dimanche 4 mai 2025

Le vent léger ★★★★☆ de Jean-François Beauchemin

Léonard, l'aîné des six enfants raconte son enfance heureuse et soudée avec ses frères et soeur, et ses parents aimants.
Ils vivent paisiblement à la campagne et c'est dans ce décor champêtre que j'ai tourné, avec bonheur, les pages de ce livre, au gré des saisons, des beaux mots de Jean-François Beauchemin, de ce vent léger, de ces belles phrases truffées de belles métaphores qui m'ont ravie, m'ont enchantée et émue aussi. 
Une vie paisible proche de la nature et du cœur de chacun, à aimer la vie à tort et à travers, à savourer et s'émerveiller devant la splendeur de la vie, de la nature « Rien n'est plus émouvant qu'une nuit d'été traversée par les bruits de la terre. » ...
« Parfois, dans l'atelier, papa écoutait ce slow magnifique, Nights in White Satin, des Moody Blues, et il se mettait à pleurer. Ensuite il se mouchait puis disait : « La vie est une splendeur ! » Et alors il allait puiser sur l'étagère son exemplaire tout écorné des Fleurs du mal, se tournait vers nous et citait Charles Baudelaire : Ta tête, ton geste, ton air sont beaux comme un beau paysage... Il s'émouvait encore, l'un de nous lui tendait un nouveau mouchoir, puis il nous expliquait : « Pourquoi deux fois beau dans ce poème ? Parce que c'est simple, et équilibré. Il ne faut pas avoir peur de la répétition. Au contraire, c'est elle qui fait l'équilibre de la phrase. » Et sans le dire nous pensions simultanément la même chose : ce n'est pas de syntaxe ou de figure de style dont il parle, c'est de notre vie en famille. »
... jusqu'au jour où un invité provoque une "blessure générale, confuse domestique" chez chacun des membres de cette famille, une blessure ressentie "à gauche sous les côtes". Une douleur près de l'âme. 
Malgré ce déséquilibre certain, les liens vont se resserrer encore entre eux, et les enfants vont continuer à être ce qu'ils sont depuis leur plus jeune âge, des êtres émerveillés de toutes ces petites choses merveilleuses de l'ordinaire. 
« Mais ce que je crois aujourd'hui, c'est que nous avions dès notre plus jeune âge développé une sorte de méthode, une façon de vivre inexplicablement basée sur une théorie du bonheur, et que pour nous la maladie, la souffrance, le malheur, la désolation, la fatigue, la détresse ou la mort nous stimulaient, en un sens, ou en tout cas ne prenaient jamais complètement le pas sur la joie, la force, l'amour qui sauve, l'espoir, le rire et la vie. D'où nous venait cette faculté ? À mon avis, il faut continuer de lire cette histoire pour mieux le comprendre. »
N'hésitez pas, si vous en avez l'occasion, à ouvrir ce livre empreint de philosophie, à vous laisser porter par la poésie dans cet invraisemblable bonheur car « [...] il y a dans chaque maison de cette campagne des gens avides de lectures plus indéfinissables, qui donnent accès à une solitude ombreuse, et aussi à une certaine poésie agissante et infatigable. »
Ce vent léger m'a cueillie en une matinée ensoleillée.

« Rien n'est précaire comme vivre 
Rien comme être n'est passager 
C'est un peu fondre pour le givre 
Et pour le vent être léger »
Louis Aragon 

«[Les] petites errances de maman dans les collines. Elle y mettait de l'ordre, je dirais, dans la matière mélancolique de son esprit, ces perspectives mobiles et très secrètes d'une femme tournée vers le ciel et qui, l'oreille dressée, écoutait dans les lointains la grande voix assourdie du temps. Car elle hébergeait une âme non pas décousue, mais, comment dire, disséminée, comme on le dit de certaines graines transportées par le vent léger, et qui restent longtemps ainsi transportées, suspendues entre ciel et terre.
Elle tardait à entrer dans cette étape de la vie que papa, lui, avait atteinte depuis un moment, et qui fait que la conscience est en paix relative, et désormais assez détachée du monde pour enfin s'y intéresser lucidement, sans trop de prudence ni trop de légèreté. On comprenait qu'elle avançait dans l'existence de la même façon qu'elle marchait dans les collines: à pas lents, mais, puisqu'il y avait tant à penser, sans trop s'attarder aux merveilles qui l'entouraient : la campagne épaisse, oscillant de gauche à droite, le beau marbre antique du ciel, le soleil monté là-haut sur son perchoir à poules, la lumière d'octobre déjà rousse. En réalité, et si vous voulez mon avis, je crois qu'elle entendait déjà, venu de quelque endroit reculé de ce ciel, le bruit de la mort qui, à l'étage, déplaçait ses gros meubles. »

« [...] il faut aimer, aimer de toutes ses forces, à tort et à travers. Et si l'amour cesse, il faut recommencer ailleurs, malgré les bruits de scie. »

« Parfois, dans l'atelier, papa écoutait ce slow magnifique, Nights in White Satin, des Moody Blues, et il se mettait à pleurer. Ensuite il se mouchait puis disait : « La vie est une splendeur ! » Et alors il allait puiser sur l'étagère son exemplaire tout écorné des Fleurs du mal, se tournait vers nous et citait Charles Baudelaire : Ta tête, ton geste, ton air sont beaux comme un beau paysage... Il s'émouvait encore, l'un de nous lui tendait un nouveau mouchoir, puis il nous expliquait : « Pourquoi deux fois beau dans ce poème ? Parce que c'est simple, et équilibré. Il ne faut pas avoir peur de la répétition. Au contraire, c'est elle qui fait l'équilibre de la phrase. » Et sans le dire nous pensions simultanément la même chose : ce n'est pas de syntaxe ou de figure de style dont il parle, c'est de notre vie en famille. »

« L'innocence nous revient-elle jamais après nous avoir quittés ?
Nous la sentions désormais hésitante à le faire. Bien souvent, nous l'entendions qui rôdait sous nos fenêtres, ou dans l'allée bordée de jonquilles. Mais elle n'entrait plus guère dans la maison à présent, et c'est à distance que nous devions suivre ses directives. Nous retournions chez le vieux fermier Bertin, peut-être l'homme le plus douloureusement dépossédé de cette innocence pour nous déjà presque perdue. Enfermé dans sa chambre, il écrivait depuis toujours ce qu'il croyait être un traité de sagesse mais qui dans les faits n'était qu'un long poème céleste et mélancolique, avec au milieu une grande tempête contenue. Personne à part nous ne s'intéressait à ce gros livre trop austèrement mystique. Quand il songeait plus que d'habitude à sa femme, il jouait avec l'idée de donner à son traité des airs de romance amoureuse. Nous le découragions de s'engager dans cette voie. Une fois, Zelda a dit : « L'amour dans les livres est toujours dégoulinant. Laissez-le plutôt vivre dans la vraie vie. Bien sûr votre femme est morte, mais ça n'est pas une raison. » Ces mots, ça l'a visiblement fait réfléchir. « Hum, a-t-il répondu, tout à coup bien pensif. Oui, je sens qu'il y a dans chaque maison de cette campagne des gens avides de lectures plus indéfinissables, qui donnent accès à une solitude ombreuse, et aussi à une certaine poésie agissante et infatigable. » C'était un poète, indéniablement, dont le gros livre dépeignait avec une sorte de minutie florissante non seulement les hommes, les femmes et les enfants, mais aussi l'espace et la durée, les forces secrètes qui empoignent par le col, si je puis dire, l'impénétrable mystère de l'univers. Tout pour plaire aux adeptes des grandes questions épineuses comme nous, enfants de la digne lignée des Cresson. Il répétait toujours: « Ce qui arrive à votre maman c'est terrible, oui terrible. Mais vous tenez le coup, peut-être parce que vous êtes tous ensemble, vous vous serrez les uns contre les autres. Moi je suis seul, et j'ai beau essayer d'être comme vous, les enfants, je n'arrive qu'à exprimer une tristesse aiguë. » Puis nous nous dirigions vers la laiterie où il nous servait chacun un verre de lait si extraordinairement frais que nous éprouvions dans nos corps de petits frissons de bonheur vertigineux. Après quoi nous nous taisions pour mieux écouter la rumeur lointaine du réel résonnant dans les collines, et ce sentiment de bien-être qui nous prenait par surprise, peut-être était-ce la poésie, justement, qui, cherchant un passage, se frayait un chemin dans nos corps en même temps que le lait du fermier Bertin. Souvent, tandis que nous buvions, il évoquait le souvenir de ses chiens, auprès desquels il avait vécu, affirmait-il, certaines expériences bouleversantes de douceur. « L'un d'entre eux, le plus aimant, m'a appris l'art toujours difficile de la compassion. L'autre, par la joie setrète qu'on devinait sourdre de sa poitrine à chaque aurore, me rappelait la chance que j'avais d'être capable d'émerveillement, d'imagination, de déduction mathématique, de songe et de ferveur. Un autre encore, mystérieusement familier avec les petits enfants, m'a fait comprendre les rapports oubliés entre les premiers embrasements de la jeunesse et ceux, non moins passionnés, de la vieillesse qui s'y appuie comme à un bâton, ou une canne. »»

