Quand l'homme a détruit son propre monde, comment accorder de nouveau sa confiance ?
Les mots virevoltent, interpellent par leur beauté et les images qu'ils convient dans nos têtes.
Poétiques et touchants, ils nous disent la connexion avec la nature, l'attachement émotionnel envers la forêt.
- cauchenoir - capane - noutrois -gambalader - dédécider - enfantelait - tracemettre -terreurisant - chercher notre chemin à pâtons - agréabler notre travail - des chapeaugnons - ...
Une lecture pour ralentir, s'arrêter, se mettre au diapason de notre environnement.
Festin de mots.
Festin de lumière.
Une lecture qui sent bon le vert.
Une ode à la résilience humaine.
La suite logique, idéale à mon humble avis de "Dans la forêt". On y retrouve l'esprit du premier mais avec une profondeur encore plus forte à mon humble avis.
« COMMENCER une histoire c'est comme plonger dans une rivière, c'est ce que dit tout le temps Nell, c'est comme sortir une main en coupe toute dégoulinante de l'eau fraîche puisée dans ses flots. Voici un nouveau présent, dit une nouvelle histoire. Bois à longs traits et laisse-le te remplir. ★★★★★
Eva dit qu'une histoire qu'on raconte est une histoire morte. Elle dit que chaque nouvelle seconde est une étin-celle qui absorbe la chose qu'elle éclaire, elle dit qu'une histoire est juste ce qui reste après que cet éclat lumineux a été réduit en cendres. Comme un pot modelé en argile crue et cuit au feu, Eva dit qu'une histoire peut être une chose utile, et peut être belle, mais qu'elle n'est vraiment précieuse que parce qu'elle repose sur autre chose.
Nell dit que les histoires n'ont pas une fonction unique car le contenu d'une histoire n'est jamais toujours le même. Comme des pétales sur l'eau ou la fumée dans le vent, elle dit que la signification d'une histoire suit toujours le fil de la narration. C'est pourquoi, si nous souhaitons attraper le sens général qu'une histoire élabore, il nous faut écouter le plus possible à pleines oreilles et avec attention. »
« Aussi immobile qu'un tapis de mousse, je suivais des yeux un faucon qui volait dans les airs, j'avisais un renard qui se faux filait tranquille devant nous, j'observais comment les ombres formaient des flaques et s'allongeaient. J'écoutais le soleil arriver le matin, et j'entendais les traînées lumineuses des météores les nuits de pluie d'étoiles filantes.
J'écoutais les baies mûrir - d'abord les fraises des bois, puis les framboises des ronces odorantes, puis les minuscules pommes rouges des manzanitas, plus tard les groseilles noires et les baies de sureau, et enfin les baies rouges de l'arbousier. Les nuits où il pleuvait, je me croquevillais entre mes mères dans le creux de notre souche, et j'écou-tais les mugissements du vent et les rugissements de la rivière qui était toute réveillée. J'entendais les respirations de mes mères et les battements de leurs cœurs. J'entendais battre la Terre, aussi, le bruit sourd et lent de la planète sur laquelle on plancheflottait, le martèlement patient qui berçait mes rêves.
J'écoutais le Grand Tout, et le Grand Tout m'écoutait à son tour.
J'écoutais mes mères, aussi, leurs voix comme une autre sorte de rivière, leurs mots qui m'enveloppaient tout entier dans leurs sortilèges sonores et me nourrissaient de leurs fascinantes significations. Mes mères m'ont appris tellement de mots - des verbes pour saisir l'action, des noms pour la figer en actes distincts. Sans compter les mots qu'on a créés après, quand ceux que mes mères avaient apportés avec elles du monde d'Avant n'étaient pas assez complets ou justes pour dire tout ce qui était nouveau dans le monde de ce nouveau présent. »
« On a essayé de ne pas se ligoter à l'intérieur d'une inquiétude contre laquelle on n'a aucun recours, même si la peur appuie encore profond en nous. Comment ne pas broyer de la tristesse à propos de ce que noutrois et tous les autres inhalants boirons si la rivière toute proche est à sec avant que la pluie revienne. Comment ne pas se demander de quelle manière on lessivera les tanins des glands si la source cesse de couler, ou comment les exhalants germeront et se ramifieront et fleuriront au prochain printemps sans leurs sols gorgés de la pluie de l'hiver. Comment ne pas s'angoisser à l'idée que rien ne pourra empêcher un feu de foudre de traverser la Forêt en rugissant si celle-ci reste comme du petit bois sec tout au long de l'année. Même laver nos mains et nos pieds et nos figures ne va pas tarder à être un problème quand on a besoin de la moindre goutte d'eau juste pour boire. »
« Eva dit que Nell pourrait être un écureuil, elle s'agite, bavarde et fait des provisions comme pas deux.
