Les Orageuses raconte les femmes agressées, dans leur tentative de réparation quand la justice traditionnelle n'est pas à la hauteur.
« Quand Mia le regarde, qu'elle voit sa lâcheté, ça démultiplie sa haine, qu'on ne vienne pas lui dire que ces types ne savent pas ce qu'ils font, qu'ils sont désolés, qu'ils ne l'ont pas fait exprès, que c'est leur éducation. »
C'est un livre qui met en colère. Forcément.
Parce qu'il est IN-CON-CE-VA-BLE que le système ne rende ni justice ni réparation aux victimes agressées sexuellement. Comment peut-on fermer les yeux et laisser une victime digérée la telle déflagration reçue ?
Forcément. La colère donc ;-)
« Comment ça, elles ripostent ? Comment ça, elles ne laissent pas couler ? Comment ça, elles s'approprient la violence ? Hier, les copains tournaient en boucle : c'est dangereux de laisser ça comme ça, bientôt toutes les filles vont vouloir se venger pour un oui pour un non, elles vont se parer du statut de victime, s'enrouler dedans et refuser d'en sortir. »
Mais rassurez-vous, ce livre n'est absolument pas plombant ! Elles vont s'organiser ces orageuses et mener ensemble leur combat vers la réparation. Je vous laisse découvrir comment ;-)
Ce livre est plein d'espoir. Il est empreint de sororité ; l'amitié qui lie les protagonistes de ce roman est belle et forte.
Néanmoins, cela me dérange de l'écrire parce que le sujet de ce livre est ô combien important et sa cause juste, mais pour être tout à fait honnête, je m'attendais à être plus retournée. J'aurais voulu je pense qu'elles aillent encore plus loin. C'est un peu gentillet avec du recul.
Je ferme cette parenthèse gênante parce que que ce livre doit être lu évidemment. Par les hommes aussi.
« Ainsi sera notre tempête
Ainsi sera notre revanche »
« Quand Mia le regarde, qu'elle voit sa lâcheté, ça démultiplie sa haine, qu'on ne vienne pas lui dire que ces types ne savent pas ce qu'ils font, qu'ils sont désolés, qu'ils ne l'ont pas fait exprès, que c'est leur éducation. »
« [...] Lucie n'a pas envie de dire agression, parce que ce qui arrive aux meufs c'est des viols, voilà, y'a pas de raison d'avoir honte mais plein de raisons d'être en colère. »
« On lui a envoyé une vidéo de Samuel Benchetrit, qui promet de casser la gueule à Bertrand Cantat, l'assassin de sa femme, « d'homme à homme ». " Et pourquoi pas de femme à homme ? " Lucie se demande. Pourquoi est-ce qu'on est privée de cette violence-là, pourquoi est-ce qu'on ne fait jamais peur, qu'on ne réplique jamais ? Quand est-ce qu'elle a fait peur à quelqu'un pour la dernière fois ? Qu'elle l'a fait reculer, qu'il a hésité à l'appeler "ma jolie" ? Même dans les manifs, les types essaient systématiquement de la protéger, ils la ramènent vers l'arrière, lui disent de faire attention, trouvent que c'est un moment parfaitement adapté pour lui demander son numéro derrière une banderole alors que ses yeux pleurent le gaz lacrymogène. Elle n'ose jamais intervenir, dans la rue ou dans le métro, même quand elle essaie de se convaincre qu'elle est forte. Même quand elle court, quand elle crie, quand elle ferme le visage, jamais elle n'a l'impression d'effrayer, d'imposer le respect. C'est comme si elle dégageait de la peur plutôt que de la colère sans qu'elle puisse rien y faire. Elle est au mieux invisible, tolérée, au pire sursollicitée mais personne ne baisse les yeux quand elle marche et aujourd'hui, plus qu'un autre jour, elle sent la colère monter. »
« C'est la cinquième fois qu'elle vient à une audience pendant ses congés, parce que ça l'intrigue ce système. Plus elle y retourne, moins elle y croit. Quand elle a commencé à assister aux audiences, c'était d'abord pour accompagner des copines, plus ou moins proches. Puis elle y est retournée, avec l'envie de comprendre. Qui condamne qui, qui remplit les cellules surpeuplées des maisons d'arrêt pendant que les violeurs deviennent au choix ministre, maire, chef d'entreprise, chanteur à succès ou footballeur, peuvent continuer à être père abusif, mari violent et ex-copain dangereux sans jamais voir l'intérieur d'une cellule.