« Un matin nous nous sommes réveillés et l'été nous attendait derrière les vitres. Chaque année à pareille date, l'étang se mettait à résonner du chant assourdissant de milliers de petites grenouilles crucifères. « Tiens ? Le grand colloque a commencé », a dit papa en levant les yeux de sur sa page des Fleurs du mal. En cette année du cancer, nous nous rassemblions souvent sur le rivage, le soir venu, avec lui et maman. Au ciel montait la grosse tranche de citron de la lune. L'étang, pourtant lisse comme la surface d'un miroir, vibrait au son de la complainte amoureuse des petits batraciens. À ce tintamarre de tôles et de clochettes se mêlait le bruit de scie planétaire des insectes. Attendrie, maman répétait toujours : « Rien n'est plus émouvant qu'une nuit d'été traversée par les bruits de la terre. » Nous observions son beau visage, ses mains de ménagère et son pantalon tout-aller, son foulard élégamment noué sur la tête pour la protéger au moins un peu des courants d'air. Nous tâchions d'appliquer à nos vies sa compréhension immédiate des phénomènes naturels et des choses vitales. En regardant vivre les enfants que nous étions encore, elle s'étonnait, pourtant, de trouver dans ces jeunes corps secoués de clartés et de présages l'allégresse inquiète qui déjà annonçait les adultes à venir, toujours soucieux du temps qu'il fait, sans cesse émerveillés par la moindre fleur. C'est elle qui en tout cas nous a appris à écouter si attentivement ce bruissement nocturne avec lequel nous aimions renouer, les soirs de juin, et qui tout l'été hantait notre invraisemblable bonheur. Beaux étangs bariolés de poissons, belles nuits piquées d'astres, prenez soin de cette femme qui dort. C'est ma mère enterrée sur le bord de son corps et de mon inépuisable passé. »

« Les abeilles abondaient dans nos collines si fleuries, où le fermier Bertin avait installé ses ruches. Nous savions que ces petites travailleuses acharnées ne disposaient que d'une vie et d'une carrière fulgurantes, et mouraient au bout de six semaines environ, au terme d'une existence dont chaque instant, jusqu'au dernier, avait été consacré à l'effort collectif. Leur vieillesse, écrivait le fermier Bertin dans son traité de sagesse, n'est pas comme la mienne l'occasion de se retourner et de regretter le passé. Ce ne sont pas des créatures créées pour la nostalgie. Peut-être devrais-je tirer une leçon de ces existences si brèves et si parfaitement vouées au temps présent. Le passé est un phare, non un port. Nous courions à la maison répéter ces mots à papa. « Je veux bien, commenta-t-il une fois, mais je ne déteste pas de temps à autre tenir compagnie à mes regrets mélancoliques. J'y rencontre des audaces, des révoltes, des austérités et mêmes des douleurs aujourd'hui disparues, que j'ai peut-être trop tôt transformées en dogmes, en espérances exagérées, en fausses clartés. Bertin n'a pas tort : le passé nous guide bel et bien au milieu de cette nuit que nous traversons. Mais je voudrais en terminant, les enfants, ajouter quelque chose. J'ai remarqué qu'à certains moments plus graves que d'autres, ou plus méditatifs, cette lumière clignotante jaillissant de mon passé allongeait son faisceau jusque dans mon avenir, et l'éclairait d'une sorte de vérité. Je pense qu'il en est de même pour chaque homme, chaque femme et chaque enfant peuplant cette planète. Comme si notre histoire, tout bien considéré, cherchait à attirer notre attention pour nous rappeler que ce qui nous attend n'est au fond qu'une forme remaniée de l'expérience, sa variante pollinisée par le temps, comme une fleur par une abeille, justement. »»

« Au début du mois de septembre mille-neuf-cent-soixante-et-onze, René Simard a fait paraître à l'âge de dix ans son disque L'oiseau, et tout le monde est devenu fou de lui. Nous écoutions nous aussi L'oiseau, Santa Lucia et Ange de mon berceau en boucle à la maison, mais notre entrée dans le fan-club a été ratée parce qu'en août maman était arrivée dans la phase de crise blastique du cancer, chose qui nous coupait l'envie de chanter et de célébrer. Qu'est-ce que la phase de crise blastique ? Voici la réponse de papa, formulée dans l'atelier, où nous avons été conviés un soir après qu'il eut mis maman au lit. « C'est, en gros, l'étape où tout se détraque. Les cellules dysfonctionnelles se multiplient, les globules rouges et les plaquettes diminuent drastiquement. Votre mère pour cette raison développe depuis un mois infection par-dessus infection, elle saigne pour un rien, éprouve une immense fatigue, elle a le souffle court, des maux d'estomac à cause de la rate qui enfle, des douleurs aux os. » Puis, encore une fois ne retenant plus ses larmes (il n'en voyait jamais la nécessité), il s'est approché de nous pour dire ceci : « Les enfants, ni vous ni moi ne croyons en Dieu. Mais ce soir et dans les semaines à venir, prions, prions. Je crois qu'il ne reste plus grand-chose d'autre à faire, désormais. » Nous aimions la vérité, mais toute vérité n'est pas bonne à faire exploser. Zénon, le benjamin, pleurnichait. La bouche ouverte, il manipulait nerveusement un de ses bouchons de bière. Elliot était tout pâle. Zelda tremblait de tous ses frêles membres. On ne pouvait pas savoir à quoi Arthur songeait, mais on devinait à son agitation nerveuse qu'en lui un câble venait de lâcher. J'étais moi-même très retourné. À la fin, Enzo a murmuré, hagard: « Doux Jésus ! Que sera le monde si maman meurt ? »»

« Le 11, Nikita Khrouchtchev est mort. Trois jours plus tard, en parlant du leader soviétique, un journaliste a écrit dans le quotidien Le Monde: Il a réussi sa vie mais manqué son œuvre. Après avoir lu ces mots-là, papa nous a de nouveau réunis dans l'atelier. « Faites de votre mieux, commença-t-il. Mais si les circonstances vous forçaient un jour à choisir, réussissez votre vie plutôt que votre œuvre. Avant d'investir dans votre carrière, embellissez autant que possible l'existence, développez votre générosité et votre attention aux autres, ne vous laissez pas contaminer par la vilenie et l'indignité partout pré-sentes, résistez, résistez. » Bien sûr il n'entendait pas par là que Khrouchtchev, avec ses millions de morts sur la conscience, était un modèle à suivre. Simplement, je pense que la formule du journaliste du Monde l'avait frappé. On ne pouvait pas le nier: certains mots avaient ce pouvoir de le happer, on le voyait à sa façon d'aimer la poésie, et c'est vrai qu'on ne pouvait pas bien le connaître, ni même le côtoyer très longtemps avec bonheur, si on ne tenait pas compte de son intérêt pour les mots, qui sont si on veut la musique et le chant de l'âme, voilà pourquoi aussi il aimait les belles phrases fortes de Nietzsche et chantait dans la chorale, c'était un homme dont l'âme restait en tout état de cause très musicale. »

« Vers les dix heures, le fantôme de grand-papa nous est encore apparu. « Je m'étonne, nous a-t-il confié, qu'on apprenne si tôt aux petits enfants la technique de la preuve par neuf, mais qu'on neglige en classe de leur enseigner à s'émerveiller. Qu'on répète partout aux gens de garder les pieds sur terre, mais à peu près jamais de se laisser enchanter. Pourquoi n'encourage-t-on pas plus universellement la faculté d'éprouver les choses, d'être touché par elles, d'en saisir la substance la plus subtile, d'en soupeser la profondeur et l'amplitude ? » Puis, avec son chapeau sur la tête, il est reparti le plus naturellement du monde, comme avalé par la nature. Enzo nous a immédiatement convoqués en assemblée derrière la remise. « Que voulait nous dire au juste » a-t-il demandé, son pinceau à la main. Et c'est Zénon, le moins expérimenté de cette famille, qui a eu pourtant la réponse la plus sensée : « Je pense qu'il est seulement venu nous rappeler ce que maman nous a dit un jour, à savoir que même si les gens meurent, ça n'est pas une raison pour ne pas aimer vivre. » »

« L'époque bien sûr était aux pessimismes de toutes sortes (guerre froide, guerre du Viêt Nam, dictatures en République d'Haïti, Jean Béliveau retraité du hockey, glissement de terrain majeur et catastrophique à Saint-Jean-Vianney, etc.). Mais nous n'arrivions pas à être inquiets ou malheureux très longtemps. Je ne dis pas que le chagrin ne nous atteignait pas, je dis l'inverse : je crois que nous étions fondamentalement des gens mus par le chagrin d'aimer. Seulement, chacun à sa manière, papa et maman (le premier par la joie, l'autre par l'amour) nous avaient appris à ne pas craindre le futur. Cet automne-là, nous rencontrions régulièrement dans les collines notre avenir pour ainsi dire à portée de main, avec son électricité partout jusqu'à vingt-trois heures, son édition intégrale en douze volumes de nos folies de jeunesse, son vaste pays maraîcher, son passage vers l'insondable et, plus loin encore, ses quelques hectares d'éternité. Il va sans dire que nous n'y trouvions pas toujours tout ce qu'il nous fallait, et aussi vite que nous le souhaitions : nous y rôdions comme une chienne cherche le plus étourdi de ses quatre petits. Mes frères, ma sœur et moi y relisions les beaux vers de Louis Aragon que nous nous chantions intérieurement chaque fois que nous éprouvions le besoin de mieux occuper notre temps :
Je chante pour passer le temps 
Petit qu'il me reste de vivre 
Comme on dessine sur le givre 
Comme on se fait le cœur content 
À lancer cailloux sur l'étang
Ce qui nous émouvait aussi de l'avenir, c'est que, en pensée, nous y rejoignions toujours notre mère. Dans la campagne tous les trains étaient déjà passés, et un bon chien de rapport nous suivait sans jamais oser nous dépasser. Tout à coup maman se souvenait de sa propre enfance et de sa vie dans les années mille-neuf-cent-trente, du temps où ses parents et elle vivaient dans la petite vallée abritant leur ferme, en un temps où « le grand char du vent », passant en trombe dans le pacage, soulevait les vaches et les déposait sur le toit de la grange. Puis elle tendait l'oreille, nous serrait tous les six contre son corps et, très émue, disait: « Écoutez, écoutez bien. Ce bruit sourd qu'on entend dans les lointains, vous savez ce que c'est ? C'est le temps et le hasard qui déblaient pour vous le chemin. » Puis nous marchions encore un moment tous ensemble, et à la fin ce rêve éveillé que nous venions de faire s'achevait. »