Nell dit qu'Eva pourrait être un puma, elle se faux file ici ou là avec puissance et en cati mini, avec un esprit aussi solitaire et farouche et fier.
- Qu'est-ce que je pourrais être ? ai-je demandé un soir d'été il y a longtemps, à l'époque où je commençais à peine à saisir dans ma tête que j'avais au-dedans de mon propre corps un moi différent de mes mères.
Je n'avais aucun moyen de voir mon visage, bien sûr, mais comme mes cheveux étaient alors assez longs, je savais qu'ils étaient une pincée plus sombres que ceux d'Eva, et mes mères m'avaient dit que mes yeux étaient marron miel.
[...]
- Un raton laveur, a répondu Nell la première, car tu es affairé et curieux et hardi et aventureux.
- Une ruche, a dit Eva après, parce que tu es entièrement fait de la nature et que tu regorges de douceur.
- Et que tu piques aussi parfois, a dit Nell d'un air amusé. Ou un faon, a-t-elle ajouté avec son sourire calembouresque, parce que tu nous es si cerf.
À cette époque-là, le nom que mes mères me donnaient la plupart du temps et me donnent encore, c'est Burl. Nell dit que c'est un nom qui me va bien, même si je n'arrive pas à voir pleinement le lien, puisque les burls sont les bosses qui se forment sur les troncs des arbres après qu'ils ont subi un genre de blessure, et que des arbres tout neufs poussent à partir des burls d'un vieil arbre. Je ne connais aucune bles-sure de laquelle j'ai grandi, et les seules choses qui poussent de moi, ce sont mes cheveux et mes poils. »
« Ça me fait plaisir d'offrir des choses au monde que le monde n'a jamais connues. Je ne peux pas fabriquer un écureuil ou un sapin ou une fougère, mais fabriquer quelque chose de nouveau en utilisant les débris de leurs os et de leurs frondes et de leurs branches me donne l'impression de faire en quelque sorte partie de la Création. Ça me mémore ces anciennes histoires de métamorphoses qu'Eva a toujours aimées, où les gens se mettent à avoir des ailes ou des griffes ou à se couvrir d'écorce, où les poissons deviennent des oiseaux et les mots des dieux, où les étoiles se transmorphent en chasseurs, fleurs ou amants, et tout le monde passe d'une peau à une autre et change de corps au cours de la danse effrénée des êtres et des non-êtres pour devenir ce que Nell considère comme le tour que l'univers sait le mieux jouer. »
« Puis on a tourné le dos à cette vue et fait face au soleil couchant. Il se tenait en équilibre sur la pointe des arbres qui bordaient la crête la plus lointaine, flamboyant encore d'un éclat si ardent que nos yeux nous piquaient. Les nuages légèrement rubanés qui l'encerclaient avaient le luisant des pourpres pâles, des roses et des blancs des boyaux d'un cerf tout frais vidé, et ils renfermaient cette même douce tristesse d'une vie vécue jusqu'au bout et s'évanouissant dans l'obscurité.
On a observé alors un silence recueilli en regardant grossir et s'étaler derrière la crête le soleil qu'on avait salué le matin. »
« Les histoires peuvent nous donner quelque chose à quoi se raccrocher, quelque chose vers quoi aller. »
« Encore trop remplis de joie pour nous mémorer nos ventres vides, on est restés là sur l'herbe fraîche réchauffée par le soleil, nos souffles rythmés par les battements de nos cœurs et nos corps bercés par le va-et-vient de nos poitrines tandis que le soleil du printemps inondait nos os et teintait notre peau. Des pétales embrassaient nos visages, et les couleurs qui remplissaient nos têtes quand on fermait les yeux étaient celles qui scintillaient sur les ailes des libellules. »
« - Tout ce qu'on utilise nous utilise, elle a lâché après que Nell a trouvé une cafetière lectrique et saveurait ses sou-venances de café.
- Détends-toi, Eva, elle a dit en posant la machine à café près d'une boîte faite dans une espèce de papier-arbre épais que Nell appelait un carton. Ce n'est pas comme si on allait être corrompues par une cafetière électrique quand on n'aura jamais ni électricité ni café.
- Il est possible de désirer les mauvaises choses, a répondu Eva de son ton moralisateur, même si tu sais que tu ne les auras jamais. On ne doit pas l'oublier... surtout Burl. »
« - Vous les vandales, vous aviez tout, dit Colliers tandis que Tousseur s'étouffait. Vous aviez un milliard d'écrans pour vous montrer c'qui s'passait. Vous aviez vos putains d'yeux pour voir. Vous aviez des putains d'thermomètres. Vous saviez qu'les océans, y mouraient, et la calotte glacière aussi, et les abeilles. Vous saviez qu'le temps, y déconnait de plus en plus.
- Vous saviez, renchérit Colliers, tandis que derrière lui, la femme qui portait un enfant se tenait les mains posées à plat sur la grosse boule de son ventre, le X sur son front brillant, tel un avertissement.
- Vous saviez, répéta Colliers. Et vous avez rien fait. »
« Tous mes espoirs de mener un jour une vie entre mêlée avec d'autres gens se sont envolés, et il ne reste que des ruines qui ruinent tout. C'est une autre perte dont je ne peux pas parler, car à tous les coups, Eva répondrait qu'elle savait que ça se passerait comme ça, et la souffrance de Nell est bien plus grande que mes espoirs brisés pourront jamais l'être. Mais depuis son retour, j'ai appris que la seule chose pire que de savoir qu'il n'y a plus personne sur Terre, c'est de savoir que les personnes qui restent sont des personnes qu'on ne souhaite pas rencontrer.
Depuis que je le sais, la Forêt m'apparaît comme une prison. Depuis que je le sais, la vie qu'il me reste à vivre ne me donne pas envie. »
« - [...] les humains ont tout détruit. On ne peut pas laisser les contes nous masquer la réalité.
Eva a hoché la tête en fixant le feu comme si c'était le feu qui venait de parler. Puis, avec une intonation aussi tendre qu'un câlin, elle a répondu :
- Il n'empêche que la Terre est toujours belle. Et notre devoir est de la préserver autant que nous le pouvons.
- Comment veux-tu que je préserve ce que j'ai détruit ?
- Nell, voyons, tu n'as pas détruit le monde.
- Si, a répondu Nell, et avec des sanglots dans la voix.
Nous l'avons tous détruit. On le savait, elle a repris quelques secondes après. Ces gosses avaient raison. On le savait que le climat se réchauffait d'année en année, que l'été durait plus longtemps que le précédent. Après l'hiver où j'ai eu sept ans et toi huit, il n'a plus jamais neigé par ici.
On n'était que des enfants, qu'est-ce qu'on aurait pu faire ?
Quelque chose. N'importe quoi, je ne sais pas.
Elle a alors courbé la nuque et pris son visage entre ses mains la cassée et la pas cassée et on est restés sans bouger plongés dans ce sinistre silence tandis que l'obscurité enveloppait la Forêt et que le feu se consumait et se transmorphait en cendres. »
Quatrième de couverture
"Commencer une histoire c'est comme plonger dans une rivière, c'est ce que dit tout le temps Nell, c'est comme sortir une main en coupe toute dégoulinante de l'eau fraîche puisée dans ses flots."
Quinze ans après l'effondrement, le jeune Burl vit au cœur de la forêt avec ses deux mères, Eva et Nell. La chasse, la cueillette, mais aussi la danse, la musique et les récits qu'ils inventent, rythment leurs journées. Protégées par leur chère forêt, Eva et Nell refusent tout contact avec le monde d'avant. Mais Burl, lui, brûle de curiosité pour ces humains qu'il ne connaît que par leurs histoires. Une nuit de solstice, depuis le haut d'une montagne, il aperçoit une lumière qui pourrait être un feu d'origine humaine. En dépit des dangers, Burl décide d'affronter l'inconnu, guidé par l'espoir.
D'une parfaite maîtrise et d'une grande profondeur, le nouveau roman de Jean Hegland offre un héros inoubliable à toute une génération à venir.
L'écriture généreuse de Jean Hegland plonge le lecteur dans l'odeur fraîche de l'humus, l'eau qui ruisselle sur les mousses et le pourrissement des souches.
LA LIBRE BELGIQUE
Éditions Gallmeister, janvier 2025
350 pages
Traduit de l'américain par Josette Chicheportiche
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