C'était pas les assises qui l'intéressaient, elle n'assistait qu'aux audiences correctionnelles, pour voir ce qui valait plus qu'un viol: le vol d'un paquet de riz, d'un parfum, la revente de 20 grammes d'herbe, l'outrage à un agent, les violences volontaires avec moins de sept jours d'ITT... Elle tenait un journal avec les condamnations, et elle imprimait sur internet les verdicts sur les agressions sexuelles et les viols, pour comparer, pour avoir de la matière comme diraient les chercheurs. Elle ne savait pas pourquoi elle faisait ça, mais c'était méthodique, ça l'occupait, elle était avide de chiffres, de preuves de ce qu'elle pressentait. Il y a un mois, elle avait assisté pendant une demi-journée à des audiences pour deal de shit, c'était presque surréaliste. La juge et le procureur avaient demandé une suspension d'audience parce que l'un des prévenus avait un accent et qu'ils ne pouvaient s'arrêter de rire. Un autre était venu avec femme et bébé, attestation de formation et plein d'espoir de réinsertion, je vous assure Madame la Juge, les conneries c'est fini, il était là pour une infraction qui datait de deux ans, récidive, et la juge lui avait mis dix-huit mois ferme, pour être bien sûre que sa formation ne puisse jamais marcher. Mia avait la nausée à chaque fois, et la haine qui montait de plus en plus. À l'une des audiences auxquelles elle avait assisté, sa pote avait pris cinq mois de prison avec sursis parce qu'elle avait cassé le nez d'un mec qui l'avait agressée et qui avait ensuite eu le culot de porter plainte. C'était dans les jours qui avaient suivi que Mia s'était juré de renoncer à la justice traditionnelle, elle s'était dit que ça n'en valait pas la peine, que visiblement elles n'étaient pas du bon côté, que personne n'avait envie de leur rendre justice à elles, qu'il s'agissait juste de maintenir un vague ordre moral. »
« Et surtout, il y avait eu Leo. Leo avait défié toute concurrence en termes de dégoût de la justice. Son affaire avait été classée sans suite par un procureur surchargé et pas très attentif, un dossier parmi d'autres qui ne s'entasserait plus sur le bureau exigu du fonctionnaire, qui disparaîtrait des statistiques. Pourtant, toutes s'étaient dit que le cas de Leo serait un cas d'école, un cas qui donnerait envie à la justice de s'y pencher, il n'y avait pas de difficulté, Leo avait été retrouvée en bas de chez sa mère un type sur elle, en train de se débattre. Le mec avait filé en laissant son ADN partout, la police, appelée par un témoin, était arrivée sur les lieux constatant le flagrant délit. Ça n'avait apparemment pas suffi. Leo avait été emmenée dans les locaux de la PJ à Bobigny, mais rien n'y avait fait. On lui avait demandé si elle avait un copain, si elle aimait « s'amuser » avec des inconnus, on lui avait dit qu'un homme ne pouvait pas jouir et tenter ensuite de la pénétrer, enfin vous devriez savoir ça, on avait convoqué ses colocataires, ses amies, pour savoir si elle avait des mœurs légères, et ils avaient fini par lui dire qu'elle avait probablement tout inventé. Elle avait projeté, parce qu'elle s'était déjà fait violer, le gars avait juste dû lui prendre son sac, affaire classée sans suite. Toute la bande avait été vaccinée, plus jamais de police ni de juge, elles avaient eu envie d'abandonner les questions déplacées posées à deux heures du matin dans un commissariat froid, par un fonctionnaire qui cherche avant tout à éviter d'avoir un viol sur les bras. Elles ne voulaient plus qu'on leur demande comment elles étaient habillées, si elles avaient eu beaucoup de partenaires, si elles étaient des personnes sensées, insérées dans la société. Elles avaient décidé de refuser qu'on les qualifie de folle, de mythomane, qu'on leur reproche de détourner la réalité, de la dramatiser. Ce qu'elles voulaient, c'était des réparations, c'était se sentir moins vides, moins laissées-pour-compte. Elles avaient besoin de faire du bruit, de faire des vagues, que leur douleur retentisse quelque part. Quand elles avaient décidé qu'elles n'étaient plus intéressées par le procès équitable qu'on leur refusait de toute façon, elles s'étaient demandé ce qui poussait ces hommes, quel que soit leur milieu, à vouloir les posséder. Qu'est-ce qui rendait cet acte universel, structurel, et défendu systématiquement par une solidarité masculine sans faille ? C'est bien simple, expliquait Leo, dans n'importe quel groupe, allez accuser un homme de viol et observez les forces à l'œuvre pour que surtout rien ne soit bousculé par cette révélation. »
« Peut-être qu'il avait toujours raconté cette histoire en décrivant Louise comme un peu folle, un peu allumeuse, une fille qui l'avait séduit en pleine visite d'appartement. En tout cas il était surpris. Surpris qu'il puisse y avoir des conséquences à cette histoire si banale. Il avait cessé de parler après la gifle, et les clients étaient tous partis avec un joli flyer décrivant le viol que Charles-Parrier-agent-immobilier-à-votre-service avait commis. Elles avaient été rapides, cassant quelques trucs, en taguant d'autres, lui avaient fait peur et étaient reparties comme de rien en hurlant de rire. »
« La poitrine de Lucie est plus légère, moins encombrée, ses yeux sont nettoyés par la vue de la mer, par la vue d'un truc beau [...]. »
« Après l'action elles sont euphoriques, euphoriques d'avoir été jusqu'au bout du plan, heureuses de n'avoir pas fait ce qu'on leur a appris, baisser la tête et se recoudre entre elles. Personne n'apprend aux filles le bonheur de la revanche, la joie des représailles bien faites, personne ne leur dit que rendre les coups peut faire fourmiller le cœur, qu'on ne tend pas l'autre joue aux violeurs, que le pardon n'a rien à voir avec la guérison. On leur apprend à prendre soin d'elles et des autres, à se réparer entre elles, à « vivre avec », elles paient leur psychothérapie pendant que l'autre continue sa vie sans accroc, sans choc, toujours plus puissant. On leur raconte que les hommes peuvent les venger à leur place si elles ont de la valeur, qu'il faut qu'elles s'en remettent aux autorités, à leur mari, à leur père, à leur meilleur ami, qu'elles déposent le poids de la violence chez un autre masculin pour que jamais elles ne puissent en être complices. Mais ce soir, elles refusent de s'éteindre, elles refusent d'être éteintes, de leur céder la lumière. Rien que d'imaginer la honte que ressentira le tatoueur demain matin, en tentant probablement d'effacer de sa devanture les sept lettres et la date qu'elles ont peintes ça les fait littéralement sauter de joie devant la vitrine. C'est Louise qui les réveille, qui les prend par la main pour filer avant qu'un témoin ne passe. Elles se mettent à dévaler la rue des Innocents, et ne s'arrêtent que plusieurs rues plus tard, pour s'engouffrer dans La Moderne, où à cette heure-ci elles savent qu'il n'y aura personne et que la patronne ne bronchera pas devant les tenues noires et maculées de peinture. Essoufflées, radieuses, elles s'affalent dans un coin tandis que l'odeur du chocolat chaud en train d'être préparé commence à se répandre. En enlevant leurs fringues, elles peuvent enfin se distinguer. Leo brise le silence :
- Putain ça fait du bien ! »
« Comment ça, elles ripostent ? Comment ça, elles ne laissent pas couler ? Comment ça, elles s'approprient la violence ? Hier, les copains tournaient en boucle : c'est dangereux de laisser ça comme ça, bientôt toutes les filles vont vouloir se venger pour un oui pour un non, elles vont se parer du statut de victime, s'enrouler dedans et refuser d'en sortir. »
« Elle a été surprise de constater que réparer d'autres la réparait elle, que voir d'autres hommes payer pour un crime similaire à ce qu'elle avait vécu lui apportait un certain sentiment de reconnaissance, de justice. Et puis elle a trouvé quoi faire de toutes les pages qu'elle a remplies à chaque procès. À force de frapper aux portes, on lui a proposé d'en faire des chroniques sur un site internet, et elle s'y est mise, elle a tout mis en forme, elle est sortie de sa tête pour partager avec des inconnus ce qu'elle a observé et en voyant les gens commenter, diffuser, les choses qu'elle a écrites sont devenues plus concrètes. Pour une fois, elle a l'impression qu'on la voit, elle et les autres, elles ne sont plus invisibles, voilà c'est ça. Elle n'a plus l'impression que sa douleur doit se ratatiner sous un tapis, qu'elle doit la cacher coûte que coûte, elle n'a plus l'impression que c'est une tare, mais plutôt quelque chose dont elle doit parler sans rougir, sans tressauter ni baisser les yeux. Oui ça m'est arrivé. Qui ma vie a été bouleversée, ma trajectoire déviée, mon temps volé. Non je ne m'excuserai pas. Et elle a découvert quelque chose de fou, quelque chose dont on avait essayé de la priver. Elle a découvert qu'elle n'était pas seule. Elles avaient fait quelque chose ensemble, un truc qui les reliait pour toujours. Un truc sororal. Un truc qui soudait leur groupe, un cadeau qu'elles s'offraient parmi. Des violeurs, il y en aura toujours, des victimes qui voudront se venger aussi. Mais elles, elles ne voulaient pas se perdre, pas perdre pied. La limite avait été fixée. Elles ont presque toutes été vengées et c'est suffisant, en tout cas pour l'instant. »
Quatrième de couverture
« Depuis qu'elle avait revu Mia, l'histoire de vengeance, non, de "rendre justice", lui trottait dans la tête. On dit pas vengeance, lui avait dit Mia, c'est pas la même chose, là on se répare, on se rend justice parce que personne d'autre n'est disposé à le faire. Lucie n'avait pas été très convaincue par le choix de mot, mais ça ne changeait pas grand-chose. En écoutant ces récits dans son bureau, son cœur s'emballe, elle aurait envie de crier, de diffuser à toute heure dans le pays un message qui dirait On vous retrouvera. Chacun d'entre vous. On sonnera à vos portes, on viendra à votre travail, chez vos parents, même des années après, même lorsque vous nous aurez oubliées, on sera là et on vous détruira. »
Un premier roman qui dépeint un gang de filles décidant un jour de reprendre comme elles peuvent le contrôle de leur vie.
Éditions Cambourakis, septembre 2020
142 pages
Traduit du suédois par Anna Gibson
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