« Pourquoi raconter cette histoire, somme toute pas moins banale que les autres ? Je n'en sais trop rien. Peut-être afin de laisser en moi au moins une trace de cette famille encore intacte qui, entremêlée à son époque, marchait en dépit de tout à la rencontre de la beauté. Peut-être aussi afin de me rappeler avec le plus de précision possible ces huit personnes qui n'auront fait que passer, huit fusées d'argent, huit météores tombés sur la Terre mais sans fracas ni déclenchement de cataclysme, sans ce grand trou que laisse habituellement l'impact du ciel percutant le monde. Et puis pour me souvenir que nos esprits et nos cœurs quand ils s'unissaient négociaient mieux les courbes dans le tournant abrupt des choses, que ce qui nous importait était non seulement notre propre situation, mais également l'état de santé du vaste monde, la guêpe venue reposer sur ses épaules ses ailes inquiètes. Pour être franc, je ne suis pas sûr que mes pauvres arguments de bateleur et d'équilibriste suffiront à intéresser beaucoup de gens au récit de la maisonnée des Cresson. Mais c'est tout ce que j'ai à offrir : une visite guidée dans la mémoire d'un homme peu effrayé par sa mort mais qui commence à se douter de son aspect général, et qui, en prévision de sa venue, accumule des réserves de souvenirs, de chance, de grâce et de gratitude. »

« Papa disait vrai : résister, c'est la grande affaire. Il n'y a pas d'avenir qui vaille sans ça. Résister au cynisme, cette maladie des gens fatigués de vivre, résister à l'insignifiance ambiante, au décou-ragement, à l'argent qui dévore tout, à la violence et surtout au chagrin. Je vais dire une chose: ce qu'il y a, c'est que le cerveau humain, essentiellement conçu il y a deux millions d'années pour nous aider à échapper aux tigres et aux lions, pour nous renseigner sur les meilleures façons de survivre, n'a pas été prévu pour la métaphysique, ou quelque forme que ce soit de pensée abstraite. Animal parmi les animaux, c'est par pur hasard qu'Homo a pu échapper au moins en partie à sa condition originelle, et devenir à la longue une si étonnante (mais maladroite) créature pensante. Comment construire un monde harmonieux avec un cerveau pareil ? Comment en arriver à une existence humaine débarrassée de sa férocité et de son individualisme, désormais inutiles ? À première vue, aucune chance. Je ne suis pas futurologue, mais, bon sang, j'ai beau réfléchir, je ne trouve pas d'autres outils que l'esprit pour répondre aux insistants appels de l'avenir : il faut s'élever, prendre un peu de hauteur. Si j'ai bien compris, c'est ce que maman nous apprenait lorsqu'elle nous disait d'aimer la vie, et surtout de l'aimer tous ensemble. »

« « [...] récemment, j'ai compris une chose. Tu te rappelles le jour de la naissance de Zénon ? Du discours que j'ai prononcé, debout sur la caisse à oranges descendue du grenier ? Nous étions tous dans la joie, tandis que là-bas, à l'hôpital, Zénon, lui, était dans les pleurs. Eh bien, voici la grande leçon paradoxale que la nature nous enseigne : il nous faut vivre tous les six de manière qu'au moment de sa mort, tandis que nous serons tous dans les pleurs, maman soit quant à elle dans la joie. » »

« Ce qu'Enzo avait voulu me dire, bien sûr, c'était que maman, cette grande métaphore de la nature, après nous avoir bien appris à vivre, nous apprenait à présent à mourir. Vers la fin, nous l'avons souvent entendue répéter : « J'ai vécu l'essentiel de ma vie avec la crainte sourde de devenir à la longue un être rapetissé par l'amertume, la déception, l'écœurement. J'avais vingt, trente, trente-cinq ans et je guettais le moment tant redouté où la paresse de l'esprit, la bassesse d'âme, la vanité, la tromperie et la médiocrité partout présentes allaient venir à bout de ma joie, de mon inexplicable plaisir de vivre. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé au ciel et sur la terre pour que j'échappe jusqu'à maintenant à ce sort terrible. » En tout cas une chose était sûre: à mesure que, une lampe tempête à la main, elle s'aventurait plus profondément dans la maladie, on aurait dit qu'une sorte d'instinct, de confiance tellurique sans cesse renouvelée la faisaient considérer comme un devoir humanitaire de déclarer biens patrimoniaux la gaieté, la vérité, la beauté, l'ingéniosité, l'espoir, l'estime, la fraternité. On était à la mi-septembre, les soirées étaient encore douces. Elle nous réunissait dans le jardin et nous faisait la lecture. À d'autres moments, et même si elle ne possédait pas une voix inoubliable, elle aimait nous chanter sa chanson favorite (Heureux celui qui meurt d'aimer), pleine de charme mélancolique : 

Ô mon jardin d'eau fraîche et d'ombre
Ma danse d'être mon cœur sombre
Mon ciel des étoiles sans nombre
Ma barque au loin douce à ramer

Elle nous apprenait aussi à ne craindre ni les mots ni les émotions. C'est pourquoi nous étions si portés aux confidences, et au partage en général : nous comprenions que l'agencement sensible des mots exprimant un chagrin, un bonheur ou une inquiétude pouvait être au moins aussi beau et apaisant qu'un bouquet de fleurs qu'on dispose dans un vase. C'était l'exemple que nous avions chaque jour sous les yeux. »

« Le 7 octobre à quinze heures, durant sa pause chocolat-biscottes, le président américain Richard Nixon, confortablement assis dans le bureau ovale, écoutait Maggie May, la nouvelle chanson de Rod Stewart. À peu près simultanément, le médecin Prévert appelait notre père au téléphone pour lui communiquer les résultats de ses dernières analyses, et lui dire que le nombre de lymphocytes dans le sang de maman avait doublé en deux mois, chose qui n'annonçait rien de bon. Avant de partir pour l'école, à notre retour, le soir après souper et avant d'aller dormir, tout le temps, nous allions trouver notre mère dans la chambre et passions quelques minutes à son chevet. Nous tâchions de la dérider, mais nous étions constamment distraits par l'idée sinistre de ces lymphocytes à l'œuvre dans ce corps amaigri, fiévreux, trempé de sueur. Nos cœurs plus que jamais étaient soumis à une sorte d'entreprise de démolition. Nous aménagions à la longue comme des caveaux à patates ces lieux pourtant sans porte ni murs, sans plancher, ni charpente ni toit, et même sans réelles dimensions. Nous y entassions en atmosphère contrôlée des tristesses qui, sous la bonne garde de notre fragile courage, poursuivaient patiemment leur processus de maturation. Pas mal de ces peines, incapables de mûrissement, refusaient d'ailleurs de se transformer en confiance, ou en vitalité. Nous nous tournions alors non pas vers papa, lui-même fort secoué, mais vers de plus impartiaux confidents : Léon, l'écureuil qui chaque matin cassait ses noix dans le creux de nos mains, Henriette, la vache du fermier Bertin, Ringo, notre bouc chevelu. Mais c'est un fait : peu de nos chagrins atteignaient le degré de douceur voulu, ou espéré. »

« Désormais, lorsque nous étions tous à l'école ou ailleurs et que papa lui-même s'absentait pour le travail, le fermier Bertin venait passer quelques heures à la maison pour veiller sur maman. Installés dans la petite chambre du fond, ces deux amis de longue date en profitaient pour discuter de tout et de rien. Puisque le fermier Bertin était un homme qui ne parlait pas volontiers de lui-même, il fallait parfois l'interroger avec insistance. Mais ça en valait le coup parce qu'alors son âme apparaissait, comme un noyau dans un fruit entrouvert. Assez souvent, maman et lui évoquaient ensemble leur passé commun. Un jour, émue, elle m'a répété ce détail d'une anecdote qu'il lui avait racontée : « Dans le village où je suis né, il y avait un tailleur esseulé qui sous le porche de sa maison faufilait en parlant de sa femme morte le rebord de vos pantalons. » Je crois que ce que maman aimait particulièrement, c'était cette façon bien à lui qu'avait le fermier Bertin de se souvenir des gens ordinaires, et d'accueillir leur pensée dans le grand palais vert de son esprit, où se mêlaient, aurait-on dit, les nénuphars de l'avenir et les lianes de la mémoire. En esquissant son faible sourire si tendre, elle disait toujours : « Il s'émerveille pour un rien : la lune qui se déplace si méthodiquement au ciel, le vent léger qui fait se pencher les herbes des collines, les haricots qui poussent à l'ombre. C'est merveilleux. » »

