Vous êtes plusieurs à partager votre enthousiasme pour la lecture des romans de Delphine Bertholon ; je rejoins votre club avec plaisir 😉
« Côme monta jusqu'à la fourche d'une grosse branche, où il pouvait s'installer commodément, et s'assit là, les jambes pendantes, les mains sous les aisselles, la tête rentrée dans le cou, son tricorne enfoncé sur le front.
Notre père se pencha par la fenêtre :
Quand tu seras fatigué de res-ter là, tu changeras d'idée ! cria-t-il.
Je ne changerai jamais d'idée, répondit mon frère, du haut de sa branche.
Je te ferai voir, moi, quand tu descendras !
Oui, mais moi, je ne descendrai pas.
Et il tint parole. »
ITALO CALVINO, Le Baron perché
« Là-bas, l'absence de Mathilde était palpable à la manière des fantômes dans les films d'épouvante : au début, Léo la voyait partout. Elle habitait chaque recoin, chaque objet, Mathilde dans la brosse à dents rose aux poils recourbés, dans le plaid à carreaux, dans la stupide collection de bateaux en bouteille. Mathilde dans la poussière qui dansait le matin. Dans la fumée des clopes. Dans le gel douche au Monoї. Pour calmer le nouveau-né, Léo lui passait Solitude de Billie Holiday, cette chanteuse de blues qui avait inspiré son prénom. Mathilde était fan: leur seul luxe, à l'appartement, était une platine vinyle Pioneer. Les paroles collaient parfaitement à la situation: In my solitude you haunt me... There's no one could be so sad... I know that I'll soon go mad... Tout un programme. Léo, à l'époque, n'écoutait que de la techno. Il aimait les musiques qui faisaient taper le cœur, pas se briser. »
« Depuis toute petite, Billie adorait les couchers de soleil ; ça lui faisait des remous dans le ventre. Ce soir-là comme souvent, elle se mit à pleurer. Ce n'était pas de la tristesse, jamais, c'était autre chose. De la gratitude, peut-être. Oui, c'était ça: de la gratitude. Pour la beauté du spectacle, pour le fait d'être en vie, pour cette nature capable de telles métamorphoses, pour l'impression de petitesse que l'on ressentait, pour la modestie, pour l'évidence que demain, tout recommencerait. Parce que si le soleil se couchait, à coup sûr il se lèverait, et cette certitude, c'était de l'espoir pur. Les crépuscules étaient chaque jour différents mais Billie avait remarqué que les couchers de soleil les plus spectaculaires advenaient après ces journées pénibles où le vent avait soufflé trop fort. Une récompense, en quelque sorte, ou une compensation. Le ciel alors changeait sans arrêt, d'une minute à l'autre, les nuages prenaient des formes, des textures et des couleurs variées, en strates, en nappes, en filaments; c'était l'heure rêvée des paréidolies, il y avait des anges et des monstres marins, des trains à grande vitesse et des petits oursons. Il ne fallait jamais aller se chercher un truc à grignoter à ce moment-là, on risquait de rater ce qu'il y avait de plus chouette. »
« Dis-moi que tu m'aimes, papa. Que je te manque.
Dis-moi que si je rentre, tu vas réapparaître.
Dis-moi que si je reviens, tu vas ressusciter. »
« D'une manière générale, les traditions, ce n'était pas son truc. Il n'avait jamais oublié de le lui souhaiter, pas une seule fois, mais c'était toujours sur le ton de celui qui vous annonce la mort de quelqu'un. Ses « joyeux anniversaire » sonnaient comme « l'enterrement aura lieu dimanche », puis il partait très vite ou changeait de sujet. Il ne lui faisait jamais ni gâteau ni cadeau, pas même une petite carte. Il y a quelques années, Billie lui avait demandé si, "par hasard", Mathilde ne serait pas partie un 4 août ? Il était devenu tout blanc, puis avait mur-muré : « Quelque chose comme ça. » Elle avait donc pris l'habitude de se fêter toute seule. Ce jour-là, elle prévoyait un événement spécial, un petit plaisir secret et solitaire, si possible inédit. Pour ses neuf ans, sur la plage de Socoa, elle avait essayé la glace à la réglisse. Elle n'avait pas aimé ça, mais c'était intéressant. Pour ses dix ans, elle s'était baignée toute nue dans l'océan, en enlevant sa culotte de maillot malgré le rivage bondé. Pour ses onze ans, six mois après leur emménagement ici, elle s'était offert un tour de manège sur le sublime carrousel 1900 qui, chaque été, s'installait près du pont. L'année dernière, elle avait vidé dans l'évier toutes les bières du frigo et accusé le « mange-briquet » d'être devenu alcoolique. Que ferait-elle pour ses treize ans ? Elle n'en avait pas la moindre idée; toute son énergie avait été dépensée pour mettre au point sa retraite en forêt. Mais, soyons clair: jamais elle ne tiendrait encore deux semaines dans cette cabane. »
« Léo ne savait rien de Mathilde, Mathilde n'avait jamais su grand-chose de Léo, il avait menti à Billie pendant presque treize ans, et Billie était partie habiter dans les arbres. Il se rendait bien compte, aujourd'hui, qu'effacer le passé ne le faisait pas disparaître... En revanche, les non-dits, visiblement, faisaient disparaître les enfants. »
« Peut-être n'était-il pas trop tard pour devenir un bon père.
Peut-être que les silences, comme les malédictions, pouvaient se conjurer. »
Quatrième de couverture
Un briquet pour le feu, des provisions, des vêtements, de l'eau. Alors que ses camarades prennent la route des vacances, Billie a décidé de prendre le large. Inspirée par sa lecture du Baron perché, elle s'installe dans une cabane au milieu des arbres, dans un parc d'accrobranche désaffecté face à l'océan.
Que fuit-elle ? Elle ne le sait pas bien elle-même. Sans doute, l'indifférence de Léo, son père, enfermé dans le chagrin. Quand ce dernier découvre la disparition de sa fille, il ne sait par où commencer, tant le fossé entre eux s'est creusé. Alors que Billie attend, dans son refuge de feuilles, elle est approchée par un inconnu, qui la cherche pour d'autres raisons.
Avec la sensibilité et le souffle qui caractérisent son écriture, Delphine Bertholon signe avec La Baronne perchée une ode à l'énergie de la jeunesse et un émouvant roman sur nos racines, qu'elles nous portent ou nous enferment.
Éditions Buchet & Chastel, février 2025
238 pages
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