Treize portraits de femmes.
Treize nouvelles, qui parfois se répondent et qui parfois aussi retournent les tripes, empreintes d'humour noir, elles confirment surtout qu'il ne fait pas bon être une femme au Mexique et dénoncent des tragédies.
C'est poignant. Vif et tranchant.
"Peut-être que c'est ça ta mission. Rassembler les os des femmes mortes, les souder, raconter leurs histoires avant de les laisser courir librement là où ça leur chante."
« Ça me rend triste de savoir qu'on nous a chassés parce qu'on avait la peau brune et peu de moyens, parce que c'est ce qui s'est passé. Le gouvernement a appelé ça "assainissement du centre historique" ; la simple vérité, c'est qu'ils voulaient nous chasser parce que nous n'étions pas beaux à voir, et que nous étions pauvres. Et même si on est pauvre et qu'on a le teint hâlé, on a le droit d'avoir un logement. Ici, dans la colonia, tu vois bien, notre maison est modeste mais digne. On a une grande cour remplie de plantes et de l'espace pour nos petits animaux. On élève des poules et des dindons, et il y a aussi une grande cuisine et quatre chambres. C'est par le travail et par l'effort qu'on a obtenu toutes ces petites choses, en famille. Les promoteurs et le gouvernement sont responsables de la violence, ils construisent des maisons inhumaines : des appartements de deux pièces et une salle de bains, même pas quarante mètres carrés. »
Nouvelle "Que Dieu nous pardonne"
« Les gens me demandent pourquoi. Pourquoi si j'ai le capital économique, culturel et politique, je n'aspire pas au pouvoir. Il y a même des dames qui me traitent d'"ingrate" parce que je gâche une place pour laquelle plein de femmes ont donné leur vie avant moi. Mais attends, leur combat, en fait, c'était pour que j'aie le choix, pas pour m'obliger à prendre un poste juste parce qu'elles ont lutté au sein du mouvement des suffragettes. Tu comprends ?
La politique, ça ne m'intéresse pas, parce que les femmes au pouvoir ont tendance à masculiniser leur apparence ou à porter des tenues maternelles de peur de se faire traiter de salopes. Angela Merkel, par exemple, s'habille presque toujours en rose, en rose! comme une petite mamie gentille, mon amie. Elle a figuré au moins dix fois en tête de la liste des politiques les plus influents du monde. Regarde-la, observe bien et dis-moi un peu, qu'est-ce que tu vois ? Elle a anéanti sa féminité, comme ces femmes qui se coupent les cheveux quand elles se marient pour cesser d'être séduisantes, en signe de respect pour leurs époux. Argh, non, quelle horreur. »
Nouvelle "Constanza"
« Comme tu peux le voir, je ne suis pas seulement un joli minois avec un corps super fit, je suis aussi une femme informée et cultivée. Je lis le journal tous les jours parce que même si le pouvoir ne m'intéresse pas, je veux être assise à côté de lui. Mon père m'a toujours dit que j'avais un charme étrange. Un peu comme Anne Boleyn, dont certains historiens affirment qu'elle était moche, mais attirante. Moi, en me regardant dans le miroir, je ne perçois pas ce charme. Je vois plutôt une belle femme, pas non plus une splendeur, mais belle tout court, oui. Mon père affirme que j'ai un truc spécial, la sérénité du visage, la capacité à être magnanime même pour les décisions les plus délicates, la docilité. Plus que tout, ce qui me rend attirante, c'est la docilité. »
Nouvelle "Constanza"
« Voleuse, voyou des rues, peut-être, mais avec des principes : je m'attaquais à des fils à papa, que des mecs, les meufs et les pauvres j'y touchais pas. Comme je suis dans le culte de la Santa Muerte, de la niña blanca, je sais que le mal que tu fais se retourne toujours contre toi. Et dépouiller des rupins, c'est pas de la méchanceté, c'est de la justice, n'est-ce pas chéri ? »
Nouvelle "On ne peut pas compter sur Dieu"
« J'ai mis mon pantalon kaki, une veste à capuche noire et je me suis collée une casquette. Parfois on doit tout risquer pour mettre à bouffer sur la table. "Mon pote, file-moi deux trois cailloux de crack et prête-moi ta machette." Il y a des opportunités qui te transforment en monstre. J'ai serré mon scapulaire de saint Judas et je me suis vouée au Diable, parce que pour ce genre d'affaires, tu peux pas compter sur Dieu. La vida loca a des conséquences, "les rêves volent, attrape qui peut". »
Nouvelle "On ne peut pas compter sur Dieu"
« Dans le dossier d'investigation, on disait que sur le chemin du retour, tu t'étais fait surprendre par au moins trois types, qui avaient essayé de te voler ton portable, mais que la situation avait dérapé. Dérapé ? Dérapé ? Ça veut dire quoi, une agression qui dérape ? J'ai demandé à l'enquêteur avec un nœud dans la gorge. Et je n'ai pas pu m'empêcher de faire la comparaison, monsieur le commissaire, si ç'avait été un homme, comment ça se serait passé, une attaque qui dérape ? Ils le tuent, ils le poignardent et voilà, fin de l'histoire. Mais pourquoi ils l'ont violée, torturée, étranglée ? Pourquoi une telle différence entre deux situations qui dérapent ? Parce que c'était une femme, il m'a répondu. Mais il a quand même refusé d'inscrire le féminicide comme circonstance aggravante. Je les hais, je les hais tellement. »
Nouvelle "La Huesera"
« Le Mexique est un énorme monstre qui dévore les femmes. Le Mexique est un désert fait de poudre d'os. Le Mexique est un cimetière de croix roses. Le Mexique est un pays qui déteste les femmes. Je suis devenue complètement obsédée par le sujet comme la fois où je me suis prise de passion pour Le Seigneur des Anneaux et où j'ai été jusqu'à apprendre l'alphabet elfique. C'est comme ça que je suis tombée sur l'histoire d'un père qui, dans sa quête de justice pour sa fille assassinée, s'est rendu à un meeting du maire de son village et lui a donné le dossier d'investigation en personne pour qu'il l'aide à résoudre l'affaire. Le politique a dit d'accord. Quelques heures plus tard, don Chema a retrouvé le dossier dans la poubelle. Ana s'est jetée d'un pont parce que les crétins qui l'avaient violée n'ont pas été envoyés en prison, et Teresa s'est suicidée quand ils ont laissé son mari violent sortir de prison. Des mères qui cherchent leurs filles. Des villes entières couvertes de croix roses. Des villes couvertes d'avis de disparition de jeunes filles. Des déserts d'os. Des lacs qui dévorent les femmes. Des femmes mortes qui surgissent des fleuves, des fossés, des sables du désert. Des corps jetés à la poubelle, dans des sacs noirs. De la pâtée pour chien. Des femmes jetables. Des femmes décapitées. Des femmes étranglées. Des femmes démembrées. Des femmes violées. »
Nouvelle "La Huesera"
« La psychologue commençait à croire que c'était peut-être vrai, que la vie n'était pas faite pour tout le monde, quand elle a eu l'idée de me raconter une histoire qu'elle avait lue dans un livre, il s'appelait "Les Jeunes Mortes", c'est ce qu'elle a dit.
La Huesera est une femme très vieille, très très ancienne, genre doña Bigotes. Hey, pause, d'ailleurs elle est morte, s'il te plaît, dis-moi qu'elle est là-bas avec toi et qu'elle te fait à bouffer. Bref, poursuivons. Toujours est-il que la Huesera vit quelque part dans l'âme. Et c'est où l'âme ? Dans le cerveau ? La Huesera vit dans le cerveau ? Bon, bref, la Huesera est une dame qui peut imiter le cri de tous les animaux, et d'ailleurs elle s'exprime plus par des miaulements, des croassements, des braillements et des cuicuis que par des mots. Son devoir, même si je pense que vu son nom, c'est assez éloquent, consiste à collecter les os. Bref, pour te la faire courte, il s'avère que, la Huesera collectionne les os, c'est son passe-temps, plus spécifiquement les os de loup. Elle les cherche, elle les rassemble, et quand elle a un squelette complet, elle allume un bûcher et reconstitue le corps du loup. Elle chante. Elle chante. Elle chante. Et va savoir comment, quel genre de sorcellerie c'est, ce truc, les os se couvrent de peau, de muscles et de poils, et soudain le loup se met à courir sur la route. Attends, ce n'est pas ça le plus fou. Le plus fou, c'est que tan-dis qu'il court en hurlant à la lune, le loup se transforme en femme. Une femme qui court en riant aux éclats.
À la fin de l'histoire, elle m'a dit : "Peut-être que c'est ça ta mission. Rassembler les os des femmes mortes, les souder, raconter leurs histoires avant de les laisser courir librement là où ça leur chante." »
Nouvelle "La Huesera"
Quatrième de couverture
"Le Mexique est un énorme monstre
qui dévore les femmes.
Le Mexique est un désert
fait de poudre d'os.
Le Mexique est un cimetière
de croix roses.
Le Mexique est un pays
qui déteste les femmes."
Une jeune héritière d'un empire narco fait construire une tombe digne d'un palace à sa meilleure amie assassinée; une migrante tuée revient à la vie, bien résolue à se venger de ses agresseurs; une sorcière invoque le seigneur des Ténèbres pour se débarrasser de sa voisine et de ses chiens qui défèquent dans son jardin; une femme devient tueuse à gages pour subvenir aux besoins de sa famille... Qu'elles soient femmes au foyer, influenceuses, trafiquantes, riches ou pauvres, les héroïnes de Chiennes de garde sont déterminées à résoudre leurs problèmes par elles-mêmes, car elles savent que, s'il y a bien une chose sur laquelle elles ne peuvent pas compter, c'est sur l'aide de Dieu.
Composé de treize histoires liées, aussi féroces que fascinantes, ce premier livre de Dahlia de la Cerda décrit sans complaisance les difficultés et les dangers dus au simple fait d'être née femme au Mexique. Écrites à la première personne, ces histoires offrent au lecteur une plongée dans les différentes réalités, sociales et politiques, de ce pays. Dotée d'un talent immense pour restituer le discours de rue et d'une bonne dose d'humour noir, Dahlia de la Cerda nous rappelle que "la vie est une chienne, c'est pour ça qu'il faut ruer dans les brancards".
Dahlia de la Cerda Autrice et activiste, Dahlia de la Cerda vit à Aguascalientes (Mexique).
Diplômée en philosophie, elle a travaillé dans une usine, a été serveuse dans un bar et vendeuse dans un marché aux puces. En 2019, elle remporte le prestigieux Premio Nacional de Cuento Joven Comala pour Chiennes de garde. Elle codirige le collectif féministe Morras Help Morras.
Éditions du Sous-sol, janvier 2024
234 pages
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Lise Belperron
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