« Une fois la semaine, nous nous réunissions avec lui derrière la remise pour un feu de camp. Au ciel, quelques étoiles équarrissaient à petits coups de rabot la clarté de ces flammes pleines d'ombres. Plus tard il sortait son exemplaire de L'Art de l'oisiveté et nous lisait pour la millième fois ces mots d'Hermann Hesse : S'il faut des hommes qui construisent des maisons et les abattent, qui plantent des forêts et les coupent, qui peignent les volets et sèment les jardins, il faut bien aussi quelqu'un qui voie tout cela. « Je n'en suis pas encore complètement certain, ajoutait-il à la fin de sa lecture, mais il me semble que vous faites tous les six partie du groupe des observateurs. C'est très bien, quand il le faut, de rafistoler la Chevrolet, repeindre la remise, collectionner des trucs, s'intéresser à l'esprit des gens, planter des fleurs, mesurer des surfaces. Mais rien ne vaut à mon avis cette vie de contemplation dont vous favorisez par votre bonté et votre affection la si prometteuse floraison. » Lorsque je m'engageais sur le sentier avec ces mots de papa en tête, je croyais emprunter de nouveaux passages, de discrets embranchements qui détournaient mes pas pour me mener bien au-delà de la colline, dans une dimension que je ne soupçonnais pas. Voilà l'effet que me faisaient ces paroles domestiques, américaines, nocturnes, inquiètes et offertes, leur montée au château, leur mansarde éclairée toute la nuit. C'est bien le comble : moi qui écris cette histoire, je ne trouve pas les mots qu'il faut, et je dois encore et toujours, pour me faire comprendre, me rabattre sur des images, comme les enfants. Je voudrais parler de la brièveté des choses, du chagrin et de l'amour, mais chaque fois ce sont d'autres mots qui me viennent, ceux de la nuit, du songe, de la beauté, de la métamorphose et de la vie. »

« Le mois de septembre avait laissé sa place à des journées d'une étonnante fraîcheur. Un livre à la main, frissonnant dans la chaise Adirondack, mon frère Arthur m'a prié un matin de monter à la chambre et de lui apporter un vêtement chaud. « Mon vieux pull-over rouge avec une tête d'orignal sur le de-vant devrait pouvoir faire l'affaire », me suis-je dit en fouillant dans le tiroir de la commode. Mais voici les premiers mots vraiment intéressants de cette anecdote : Ringo, notre bouc chevelu, apercevant mon frère vêtu de l'épais tricot qu'il m'avait tant de fois vu porter, a cru que je m'étais tout à coup dédoublé. La pauvre bête, éperdue de confusion, nous fixait tour à tour et se demandait clairement lequel, de mon frère ou de moi-même, allait désormais jouer le rôle de Léonard Cresson. Ce petit épisode n'est pas une démonstration preuve à l'appui des limites de la réflexion animale. C'est le constat à peine métaphysique de la fragilité de notre identité humaine, dont les traits généraux se troublent au gré d'un simple regard extérieur posé sur nous. « Qui sommes-nous réellement ? » me demandais-je. Et là-haut, alitée dans la petite chambre du fond, que devenaient donc la personnalité, la nature, l'âme de maman depuis que nous étions les témoins de la métamorphose si accablante de son corps ? »

« En octobre mille-neuf-cent-soixante-et-onze, la nouvelle chan-son de John Lennon, Imagine, était sur toutes les lèvres. Papa avait acheté le quarante-cinq tours et la faisait jouer à répétition sur le pick-up. « Écoutez ça, les enfants, disait-il. C'est la plus grande chanson de tous les temps. » Nous tendions l'oreille, tentions d'imaginer à notre tour un monde désormais pacifié et fraternel, sans frontières, sans pays, sans religions, sans possessions matérielles et sans attirance particulière pour le meurtre ou le crime. Zénon y parvenait mieux que nous autres, peut-être parce que l'enfance agitait encore en lui son grand songe plein de candeur et d'horizon, contrairement à nous qui n'avions déjà plus qu'un imaginaire limité, une vue partiellement obstruée par les hauts murs de l'âge de raison. Et pourtant même lui ressentait un malaise, une menace sourde. Nous nous rassemblions autour du pick-up, écoutions puis réécoutions Imagine. La langue anglaise n'était pas notre fort, mais comment le dirais-je, sans pour autant être des devins nous comprenions ce qu'il y avait au-dessus de ces mots-là, et bien sûr nous apercevions là quelque chose de beau, mais pour la première fois la beauté refusait de faire en nous son travail de sculptrice, et c'est ainsi que nous vieillissions avant l'âge, et devenions à cause du cancer sans doute des jeunes gens très mûrs en dépit des traces encore fraîches laissées par eux dans l'enfance. »

« « [...] une vie réussie est une vie dans laquelle il y a des enfants, des songes dont on sort difficilement, d'inconsolables peines, de la grandeur, des erreurs profondes comme des graines enfouies dans le sol, une tour, une rue paisible, de la clairvoyance et le sens de l'Histoire, assez de place pour le mystère, de la bonté et quelqu'un à qui parler. » »

« On voyait par la fenêtre le ciel presque culminant se hisser encore un peu. Parce que la maison était si accueillante et la campagne, là, dehors, si pleine d'enluminures, de silences généraux et d'oscillations spontanées, nous ne manquions de rien et n'étions ni apeurés, ni désillusionnés, ni découragés. »

« Je m'étais levé tôt, j'avais enfilé mon vieux pull-over rouge avec une tête d'orignal sur le devant puis j'étais sorti respirer l'air froid de cet automne en train de laisser en nous tous une trace ineffaçable. Il faisait beau, le ciel découpait dans ses retailles quelques geais bleus, puis leur laissait le loisir d'aller et venir à leur guise entre la serre et le toit de la maison. On voyait le réel glisser très doucement le long de la remise, et de son grand songe éveillé monter d'émouvants souvenirs d'enfants. Vers les sept heures, Elliot est venu me trouver dans l'allée centrale du jardin. Nous sommes restés un moment à échanger des banalités, comme on échauffe un muscle avant un effort plus intense, puis mon frère a commencé à dire des choses intéressantes. « Une idée m'est venue l'autre jour, me dit-il, et je n'ai pour l'expliquer que mes théories de jardinier. J'ai observé que les asters, les soucis et les reines-marguerites poussaient plus vigoureusement, et réagissaient mieux au froid de l'automne, lorsqu'elles partageaient dans les plates-bandes le même carré de terre. Si nous ne nous écroulons pas de chagrin, peut-être est-ce parce que nous éprouvons dans cette famille les effets bénéfiques d'une sorte de côtoiement de fleurs. » C'étaient des paroles qui vous incitaient à la rêverie. Nous n'étions pas, quand il le fallait, dépourvus de réalisme, mais, puisque nous avions toujours été encouragés par nos parents à ne pas craindre notre imagination, Elliot a poussé encore plus loin sa théorie : « Mais peut-être aussi nous sommes-nous connus avant, non pas dans une vie antérieure, comme on le dit parfois un peu rapidement, mais dans une vie à côté de celle-ci, dans laquelle vivent, souffrent et aiment des êtres psychiquement plus forts, et qui l'espace d'un instant nous font signe de les suivre puis nous enseignent comment résister à la peine. Qui sait ? Peut-être d'ailleurs le fantôme de grand-papa nous arrive-t-il de cet endroit voisin du nôtre. » Ça devenait très impénétrable, mais quelque chose dans la nature ambiante nous disait que tout était possible, il y avait tant de mystères irrésolus. »

« Après la messe, nous sommes allés le retrou-ver au jubé. On s'étonnait autour de nous de cet attroupement de très jeunes gens enserrant de leurs bras le choriste Cresson. Le curé, venu féliciter les chanteurs et chanteuses, a quant à lui beaucoup insisté sur la splendeur du texte « presque céleste » de l'œuvre interprétée. Alors notre père a pris la parole en ces mots : « Oh, je pense que ce motet est l'une des plus magnifiques mélodies jamais composées. Mais il m'arrive de sourciller en repensant à son message. Je ne voudrais pas simplifier les choses injustement, mais, en gros, on peut le résumer ainsi: la mort est bienheureuse, et l'homme est de nature spirituelle. Je veux bien, mais songez un peu à ceci: ma femme, qui à la maison ces jours-ci souffre atrocement dans sa chair, aime à ce point ses enfants qu'elle ne se résigne pas à quitter ce monde. Pour elle, cette mort certaine qui l'attend à court terme n'a rien de bienheureux, et ce corps dont elle maudit chaque jour la douleur n'a rien d'immatériel. C'est pourquoi je souhaite si vous me le permettez rappeler devant vous cette banalité qui pourtant me paraît bien plus importante que le message biblique : peut-être sommes-nous tous de nature spirituelle, peut-être bien. Mais c'est tandis que nous sommes vous et moi encore bien vivants qu'il faut glorifier cette vie terrestre qui permet d'être les uns auprès des autres dans la simplicité de l'amour et la vérité de l'attachement. » »

