisse les heures me passer dessus. »

« On boit du vin rouge et Steinunn me demande ce que je fais ici toute seule, entre deux saisons. C'est peut-être le vin ou les veines fragiles sous sa peau, mais je me mets à leur raconter ma mère et les sirènes et la maison dans la crique et les fantômes et les cahiers dans la garde-robe et l'Islande et ma grand-mère dans sa tempête.
Steinunn verse une larme dans sa serviette de table. Elle me dit qu'elle pleure toujours quand c'est trop beau. Quand c'est trop triste. Je lui renvoie un drôle de sourire. »

« CHLOÉ,

Quand je vais revenir, je vais t'écrire des poèmes de renarde et te les lire en dessous de la fenêtre ouverte, une bouteille de rouge entre les cuisses. Je vais embrasser tes dents bleues, la neige dans tes cils. Chloé j'ai le corps de l'autre bord du monde, mais j'au- rais envie de m'endormir entre tes seins. Cachée crevée au fond de toi. Je vais dessi- ner des cartes de tes taches de rousseur, les encadrer dans la cage d'escalier. Question de toujours savoir le chemin quand on va monter se coucher. Je retourne à mes grands espaces. Garde le fleuve pour moi. »

« Les femmes de ma vie. On se succède sans se voir, comme des ombres qui courent devant les miroirs, sacrent des coups de poing dedans et continuent leur route pour voir le monde. »

« LE CIEL ME COULE DESSUs au bord de la falaise. Je marche avec mes fantômes, leur raconte mes journées. »

Quatrième de couverture

V. vient d'apprendre que l'on a retrouvé le corps sans vie de sa mère, rejeté par le Saint-Laurent sur une plage de la Gaspésie, l'équivalent « du bout du monde ». Elle regagne là-bas, brusquement, sa maison natale, et se confectionne une « île » au milieu du salon venteux, lieu désigné pour découvrir et mieux effacer- ou la ramener-l'histoire des femmes de sa lignée à travers les journaux manuscrits de sa grand-mère. V. se voit prise dans sa lecture, incapable de s'en détacher. Sa seule échappatoire réside derrière le comptoir d'un bar au village, dans une chevelure rousse aérienne, et s'appelle Chloé.

Les falaises fait le récit d'un chaos à dompter, d'un grand voyage onirique, historique et féminin, qui de la Gaspésie à l'Islande réunit ces survivantes de mère en fille qui admettent difficilement être de quelque part, préférant se savoir ailleurs et se déraciner à volonté.

Virginie DeChamplain est née et a grandi au bord du fleuve, à Rimouski. Ils ne se sont jamais vraiment quittés. Les falaises est son premier roman.

Éditions La Peuplade,  mars 2020
213 pages
Sélection 2023 Prix Harper Collins Poche

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire