dimanche 27 avril 2025

Seule restait la forêt ★★★★☆ de Daniel Mason

« Là, des hommes et des femmes avaient cultivé des champs le long du lit majeur de la rivière. Là, les hêtres et les chênes avaient poussé lentement à l'ombre d'arbres protecteurs. Là, les bouleaux avaient surgi après que les hommes du roi avaient coupé des pins pour servir de mâts à leurs navires... On aurait dit que le passé se lisait partout dans le paysage. Dans la taille des pierres composant les murets sinueux, qui indiquait si la terre avait été utilisée pour des cultures ou des pâturages. Dans la pruche pourrie qui laissait voir son fantôme sous les racines atrophiées du bouleau argenté. Le pin blanc qui devait sa forme bifurquée à un charançon en maraude pendant sa croissance. Les troncs aux multiples doigts qui témoignaient du passage de cerfs morts depuis longtemps. »

"Seule restait la forêt" autour de cette maison perdue dans les bois. Soumise aux aléas du temps. 
De la guerre. 
Du changement climatique. 
Fantômes rôdant. 
Amour aidant. 
Aimant. 
Enracinant. 
Une lecture empreinte de nature. 
Le temps passe. La nature reste.
Il fut bon et intéressant d'être témoin de la transformation d'un endroit emmuré au gré du temps, des saisons et de l'Histoire pendant un demi millénaire. Un retour à un entrelacs de nature. De sauvagerie.
Inévitablement. 
Quand le passé se lit partout dans le paysage.
Un roman envoûtant.  

« ... faire un feu sur Ararat avec les vestiges de l'arche. »
NATHANIEL HAWTHORNE, Carnets américains, 1835-1853 

« Mais comment pourraient-elles comprendre ma passion, celles dont le cœur n'a point subi la morsure d'une baïonnette adoucie par une reinette d'automne ? »

« verroterie abandonné par la femme d'un docker dans un moment d'indécence, un verre fendu tombé des lunettes d'un comptable, des mèches éparses emportées par une brise marine depuis l'échoppe d'un barbier au marché, des noyaux de pêches, des feuilles rongées de moisissure portant des chansons oubliées. Il y a aussi des graines, innombrables, dispersées dans la cargaison humide: trèfle violet, séneçon, spargelle, lotier corniculé, fétuque des prés, pissenlit, torilis des champs, lupuline, plantain. »

« Parmi les broussailles, l'écureuil courait 
Observé de loin par la chouette 
À la recherche de recoins secrets 
Où dissimuler sa recette. »

« L'écureuil, lui, poursuivait son banquet 
Avec sa belle demoiselle 
Lui rapportant chaque jour d'autres mets 
Cachés à l'abri sous le gel.

Et tandis que le froid de l'hiver monte, etc.

Enfin un jour, sans un coup de semonce 
Un rideau de neige tomba 
Et changea les prés envahis de ronces 
En vastes draps d'un blanc de soie.

Courant dans les galeries sous la neige 
Notre fière bête partit 
La chouette était toujours à son manège 
L'épiant d'une oreille aguerrie.

Enfin le rapace surprit un son 
Et sans attendre plus encore, 
Il plongea, laissant là sur les flocons 
L'empreinte emplumée de la mort.

L'écureuil n'est plus, mais sans lui demeurent 
Ses réserves bien enterrées 
Qui jusqu'au chaud printemps attendront l'heure 
De percer leur coque et germer.

Et tandis que le froid de l'hiver monte, etc. »

« Ici, on ne détruit pas de toute façon on ajoute seulement, on agglutine, maison à maison, cabane à cabane, comme dans un monstrueux nom allemand. Partout, on aperçoit ces masses proliférantes : une nouvelle aile est construite, l'ancienne aile devient le quartier des domestiques, l'ancien quartier des domestiques la grange, l'ancienne grange la remise à calèches, etc. Elles muent, ces maisons ! À mesure que les siècles passent, je ne serais pas étonné de les voir déambuler à travers la cam-pagne, semant d'anciennes incarnations dans leur sillage. »