« Je faisais pour ma part toujours le même rêve affolé : dans la mort, un surveillant de nuit m'accueillait avec son gros trousseau de clés, ouvrait pour moi une porte dérobée, derrière laquelle des ouvriers s'affairaient à réparer le crépi effrité du ciel. Bon sang, qui étais-je ainsi quand je dormais ? Un cueilleur, peut-être, qui dans le sommeil se baissait pour ramasser ce que son cœur avait semé durant le jour. »

« Oh, mais je m'égare encore. L'âme, le corps, la vie, la mort, ce ne sont pas du tout les sujets que je voulais aborder dans ce nouveau chapitre de mon histoire elle-même si décousue. Ce que je souhaitais dire, c'est que le soir où nous sommes devenus orphelins, la lune s'est levée au-dessus de la maison et, comme dans une gare, a commencé à se faufiler entre divers astres eux aussi de passage dans cette portion très achalandée de la voûte céleste. Ensuite nous est parvenue, venant du fond du jardin, la toute dernière note de guitare de l'innocence, que nous venions de traverser tous les six ensemble, épaule contre épaule, en quelque sorte. Et dans le cœur de chacun de nous, alors que le ciel se couchait sur le côté droit de la terre, un petit oiseau a refermé ses ailes puis s'est endormi comme au milieu d'une haie. »

« Les cendres de nos parents éparpillées dans le vent léger, le fermier Bertin mort de chagrin en feuilletant ses albums de papillons, le bouc Ringo enterré là-bas derrière la petite remise, Dieu qui se pique les doigts en reprisant le ciel bleu, nos cœurs qui ne s'habituent à rien et persistent dans leur maladresse d'épagneul de trois mois, ces choses-là ne nous troublent plus autant. Et si, quant à moi, je remue plus souvent qu'avant certaines questions d'ordre métaphysique, ce n'est pas que je deviens sage ou moins irréfléchi, mais il faut bien de temps à autre poser des bornes sur le chemin. Quoi qu'il en soit, je n'entends plus rien : le beau vacarme de ma jeunesse s'est bel et bien tu. Mais le silence qui me parvient de l'avenir est plus beau encore. Il ressemble à celui que j'écoute, très tôt le matin, quand l'aube vient s'appuyer aux vitres de ma maison. »

« Comme tous les autres dans cette famille, je n'ai pas les qualités qu'il faut pour conclure aisément les choses. Mais ce que j'aimerais, c'est qu'on dise un jour de cette histoire que je viens d'écrire : Oh, ça n'était pas un récit palpitant et très de son temps, sarcastique ou nihiliste, raconté dans un style convulsif avec beaucoup de repères modernes. Mais il y avait là des gens qui vivaient de leur mieux les uns auprès des autres. C'étaient des personnes qui s'aimaient et qui aimaient s'asseoir à une table pour discuter de choses banales, de la maison, du potager, de la lumière du soir sur les collines, de musique, de littérature, de leur santé, de la vie et de la mort. Ça se passait au milieu d'un siècle voisin et cependant très différent de celui-ci, en un temps où il leur semblait plus important que jamais de s'intéresser à ces trucs démodés : la gentillesse, la hauteur de vues, l'humanisme. Ils songeaient à leur vie avec humour, ils s'appuyaient fermement sur leur passé, ils traversaient le temps présent en lisant un vieux traité de sagesse pour se donner du courage, ils croyaient en l'avenir, ils aimaient beaucoup se parler des événements qui les avaient influencés, de ceux qu'ils provoquaient pour faire encore un peu dévier leurs destins, des vies qu'ils n'avaient pas vécues. Ils se levaient quelquefois au milieu de la nuit pour se côtoyer car ils n'avaient pas sommeil. Il se faisait tard, souvent la raison d'être de leur présence en ce monde ne leur apparaissait plus si clairement mais ils continuaient à converser, et le soleil était couché, et le monde ne tournait pas toujours dans le bon sens, mais ils trouvaient toujours des choses à dire sur l'amour, la peine, la souffrance, la camaraderie et l'espoir. Ils ne tournaient jamais le dos à ceux qui ne pensaient pas comme eux, ils se disaient : ils ne sont pas différents de nous, ils n'ont qu'une histoire différente. Ils parlaient du bonheur sans être ennuyeux, et luttaient de toutes leurs forces contre cette tangente que prenait la société en faveur de l'amertume, du ressentiment, du mépris et de la violence morale, qu'ils considéraient comme les choses les plus inquiétantes qui soient. J'aimerais surtout qu'on dise de cette histoire à peine discernable parmi toutes les histoires disponibles qu'elle est si belle qu'elle semble inventée de toutes pièces. Pourtant tout en elle est vrai, si bien sûr on croit à la vérité de la poésie. »

Quatrième de couverture

À l'automne de l'année mille-neuf-cent-soixante-et-onze, une famille composée de six enfants délurés et de leurs parents vit une existence paisible à la campagne. La mère, bientôt malade, est l'objet de l'attention tendre et des soins empressés du père et de ces enfants aimants, à la fois graves et légers, introspectifs et expressifs. A leur récit de ce passage obligé par le malheur et le chagrin s'enchevétrent divers événements ponctuant l'histoire récente du Québec et du monde. Comme si l'aventure humaine n'était en vérité ní petite ni grande, mais jalonnée de faits, de courants et de hasards, tragiques ou frivoles, formant à la fin un collier, ou une chaîne, celle de cette existence dérisoire et merveilleuse que nous traversons tous.

Pourquoi raconter cette histoire, somme toute pas moins banale que les autres ? Je n'en sais trop rien. Peut-être afin de laisser une trace de cette famille encore intacte qui, entremêlée à son époque, marchait en dépit de tout à la rencontre de la beauté. Et puis pour me souvenir que nos esprits et nos cœurs quand ils s'unissaient négociaient mieux les courbes dans le tournant abrupt des choses, que ce qui nous importait était non seulement notre propre situation, mais également l'état de santé du vaste monde, la guêpe venue reposer sur ses épaules ses ailes inquiètes.

Jean-François Beauchemin est écrivain depuis vingt-cinq ans. Il propose une œuvre pensive, tout aussi lucide que ludique. Il est l'auteur, notamment, du Jour des corneilles (prix France-Québec 2005) et de La Fabrication de l'aube (Prix des libraires 2007). Le vent léger est son vingt-sixième ouvrage.

Éditions Québec Amérique,  2023
184 pages 

Dire Babylone ★★★★★ de Safiya Sinclair

Témoignage courageaux et éclairant sur le mouvement rastafari.
Le conspirationisme est une vraie plaie, taillant dans la chair des cicatrices indélébiles. 
« Ma poitrine s'est soulevée, elle était percée. Là, dans la blessure qu'il m'avait infligée, tous les griefs étouffés de la campagne ont plongé en moi, et la blessure cruelle de ses mots a longtemps persisté dans mes jours, dans mes semaines, jusqu'à durcir autant que du basalte, une tumeur noire que j'emportais partout avec moi, serrée comme un poing. »
Comment se libérer de l'emprise terrorrisante d'un père endoctriné, étroit d'esprit, exigeant l'obéissance extrême, l'attention divine et la pureté à leur apogée et comment dire sa rage ? Peut-être par la littérature ? Grâce à l'écriture ? La poésie, cette  « planche au milieu de la tempête » ?

N'hésitez pas à ouvrir ce livre, Safiya Sinclair y délivre une immense leçon de vie.

« C'étaient les réprimés et les opprimés de la nation, hors-la-loi et persécutés depuis la création du mouvement rastafari en 1930, quand un prédicateur de rue, un visionnaire, le dénommé Leonard Percival Howell, avait entendu l'appel de Marcus Garvey à se « tourner vers l'Afrique pour le couronnement d'un roi noir » qui serait le héraut de la libération noire. Howell avait suivi la trajectoire de la flèche de Garvey jusqu'à la mère patrie où il avait trouvé Hailé Sélassié, empereur d'Éthiopie, la seule nation africaine à n'avoir jamais été colonisée, et déclaré que Dieu s'était réincarné, en marchant au milieu d'eux sous l'apparence d'un homme noir, né Ras Tafari Makonnen. De cet homme sont nés à la fois un mythe et une montagne, un glissement culturel tellurique qui avait trans-formé le Rastafari en menace durable contre le monde colonial. Ce mouvement s'était durci autour d'une foi militante en une indépendance noire inspirée par le règne de Hailé Sélassié, un rêve de libération qui ne se réaliserait qu'une fois brisées les chaînes de la colonisation. Les Rastas seraient des bergers de la paix, qui aspiraient à une nation libre et à une diaspora africaine unifiée. Et bien que le mouvement rastafari ait été non violent, ses membres composaient la nation des moutons noirs, redoutés et méprisés par une société chrétienne encore sous domination britannique, forcés de vivre aux marges, en parias. C'étaient des sans-terre et des sans-abris involon-taires, leurs campements saccagés, leurs champs brûlés par un gouvernement au service de la Couronne. Quand Percival Howell avait construit Pinnacle, la plus grande commune rasta, une société pacifique et autonome, le gouvernement britannique l'avait rasée, étouffant ainsi le message d'unité et d'indépendance noire du mouvement. C'étaient les sans-emploi inemployables, les victimes constantes de la violence et de la brutalité étatique, ceux que le gouvernement empri-sonnait et rasait de force, ceux que la police frappait avec la dernière brutalité. En 1963, quand un groupe de Rastas refusèrent de renoncer à leurs terres agricoles où ils vivaient et de céder aux expropriations gouvernementales, Alexander Bustamante, le Premier ministre blanc de l'époque, ordonna à l'armée de « rameuter tous les Rastas, morts ou vifs ! ». Cela déclencha une opération militaire dévastatrice, au cours d'un week-end de terreur, les communes rastas furent incendiées dans toute l'île, plus de cent cinquante Rastas furent traînés hors de leurs maisons, emprisonnés et torturés, et le nombre des tués demeure inconnu.
Pendant des décennies, on les avait traités de croquemitaines, de fous, on avait invoqué l'Homme au Cœur noir une caricature assoiffée de sang inventée pour effrayer les enfants et les éloigner de Rastafari. Ils furent chassés de leurs foyers, abandonnés par leurs familles, et toutes les portes se fermaient devant eux. Ainsi, lorsque les Rastas se sont mis à lire les récits bibliques des persécutions et des luttes des Juifs, ils ont reconnu dans leur souffrance leurs propres persécutions. De ces psaumes de l'exil hébraïque est venu le nom qu'ont donné les Rastafari à l'État systématiquement raciste et aux forces impériales qui les avaient traqués, pourchassés et réprimés : Babylone. Babylone, c'était le gouvernement qui les avait mis hors la loi, la police qui les avait roués de coups et mis à mort. Babylone, c'était l'Église qui les avait damnés et condamnés aux feux de l'enfer. C'était la botte de l'État qui leur écrasait la gorge, le pistolet du politicien dans le ventre. Le fouet de la Couronne sur la peau du dos. Babylone, c'étaient les forces violentes et sinistres nées de l'idéologie occidentale, le colonialisme et le christianisme qui avaient engendré des siècles d'esclavage et d'oppression des Noirs, et provoqué la corruption des esprits noirs. C'était la menace de la destruction qui s'insinuait encore maintenant, et pesait sur chaque famille rasta.
Or, en ce jour, Babylone ne pouvait stopper les Rastafari. En ce jour, tous affluaient avec la ferveur de l'espoir. Ils affluaient pour être entendus, pour être vus, pour être reconnus. Aujourd'hui, ils étaient venus voir Dieu toiser Babylone droit dans les yeux.
En signe de défi face aux costumes empesés et aux perles de la délégation des beaux quartiers de Kingston, et de désobéissance aux appels à la bienséance du gouverneur-général et du Premier ministre par intérim, les Rastas continuaient de danser et de chanter.
Quand Dieu arrive, la pluie s'arrête ! s'exclamaient-ils. Quand Dieu arrive, la pluie s'arrête !
Ils guettaient tous avec piété son avion dans le ciel obscurci. »

« Jusqu'à mes cinq ans, nous avons vécu au bord de la mer dans notre minuscule village de White House, qui appartenait aux pêcheurs de la famille de ma mère, à son père et à son grand-père. Notre petite communauté littorale se cachait juste aux marges d'une Jamaïque de carte postale, un modeste hameau dissimulé derrière un épais rideau d'arbres rendus noueux par le vent et un mur de parpaings de béton épars, un petit kilomètre de sable chaud bruni par notre vie de chaque jour, passé au crible de nos orteils nus, étincelant sur trois cents mètres dans toutes les directions, jusqu'à la mer. Notre village et nos cabanes étaient impossibles à voir depuis les airs, à moins de savoir exactement où repérer cette tête d'épingle bleu rivage, et tout aussi difficile à trouver par la terre. Au bout d'un petit chemin délabré, enveloppé d'hibiscus et de flamboyants tambourinant sur le toit de la voiture, notre cul-de-sac se situait à l'écart et portait le nom de la maison de mon arrière-grand-père, qu'il avait lui-même peinte en blanc dès son arrivée sur cette plage presque un siècle plus tôt. Ici, aucune publicité enjôleuse ne vantait un paradis « sans souci », aucun daïquiri de bienvenue, aucun maître d'hôtel noir souriant. C'était ma Jamaïque. Ici, le temps s'écoulait avec lenteur, avec réserve, et un pêcheur buriné par les intempéries, un grand-père ou un oncle, soulèverait ou pas le chapeau de paille qui lui masquait les yeux pour vous accueillir. »

« La mer a été le premier foyer que j'ai connu. C'est là que j'ai passé ma petite enfance dans un état de bonheur fou, allongée sous les amandiers abreuvés par l'eau salée, savourant chaque œil de poisson comme un bonbon précieux, les orteils plongés dans le clapotis laiteux de la mer. Je creusais pour trouver des bernard-l'ermite sous la surface du sable, nous pataugions dans les flaques où les raies s'enfouissaient pour se rafraîchir. Je dormais sous l'ombre mûrie où les raisiniers de mer laissaient pendre leurs fruits talés, violacés et délicieux, prêts à être sucés. Je me gavais d'amandes et de noix de coco fraîches, je buvais leur lait par un trou que ma mère creusait avec sa machette, et après je grattais et croquais la gelée blanche jusqu'à en être repue. Tous les jours, une nouvelle robe que ma mère avait cousue pour moi de ses mains faisait ma joie. Ses sœurs et elle possédaient chacune un rire distinct qui retentissait et les précédait comme des sirènes heureuses partout où elles allaient, crachant des décibels qui alertaient le village entier de l'arrivée de leur petite troupe. Chaque fois que les sœurs s'asseyaient ensemble sur la plage pour bavarder, je m'accrochais à leurs chevilles et j'écoutais, en singeant leurs glousse-ments de sauvageonnes, auxquels même les hérons au-dessus de nos têtes ne pouvaient échapper. »

« « Tu es née trop sensible pour ce monde », me répétait-elle, alors que je suçais mon pouce et caressais ses longues dreadlocks, en écoutant le fracas des vagues. »

« Mon père n'était pas originaire du bord de mer, et il ne s'est jamais senti à l'aise à White House. C'était un homme qui vivait parmi les pêcheurs mais ne mangeait pas de poisson, tant il adhérait à tous les préceptes d'une existence de Rasta: pas d'alcool, pas de tabac, pas de viande ou de produits laitiers, tous ces principes d'un mode de vie extrêmement restrictif que les Rastafari appelaient l'Ital. A vingt-six ans déjà, sa barbe épaisse et le ruissellement de ses dreadlocks lui donnaient l'allure flétrie d'un devin dont les feuilles de thé ne prédisaient que la catastrophe. Certains jours, il apportait sa guitare sur la plage et beuglait ses chansons reggae annonçant le péril imminent guettant les Noirs, avec une austérité tempétueuse qui devait paraître déplacée, au bord de la mer. Il n'était plus temps de folâtrer avec une Babylone à l'affût, avertissait-il, prenant souvent les villageois au piège de longues conversations où il leur enjoignait de se fortifier l'esprit et le corps contre les maux du monde occidental. « Car un esprit faible est à la merci des vers de Babylone », les admonestait-il, en les perçant d'un regard capable d'ennuager le soleil. Ce regard, mes frère et sœur et moi finirions par trop bien le connaître. »

« Ces hautes barrières avaient été érigées pour la première fois en 1944, quarante ans avant ma naissance, quand le gouvernement avait consacré des années à bétonner nos marécages en vue de construire un aéroport aux abords du village, pendant que des hôtels se dressaient lentement tout autour de nous. Chaque nouvel hôtel qui se construisait était plus grand que le précédent, jusqu'à ce que les complexes touristiques ressemblent à nos demeures et plantations coloniales encore debout, un bon nombre servant d'attractions et de destinations de mariage pour touristes. C'était le fantasme que ces touristes avaient envie d'investir : prendre des bains de soleil dans des hôtels de la côte baptisés Royal Plantation ou Grand Palladium, puis se marier sur la terre où les esclaves avaient été torturés et mis à mort. C'était le paradis - un lieu où notre histoire et notre terre ne nous appartenaient plus. Chaque année, les Jamaïcains noirs se laissaient de plus en plus déposséder de cette côte, ce joyau de notre île offert aux yeux du monde extérieur, toute cette beauté qui avait été la nôtre rachetée par de riches hôteliers ou vendue à des étrangers par les descendants d'esclavagistes blancs qui gagnaient des fortunes sur notre dos et détiennent aujourd'hui encore une part suffisante de la Jamaïque pour continuer d'en tirer des profits. »

« Mon père chantait dans ces hôtels pour gagner sa vie, mais pour lui le reggae était avant tout une expérience religieuse. Il pensait que s'il continuait à jouer son reggae avec la juste conviction, ce monde tordu se réveillerait et changerait. S'il continuait à jouer, il réussirait à sauver l'esprit des Noirs et nous atteindrions Sion, la Terre promise, en Afrique. Certains jours, il lui suffisait de communier avec Jah, de diffuser le message de Sa Majesté, et c'était ainsi qu'il avait continué à jouer sa musique sacrée pour les touristes dans les stations balnéaires populaires de Negril et de Trelawny, et de nourrir le vaste appétit de l'imagination des Blancs et des étrangers, alors que la Jamaïque le fuyait, lui et son message. Ce que les touristes ne pouvaient deviner, tandis qu'ils buvaient et mangeaient pendant que mon père chantait et exhibait ses dreadlocks sur scène, c'était la véritable motivation de son chant. Nuit après nuit, il chantait pour raser Babylone, c'est-à-dire eux, par le feu. »

« Alors que mon père a façonné notre vision d'un monde méchant et de son histoire cachée, ma mère a façonné notre amour de l'apprentissage et notre sens de l'émerveillement. Alors qu'il nous mettait en garde contre Babylone, elle nous montrait Sion, la Terre promise. »

« Pour nous, ma mère était une folle merveille. »

« Un livre, ai-je vite appris, était un voyage dans le temps.
Chaque page renfermait un pouvoir irréfutable. Lorsque le soleil brûlait si fort qu'il me rendait ivre, j'ouvrais l'encyclopédie gigantesque et m'y engouffrais. »

« En son absence, tous les week-ends, nous allions en villeau magasin d'Ika Tafara lui téléphoner. Ika était le frère rasta le plus proche de mon père, vénéré par de nombreux Rastas de Mobay pour avoir survécu au massacre de Coral Gardens. 
Cet événement avait provoqué l'une des périodes de brutalité gouvernementale les plus horribles de l'histoire de la Jamaïque, un temps que mon père évoquait parfois par bribes lorsqu'il nous faisait la leçon contre Babylone, afin de nous illustrer la longue histoire de son règne violent. La commune de Howell avait été réduite en cendres, la vision d'un mouvement rastafari unifié avait fini anéantie, et les Rastas, qui continuaient à prêcher la paix et l'amour, étaient devenus les cibles déclarées de violences civiles et policières unilatérales et d'une discrimination généralisée. Il leur arrivait souvent d'être arrêtés alors qu'ils marchaient le long des plages aménagées spécialement pour les touristes, car leur apparence était jugée horrible, et le gouvernement, qui courtisait les investisseurs étrangers, avait tenté d'interdire aux Rastas d'emprunter les routes côtières de Montego Bay. Leurs familles les rejetaient, comme ma grand-mère avait rejeté mon père en cet après-midi pluvieux, et la plupart des Rastafari, devenus des nomades et des reclus, avaient choisi de vivre paisiblement entre eux dans de petits campements disséminés sur toute l'île. Mon père n'était qu'un bébé, en 1963, l'époque où Ika vivait dans l'un de ces campements agricoles de Coral Gardens. Ce quartier de Mobay reposait sur d'anciennes plantations que le gouvernement et les propriétaires locaux avaient tenté de récupérer en vue d'un programme hôtelier. Les Rastas avaient refusé de céder leurs terres agricoles à Babylone, la police était intervenue pour les expulser sous une pluie de balles, tuant trois d'entre eux. »

« Malgré les appels à la riposte d'un groupe marginal de Rastas, la majorité des frères de Mobay avaient refusé de recourir à la violence, défendant leurs convictions pacifistes et appelant à l'unité. Refusant de s'y plier, un petit groupe de six Rastas s'était armé et avait riposté. Deux officiers de police avaient péri dans l'échange de tirs. En guise de représailles, Alexander Bustamante, le Premier ministre blanc de l'époque, avait pris pour cible les Rastafari de toute l'île, ordonnant aux militaires de « rafler tous les Rastas, morts ou vifs ». Des années plus tard, j'apprendrais par moi-même le reste de cette histoire brutale, horrifiée de ces informations qui défilaient devant moi. Au cours d'un long week-end d'avril 1963, qui débuta par ce que les Rastas appellent le « Bad Friday », l'armée jamaïcaine s'était déchaînée, attaquant et détruisant plusieurs campements de Rastas dans tout l'Ouest de la Jamaïque. Les forces de police s'entraînaient depuis des années au tir à la cible sur des photos de Rastafari, si bien que lorsque Bustamante leur avait finalement donné le pouvoir d'arrêter tous ces Rastas sous la menace d'une arme, nombreux sont ceux qui ne sont jamais rentrés. La police avait capturé, rasé de force, coupé les dreadlocks de centaines de Rastas. Elle avait emprisonné, torturé et blessé quelque cent cinquante Rastafaris et tué un nombre indéterminé de frères. Peu après, le mot « Babylone » avait remplacé définitivement le mot « police » dans le patois jamaïcain.
À l'école, on ne m'a jamais enseigné un seul mot de cet épisode; ce massacre avait été pratiquement effacé de l'histoire de la Jamaïque, et nous sommes très peu à être informés de ces atrocités, mais le terme qui désigne la police demeure depuis lors : « Babylone ». »

« Des années plus tard, lorsque j'ai eu le courage de demander à mon père pourquoi il portait du cuir mais ne mangeait pas de viande, il m'a réprimandée pour mon impertinence. Plus je rencontrais de Rastas, plus je me rendais compte qu'il n'existait parmi les frères Rastafari aucun évangile unique ou reconnu. Chaque homme façonnait son propre credo, traçait sa propre route. J'ai appris des décennies plus tard que certains Rastas refusaient en fait de voyager à bord de véhicules à moteur ou d'utiliser les machines de Babylone. Certains ne touchaient jamais à l'argent de Babylone, sauf avec des gants ou un sac en plastique. Et certains n'envoyaient pas leurs enfants à l'école, mes frère et sœur et moi l'avons appris après avoir parlé avec d'autres enfants rastas. Chaque homme était simplement l'auteur et l'interprète de sa propre vie, en fonction des sectes et des principes qui l'interpellaient le plus. Certains étaient plus stricts que mon père, d'autres plus indulgents. Et bien que je ne puisse pas parler de la situation du foyer d'autres frères, presque tous les Rastafaris croyaient au maintien de la paix et de l'harmonie en public, se considérant comme les défenseurs consacrés de Jah, unissant le peuple noir dans la lutte contre Babylone. »

« En observant de loin le groupe de nos frères Rasta, en observant leurs visages calmes et austères tandis qu'ils raisonnaient, les voyant parfois faire signe aux garçons de les rejoindre dans ce cercle, j'en éprouvais de l'envie. Car vingt-cinq années s'écouleraient avant que je n'apprenne les divers principes qui les réunissaient, et que je prenne place pour écrire et mener mes propres recherches. C'est alors que j'ai appris l'existence de trois sectes ou ordres principaux du Rastafari. La Maison de Nyabinghi est la plus ancienne et celle dont sont issues toutes les autres sectes. Nyabinghi pratique un militantisme panafricaniste, qui croit en Hailé Sélassié, réincarnation de Dieu sur la terre, en l'unification des Noirs, en leur libération et en leur rapatriement en Éthiopie. Les Douze Tribus d'Israël forme la secte rastafarie la plus progressiste, qui accueille dans ses rangs de jeunes Jamaïcains des quartiers chics et des étrangers blancs; ils mangent de la viande et croient en Jésus-Christ. Les Bobo Shanti, la plus récente des trois sectes, vivent à l'écart de la société en un groupe autarcique qui adhère aux lois mosaïques juives de l'Ancien Testament, notamment l'observance du sabbat et des règles singulières de mise à l'écart des femmes lors de leurs menstruations. J'ai vécu presque toute ma vie dans le respect d'un semblant de ces règles, mais je ne savais pas lequel de ces noms adopter. Certes, mon père se considérait surtout proche de la Maison de Nyabinghi, mais il n'est jamais devenu membre officiel d'aucune des trois sectes et, au fil de nos existences, il a puisé ses propres règles et inspirations dans les trois, créant son propre type d'ordre, sa propre Maison. »

« Avant de tourner les talons et de me précipiter dans la cour aux bavardages, j'ai observé les sœurs rastas. Toutes avaient les traits tirés, épuisés, les mains brûlées, calleuses à cause des travaux ménagers, comme celles de ma mère. Presque toutes tenaient un bébé ou un enfant en bas âge dans leurs bras, certaines étaient enceintes, comme ma mère. D'autres étaient tellement occupées par les enfants qu'elles pouvaient à peine se parler. À l'inverse du cercle des frères, aucune d'elles ne vociférait « Jah Rastafari ! ». Parmi elles, pas de révélations spirituelles. Rien que des femmes qui s'empressaient de retourner en cuisine à tour de rôle, et s'occupaient avec diligence de leurs enfants et de leurs hommes. Leurs envies bridées et sans formes, leurs foulards blancs qui se défont. À cet instant, le murmure effilé d'un souffle fantôme m'a saisie. Comme l'éclair d'une aile blanche, une pâle silhouette de femme, vaguement familière, a voleté entre les rideaux contre le mur. Une pensée, flottant hors d'atteinte, aspirait lentement l'air de la pièce. J'en ai frissonné, puis j'ai chassé ce spectre et j'ai fait demi-tour pour rejoindre les festivités aussi vite que possible. Il s'écoulerait beaucoup de temps avant que cette pensée ne ressorte dangereusement des buissons de mon esprit. Mais cette fois-là, je n'aurais d'autre choix que d'y prêter garde. »

« Ne voyez-vous pas toute la nécessité d'un monde de souffrances et de soucis pour éduquer une intelligence et en façonner une âme ? »
JOHN KEATS, « La vallée où se forge l'âme »