« P.S. : Les fourmis ont mangé la colle à enveloppes, si bien que je n'avais pas encore scellé celle-ci ; et il se trouve que hier soir j'ai repris vos Voyages, et ai ouvert le livre sur votre description du crépuscule alors que nous quittions les Açores, ce sentiment de ne faire qu'un avec le monde - de se dissoudre. Je me demande à présent si ce n'est pas ce que je cherche lorsque je peins - à disparaître dans quelque chose. C'est peut-être cette qualité que j'avais fini par détester dans mes grandes toiles. Je me trouvais toujours au centre. Pas littéralement : pas le petit WHT, regardant par-dessus son épaule à la façon de Cole dans son Oxbow. Cependant l'acte même de composer, dans le sens précis où un peintre l'entend quand il parle d'assembler différentes parties en un tout harmonieux -, cet acte de cohésion place naturellement le sujet au premier plan. Cole en est un bon exemple : tout est censé être la nature sauvage, pourtant il ne fait aucun doute que nous la voyons à travers les yeux de l'homme. Non pas que je remette en question son talent. Mais lui est toujours là, tandis que mes instants les plus splendides sont ceux de dissolution. Que faut-il en déduire, cependant ? L'art peut-il exister sans être humain ? Voilà peut-être ce que je souhaite capturer : la bête telle que vue par la bête, l'arbre tel que vu par l'arbre.
Je plaisante, quoique. »

« P.-S.: La campagne ! Les pommes commencent à apparaître. Les fraises des bois l'ont déjà fait. Les champignons sont assez larges pour qu'on s'abrite dessous. Les gerbes d'or hochent la tête sur mon passage des connaissances qui me saluent. Les limaces laissent des hiéroglyphes sur l'écorce des bouleaux.
Une dernière observation. Un héron à la cime des arbres - vraiment, se perchent-ils si haut ? J'avais toujours imaginé qu'ils se cantonnaient aux marais. Mais là, au-dessus de moi, j'ai ma réponse. »

« La joie que ta douce compagnie a apportée 
Laisse une ombre une fois passée. »

« Je propose un nouveau calendrier : pas un automne, mais douze, cent. L'automne où les bouleaux sont jaunes, mais conservent leurs feuilles ; où les hêtres sont verts, mais les feuilles des bouleaux sont tombées ; où les chênes prennent une teinte d'abricot mûr, et les hêtres jaunissent ; où les chênes deviennent brun cigare, et les hêtres se recroquevillent en rouleaux craquants couleur cuivre. Ainsi de suite : j'en ai sauté quelques-uns.
Mais appeler tout cela simplement « l'automne » ! »

« Les premières neiges sont tombées ici. Les hêtres et les chênes n'ont pas encore perdu toutes leurs feuilles, et la neige blanche sur le brun et le rouge offre un spectacle magnifique - je travaille à une plus petite toile, pour tenter de saisir ce que j'entends par là. »

« Cher ami,
Je n'attends pas de réponse. Tu es au courant de ma situation. Katherine est partie rejoindre sa mère à Albany. Je resterai ici, avec mes fougères et ma montagne. Aucun mot ne saurait décrire les larmes, la fureur - en réalité, je ne la croyais pas capable de cela. Rien ne peut l'apaiser, quand bien même je lui assure que ce que je partage avec elle et ce que j'ai partagé avec toi existent sur des plans séparés. Elle serait toujours restée ma femme, jamais je n'ai pensé le contraire, jamais je n'ai envisagé de lui causer une telle douleur. Oh, mais qui cherché-je à convaincre ! La persuaderas-tu, Nash ? Ta présence ici est proscrite, tu le sais. La menace est très claire - ta carrière sera détruite, ta vie aussi. Je soupçonne que la mienne l'est déjà ma car-rière, j'entends; je vivrai - mais plus j'y réfléchis, plus il me semble que ma carrière a pris fin à mon arrivée ici, quand j'ai arrêté de peindre pour eux, et véritablement essayé de voir. Cependant, tu es trop remarquable pour que le monde te perde. Oh, le rêve me hante que tu puisses renoncer aux honneurs des hommes et me rejoindre, disparaître avec moi parmi mes feuilles éphémères. Mais tu es fait d'une autre étoffe c'est le monde qui a besoin de toi, pas seulement moi. Voilà ma justification, même si je sais qu'on ne m'a pas laissé le choix. Uniquement de la tristesse.
Alors : pas de scandale, pas de suppliques. J'observerai de loin, en me contentant de savoir qu'un jour je me découvrirai peut-être dans tes pages. S'il devait arriver, lors d'un voyage d'agrément dans ces montagnes, que ta calèche passe à mon bâbord, n'aie crainte je te promets de regarder à tribord. Je ne te demande qu'une chose. Si ta harpie de femme n'a pas détruit mes lettres, je te prie humblement de me les renvoyer, comme je te retourne à présent les tiennes. Il y a là des choses que je souhaite cacher au monde, et seulement garder dans ma mémoire. »

« Partout, les traces de petits animaux, les empreintes profondes de cerfs. La neige rend leur passage lisible, révèle les cartes silencieuses de la longue nuit. 
L'écouteraient-ils, les animaux? Elle sourit tristement, imagine le tamia la réprimander depuis son confession-nal en chêne. Les mésanges cancanantes. La vengeance sommaire du loup.
Non. 
Pas aux souris ni aux martres. Pas à la rivière. Pas à la terre.
Mais peut-être ?
Elle s'arrête dans la forêt, scrute les alentours. L'instant d'après, elle est à genoux, creusant dans la neige jusqu'à trouver la mousse en dessous. Elle jette ses moufles, se remet à creuser. Quand elle atteint le sol gelé, elle attrape un bâton pour racler les cailloux, les minces racines. Du terreau noir s'effrite. Plus profond encore. Jusqu'à ce qu'elle puisse appuyer son visage dans le trou.
Elle l'inspire, cette odeur froide et sucrée de mousse et de terre. Elle chuchote à l'intérieur, sent la chaleur de son souffle remonter vers elle. Elle contemple l'endroit où elle l'enterrera, puis presse ses lèvres dans le creux, et commence à parler. »

« L'été, quand les jours étaient longs, ils s'attardaient dans la forêt tant que la lumière le leur permettait.
L'automne aussi.
L'hiver, ils lisaient.
Dickens. Hawthorne. Wordsworth. Poe les nuits les plus noires. Camões pour elle, affirmait-il, lui demandant quelle sonorité cela aurait eu en portugais. Erasmus Nash, dont il avait beaucoup d'œuvres, et qui avait été son ami. Choisissez ce que vous voulez, lui avait-il dit, et elle était allée dans la bibliothèque, avait pris un livre, et le lui avait rapporté. »

« Un chant de DÉCEMBRE.
Une autre ballade par deux dames AU REPOS. sur l'air de Quand Phébus dormait, etc.
POUR FIFRE et VOIX

Chantez-nous un air tendre de décembre 
Pour apaiser le froid des nuits d'hiver. 
La fin de l'an ne saurait plus attendre 
Emportant avec elle la lumière.

L'été brûlant passé, les jours s'abrègent 
Cédant peu à peu leurs joies à la nuit.
Désormais un puissant sommeil assiège 
Nos heures de veille autrefois bénies.

L'hiver arrive du nord à pas lents 
Saisissant dans son étau sans pareil 
La terre muette, les ruisseaux stagnants 
Le papillon de nuit, la guêpe, l'abeille.

Le crapaud qui dans les feuilles s'enterre 
Ploie devant l'avancée de la saison 
Comme le rouge-gorge, lui qui naguère 
Claironnait si joyeusement ses chansons. 

Le gel laisse sur les feuilles un manteau 
De cristal pur, secoué par le vent. 
La glace fait dériver les bardeaux 
Saisit le toit, les murs et les auvents.

Saisit la lune brillant dans le puits, 
Piège les poissons vivants dans sa nasse. 
Gèle l'étang en de soyeux replis 
Des bulles noires errant sous la surface.

Saisit: la fange au fond des cabinets, 
Le ver, l'asticot aux traces si fines 
Les corps qui depuis longtemps reposaient, 
Ensevelis, les os ceints de racines.

Et saisit à présent le froid lui-même : 
Le verre éclate, le mercure s'épand. 
Le soleil à son tour apparaît blême 
C'en est fini de la course du Temps.

Ra ta, ta ta, Ra ta, ta ta Ratata tilitata »

« Ce qui se passe ensuite peut être décrit comme l'histoire de deux vents.
Un siècle s'est écoulé depuis que le lion des montagnes a massacré les moutons des Osgood, provoquant des changements qui ont transformé le paysage autour de la maison. Les pâturages ont cédé la place aux ronces, les ronces aux broussailles, et les broussailles aux bouleaux et aux pins, tandis que des chênes, des hêtres et des châtaigniers naissaient des fruits abandonnés par l'écureuil tué un matin d'hiver par l'attaque de la chouette. Au fil des ans, on a découpé de plus petites trouées dans cette deuxième forêt : un potager, un pré où peindre la course des nuages, un terrain de croquet pour des clients qui ne sont jamais arrivés. C'est au bord de cette pelouse qu'un hêtre - affaibli par une fissure apparue un matin de gel soudain, par les assauts des pics suceurs de sève, par les insectes mineurs qui ont gravé des runes énigmatiques sur ses feuilles est secoué par un vent cinglant, et se casse en deux. En tombant, il heurte un châtaignier voisin - pas très fort, mais assez pour lui arracher une branche, laissant une longue et mince cicatrice de moelle marron clair.
C'est le premier vent d'importance. Le deuxième arrive seulement quatre mois plus tard, en juin. Un vent chaud, humide aussi, qui éclabousse l'ouest des Appalaches. Il apporte dans ses rafales un bouillon de petits animaux - oiseaux, scarabées, araignées accrochées à leurs écheveaux de soie, graines en forme d'aigrettes et de parachutes. Tandis qu'il balaie les collines, il donne et reprend, et dans un bois au nord du fleuve Susquehanna il survole une forêt de cent mille châtaigniers. Pendant des générations, les châtaignes ont nourri les enfants mohawk et oneida, les colons allemands, les milices de la Révolution, les garçons de ferme, sans parler des cerfs, chevaux, ours, élans, cochons, oiseaux, vers, écureuils, porcs-épics et limaces. À présent les arbres sont morts, étranglés par des vagues épaisses et filamenteuses de chancre qui les ont frappés la décennie précédente. Des vrilles jaunes se déploient sur leur écorce à partir de cloques de la taille de têtes d'épingle, tandis que de microscopiques corps fructifères à l'aspect de fioles projettent leurs munitions dans le vent.
C'est une de ces balles qui nous intéresse maintenant.
Durant sa brève existence, la spore n'a jamais quitté son arbre hôte. En forme de fuseau arrondi, coupée en deux par un mince septum semblable à la rainure d'un comprimé, elle vit depuis une éternité dans les profondeurs humides de sa cavité, agencée avec ses sœurs en rosettes bien ordonnées. Par conséquent, sa libération, quand le vent de l'est vient emporter des rideaux de spores dans la forêt détruite, entraîne une transformation qui n'est rien de moins qu'une extase. Relâchée, virevoltant, elle s'élève au-dessus de la mort qui l'entoure, quitte la cime de son hôte, effleure la voûte des arbres, tournoie dans les remous tiraillants d'un pin d'été qui agite ses branches, puis est aspirée vers le ciel. Haut dans la ceinture de nuages gris-noir, retombant joyeusement, elle bondit par-dessus les Catskills, longe l'Hudson, remonte à toute allure les flancs des Taconic. Le vent est rapide. La spore le sent tirer sur sa membrane. Un merveilleux instant, elle semble prête à se dissoudre dans l'air, ou s'envoler si loin qu'elle ne redescendra plus. Brièvement, le plaisir - car comment appeler autrement cette alchimie ? - est presque insupportable, jusqu'à ce que dans un nuage elle frappe une goutte de pluie naissante.
Elle dégringole de nouveau. La goutte se déforme, s'aplatit. Des petites vagues roulent à sa surface tandis qu'elle accumule l'humidité du nuage. Elle descend, émerge au-dessus des forêts tourbillonnantes. L'air se réchauffe, la goutte de pluie grossit. Tombe plus vite.
Elle atterrit dans un champ près de la maison jaune dans les bois du Nord. C'est le matin. L'herbe est mouillée. Le poids de l'eau est colossal, mais il fait chaud, et une fois l'orage passé, un chien qui se roule dans l'herbe ramasse la spore sur ses poils, et s'ébroue. En une bouffée d'air, la spore décolle de nouveau.
De petits courants thermiques montent de l'herbe. La spore flotte jusqu'à la forêt, et se dépose sur le châtaignier à la balafre marron clair infligée par la chute du hêtre. Ce n'est pas la première fois que le chancre passe par la forêt. Cela fait près de vingt ans qu'il a entamé sa marche, et la moitié des châtaigneraies de la Nouvelle-Angleterre a été décimée. Des milliards de spores ont voyagé avec le vent, des milliards encore ont accompagné les pas chaloupés des oiseaux, des insectes et des mites. Cependant, il n'est pas si facile de détruire une forêt. La bonne spore doit déceler la bonne faille dans les défenses du bon arbre, doit germer et trouver les couloirs à travers lesquels déployer son éventail étouffant dans l'écorce du châtaignier. Elle doit contourner les remparts boursouflés que l'arbre dresse face à l'assaut. Doit jeter son poison, dissoudre les barricades au sein du bois.
Ainsi, jusqu'à présent, cette forêt a été épargnée. Chaque été, les châtaigniers peuplent la voûte des arbres de panaches vacillants, si éclatants qu'on les dit illuminés par leur propre soleil. Chaque automne, leurs fruits se répandent en tapis sur le sol de la forêt. Au printemps, leurs feuilles sont tendres et vertes, teintées de brun-roux. Ils sont au sommet de leur vigueur, quand l'inoculation a lieu. »

« Notre attention se tourne à présent vers le coléoptère. Si les jeunes mariés s'étaient interrompus ne serait-ce qu'un instant dans leur jouissance mutuelle, et avaient soulevé l'écorce de la bûche où Tom avait découvert qu'il pouvait appuyer les pieds pour une meilleure prise, ils se seraient peut-être demandé comment une œuvre d'art d'une telle beauté avait pu apparaître là. En effet, les galeries larvaires du scolyte de l'orme sont de pures merveilles. À quoi pourrions-nous les comparer ? Des gravures de labyrinthes vikings ? Les tatouages faciaux de certains Polynésiens ? Un gigantesque mille-pattes ? Mais elles n'ont pas leur pareil. Quelle symétrie, quelle grâce! En comparaison, les autres coléoptères sont de pauvres empotés, qui laissent des gribouillis tortueux d'ivrognes dans leur sillage.
Toutefois, nos jeunes amants auraient été encore plus stupéfaits d'apprendre que seulement six mois auparavant ce labyrinthe sinueux avait été un temple du plaisir semblable au leur.
Pour le coléoptère, le jeu avait commencé, comme les jeux sexuels le font souvent, par un peu de menuiserie. Une femelle scolyte, légèrement plus petite qu'un grain de riz, s'était retrouvée, un après-midi d'été, à vagabonder près des búches entreposées à la sortie de l'autoroute. Ne me demandez pas comment elle avait atterri là ; elle venait d'une autre búche, comme sa mère avant elle - rien que des bûches et des coléoptères, depuis des générations. En tout cas, elle était affamée, et la découverte du bois d'orme l'avait tellement réjouie qu'elle avait frétillé de son petit croupion poilu. Elle avait passé un moment à parcourir l'écorce, jusqu'à trouver un endroit où creuser son antre. C'était son premier terrier, mais elle s'était mise au travail de façon instinctive. Elle avait foré à l'intérieur du bois, dégageant et nettoyant une galerie lisse et droite, s'était installée, et avait relâché telle une sirène un panache de phéromones qui avaient dérivé dans les niches vides puis dans l'air.
Et quel parfum ! Thréo-4-méthyle-3-heptanol ! Alpha-multistriatine ! Alpha-cubébène ! Comment en vouloir au jeune soupirant qui, planant dans les parages, s'arrêta en plein vol, balaya l'air de ses antennes, et fit demi-tour vers le trou qu'elle avait percé ? Des frissons de désir traversèrent ses élytres à mesure que l'arôme se faisait plus fort. Et sous l'écorce, dans la galerie, quel paradis ! L'odeur était irrésistible - c'était comme s'il avait pénétré dans la cavité génitale même de la femelle. Il ronronna, se pencha en avant, si troublé par le parfum qu'il faillit s'accoupler avec une mite. Les insectes détalèrent - ils avaient appris depuis belle lurette à ne pas s'interposer entre deux scolytes en rut. »

« « Héritiers universels », « Fléau », « Coutures »... D'où sortait-il tout ça ? Le manuscrit était énorme, terrible et débridé, et étant une lectrice qui se targuait de ne pas reculer devant les textes difficiles, Helen fut impressionnée par sa pure étrangeté. Des outils diaboliques, une terre déchirée, des mots qui gelaient en hiver : s'il s'était agi d'un poème, pas d'une maladie, elle aurait peut-être trouvé cela fascinant. Cependant, la souffrance de Robert était bien trop proche d'elle.
L'ouvrage était aussi illisible. Avant l'arrivée du colis, elle avait nourri le fantasme que Robert ait écrit quelque chose qui puisse compenser sa maladie, apporter une sorte de conclusion triomphante à sa vie. Mais il n'y aurait pas une seule personne intéressée par l'énumération de ce qui semblait être chaque arbre et chaque pierre d'une parcelle grande comme un mouchoir de poche dans l'ouest du Massachusetts. En proposant le manuscrit à un éditeur, elle risquerait non seulement un refus, mais aussi de transformer la vie de Robert en franc objet de moquerie.
Elle essaya, comme elle essayait toujours de le faire avec ses élèves, d'offrir la réponse la plus généreuse possible. C'est une entreprise extraordinaire, écrivit-elle, un témoignage de ton expérience unique. Elle se représentait parfaitement les bois, les chemins qu'il suivait. »

« Personne n'était venu, évidemment. C'étaient simplement des choses accumulées. Elle comprit qu'elle ne pourrait pas mener à bien l'inventaire méticuleux qu'elle avait prévu. S'il y avait quoi que ce soit qui vaille la peine d'être gardé en souvenir, il faudrait le déterrer. Elle avança lentement, traversant le salon, puis la cuisine, avant de retourner au salon et de monter l'escalier. Il y avait du bazar partout. De vieux numéros de Good Housekeeping (sa mère, une ménagère !), des bocaux vides et de la porcelaine commmorative, des vieux vêtements. Elle fut frappée par les connotations divergentes que véhiculaient ces objets. La mort signifiait non seulement l'extinction d'une vie, mais aussi de vastes univers de sens. Une bougie qui avait pu procurer du réconfort dans l'obscurité de l'hiver, un châle offert par un ancien soupirant, un faisan qui rappelait son pauvre grand-père défunt. Du vieux cuivre, un vieux chiffon, un vieil oiseau. »

« Là, des hommes et des femmes avaient cultivé des champs le long du lit majeur de la rivière. Là, les hêtres et les chênes avaient poussé lentement à l'ombre d'arbres protecteurs. Là, les bouleaux avaient surgi après que les hommes du roi avaient coupé des pins pour servir de mâts à leurs navires... On aurait dit que le passé se lisait partout dans le paysage. Dans la taille des pierres composant les murets sinueux, qui indiquait si la terre avait été utilisée pour des cultures ou des pâturages. Dans la pruche pourrie qui laissait voir son fantôme sous les racines atrophiées du bouleau argenté. Le pin blanc qui devait sa forme bifurquée à un charançon en maraude pendant sa croissance. Les troncs aux multiples doigts qui témoignaient du passage de cerfs morts depuis longtemps. »

Quatrième de couverture

« Éblouissant [...] Seule restait la forêt est à la fois intime et épique, ludique et sérieux. Le lire, c'est voyager aux limites de ce que le roman peut faire. »
The Guardian

C'est dans la forêt que tout commence. Pourchassés par les membres de leur colonie puritaine, deux amoureux en fuite se réfugient dans les bois du Nord et posent la première pierre de leur foyer. Au cours des quatre cents ans qui suivront, cette cabane deviendra une maison, abritera des vies entières, des solitudes et des familles, des gloires, des doutes, des échecs et parfois des fantômes.

Sous la plume de Daniel Mason, un soldat promis à tous les honneurs leur tourne le dos pour se consacrer à la culture des pommes, un chasseur d'esclave fait face à la justice des hommes, un peintre naturaliste vit une histoire d'amour interdite et un journaliste comprend que la terre garde jalousement ses secrets.

Alors que les propriétaires se succèdent, aucun ne possède vraiment la maison, qui leur survit entre ruine et réparations. Seul triomphe le récit, qui traverse le temps, la nature et la littérature pour narrer l'histoire de tout un pays par le biais d'un arpent de forêt.

Éditions Buchet-Chastel,  août 2024
505 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Claire-Marie Clévy

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