« - Alors, le henné, ça fait partie de votre... religion ?
J'ai secoué la tête. Elle m'a demandé si j'avais le droit de mettre du vernis à ongles. J'ai répondu par la négative. Elle m'a posé une autre question relative à Rastafari, puis une autre, à laquelle la réponse était non, toujours non, je n'avais pas le droit. Mais elle a continué, comme si elle essayait de me révéler sa clairvoyance sur Rastafari. Pourquoi le henné est-il autorisé, alors que le vernis à ongles ne l'est pas ? Pourquoi ne portes-tu que des jupes et des robes? Pourquoi tu ne peux pas porter de pantalons ? Pourquoi tu n'as pas le droit de te maquiller ? Pourquoi ne peux-tu pas te percer les oreilles ? Pourquoi tu ne peux pas te raser? Quelles étaient les règles ? Qui les établissait ?
"Mon père", avais-je envie de lui répondre. Mon père les édictait. Et maintenant, apparemment, rien ne me permettait de lui échapper. Toute l'excitation ressentie en parlant avec Shannon était bridée par la vision que j'avais de moi-même en fille parfaite de Rastafari, de ses tenues, de son allure. Mon humilité. Ma pureté. Mon silence. Il me semblait que Rastafari s'emparait de chaque moment de ma vie, de chaque conver-sation, de chaque espoir d'amitié.
Le collier de ma honte pesait sans cesse de plus en plus lourd, et mon visage me brûlait sous les projecteurs de ses questions. J'ai regardé les autres filles flotter au loin.
- Mais et ton frère ? (Sans désarmer, Shannon s'est à nouveau collée à mon oreille.) Est-ce qu'il a aussi ses règles à respecter ?
Elle était maintenant sur la plus basse branche, ses jambes pâles se balançant près de ma tête.
J'ai fait non de la tête. »

« Si j'avais eu les mots pour ce faire à ce moment-là, il aurait été plus simple de lui dire que chaque Rastaman était la divinité de sa maison, que chaque mot prononcé par mon père était parole d'évangile. Il n'y avait pas de texte fondateur ou de principes unificateurs, pas de maison sainte à l'exception de la Maison de Djani. Vivre dans un foyer rasta, c'était comme être dans une église permanente, sauf que les écritures se révélaient aussi variables que le ciel, mon père étant à la fois le dieu de la mer et le dieu du soleil.
- Que se passe-t-il si tu ne suis pas ses règles ?
- J'ai des problèmes. »

« Mon père ne deviendrait jamais charpentier, banquier ou chauffeur de taxi, répétait-il toujours. Il chantait pour Jah et ne se voyait avancer sur aucune autre voie. Il n'avait donc pas d'autre choix que de retourner chanter dans les cabarets des hôtels de la côte ouest, reprenant les dix mêmes chansons de Bob Marley qu'il avait peaufinées pour en faire sa lance d'or, décochée en douce sur la foule des touristes qui dînaient de steaks et buvaient aveuglément jusqu'à tout oublier. Avec nous, à la maison, il pouvait encore se comporter en roi. Toutes les images et tous les sons lui appartenaient, tous les mots lui appartenaient. S'il se levait béat de bonheur, nous devions tous l'être aussi, peu importaient nos émotions. Il n'avait jamais lavé un plat ou une assiette, jamais allumé une cuisinière, jamais touché un balai. Ma mère lui servait tous les plats dès qu'il les réclamait, et son régime Ital était notre régime. La télécommande de la télévision et toutes les chaînes que nous regardions lui appartenaient. Sa chanson était la seule et unique chanson. Il s'ensuivait donc que notre punition lui appartenait, à lui et à lui seul. »

« J'avais trop mal pour m'habiller, j'ai appelé ma mère dans ma chambre et je lui ai dit que j'avais besoin de son aide pour fermer mon soutien-gorge. Je n'avais pas du tout besoin de son aide. Mais je voulais qu'elle voie. Ce qu'il avait fait. Ce qu'elle avait fait. Je voulais qu'elle ait ça en face, Nos regards se sont croisés brièvement dans le miroir et elle a détourné les yeux. Elle a jeté un coup d'œil dans mon dos, puis elle a marqué un temps d'arrêt. J'ai attendu qu'elle dise quelque chose, n'importe quoi. À sa mine sévère, j'ai compris: elle savait que je l'avais fait venir uniquement pour lui montrer.
- Tu es vraiment drôle, m'a-t-elle dit.
Même aujourd'hui, je n'arrive pas à comprendre pourquoi elle m'a dit ça. Peut-être n'était-elle pas prête à affronter tout cela. Peut-être pensait-elle que c'était justifié, que j'étais une ingrate, que sa blessure était légitime. Ou qu'en détournant le regard, elle réussirait en quelque sorte à défaire ce moment, à le reprendre. Je n'en sais rien. Ce moment demeure sans réponse et sans fin. Quelque part au cours de notre vie commune, l'amour et la souffrance sont éclos du même œuf, comme complices d'un crime. Elle m'a agrafé mon soutien-gorge et j'ai grimacé. Elle est restée debout un moment, sans jamais croiser mon regard dans le miroir, et n'a rien dit de plus. Elle m'a tendu une chemise. Puis elle est sortie et elle a fermé la porte, me laissant seule.
En me voyant dans le miroir, j'ai su que je n'étais rien. Que je ne méritais rien. J'étais plus petite qu'un grain de poussière dans l'œil de Dieu, désireuse d'être emportée par son ouragan, de lâcher le bois flottant pourri auquel je m'accrochais et de me noyer enfin. Au lieu de cela, je me suis assise avec moi-même et j'ai bu cette solitude, en m'enfonçant les ongles dans le poignet et en me détournant des légers petits coups de mon frère à la porte. »

« J'ai détourné les yeux du visage de Mme Newnham et je suis passée devant son bureau rempli de reliques catholiques, de tous ces colifichets qui m'étaient devenus si familiers au cours des derniers mois. Au lendemain matin de sa pire violence, mon père avait sauté hors du lit en poids plume et libéré, de son humeur la plus légère depuis des mois. À mon réveil, il roucoulait au son de sa guitare, la ceinture rouge toujours accrochée au mur de la chambre, au-dessus de sa tête, à côté de Hailé Sélassié. Chaque note qu'il chantait plantait un crochet acéré qui déchiquetait ce qui restait de mon esprit, et j'ai alors su ce que j'avais perdu. Ma mère, humiliée par les contraintes de notre pauvreté, m'avait finalement sacrifiée à sa colère. Mon frère, encore trop petit pour me sauver, s'était fait violemment plaquer contre le mur. Mes sœurs, se bouchant les oreilles avec les doigts, avaient appris à se coudre et à se clore la bouche. Dans ce monde, je n'avais plus personne pour me protéger. Cette expression du visage de mon père, noué par la détermination alors qu'il abattait sa ceinture sur moi, tournait en boucle dans mon esprit, un souvenir qui m'écrasait plus que les coups. Il me désagrège encore jusqu'au néant, même aujourd'hui. À force de coups, il avait essayé d'extraire Babylone de moi. D'étouffer la femme que j'étais en train de devenir, celle qu'il imaginait l'éclaboussant d'eau de pluie sale dans une rue future. « Épargner le bâton et gåter l'enfant », m'a déclaré mon père quand tout a été fini. Mais il n'y avait plus rien de moi-même à gâter, plus rien à épargner. Je me suis regardée dans le miroir et je n'ai vu que de la laideur. Les racines emmêlées de mes dreadlocks et ma dent de devant cassée étaient laides. Les arbres étaient laids, les routes étaient laides, le ciel et la mer étaient laids. Mais le soleil se levait encore à la sonnaille des oiseaux, et la banalité de toute cette scène semblait délavée par la pitié. J'ai repoussé mon petit déjeuner et je n'en ai pas dit plus que ce qu'il fallait dire. Je me suis habillée pour aller à l'école et j'ai accompagné mes frère et sœurs jusqu'à ce bâtiment sordide, en lançant des bonjours vides et un sourire en coin à mes camarades de classe comme si rien ne s'était passé, jusqu'à ce que, bien des mois plus tard, Mme Newnham m'appelle dans son bureau. »

« J'écrivais des histoires sur des mondes imaginaires et des poèmes à la lumière du soleil qui scintillait sur les orangers, mais je n'avais jamais essayé de cerner le fantôme qui faisait naître en moi cette douleur profonde. »

« Je passais la plupart de mes heures de veille à sauter d'une époque à l'autre de la littérature, en consommant siècle après siècle et en cliquant sur le nom de chaque poète. Parfois, les entrées comprenaient un bref enregistrement d'un acteur lisant un extrait de poèmes, et c'est ainsi que je suis tombée sur l'entrée concernant Sylvia Plath. J'ai cliqué sur l'enregistrement d'un poème intitulé « Daddy ». La voix était celle d'une femme noire qui récitait les premières vers de « Daddy »: Tu ne fais pas, tu ne fais pas / Plus de chaussure noire / Dans laquelle j'ai vécu comme un pied / Pendant trente ans, pauvre et blanche, disait-elle. J'étais fascinée. J'ai plus ou moins compris. J'ai passé ce curieux clip en boucle, puis j'ai trouvé le poème complet sur Internet. Je l'ai appris par cœur, je l'ai étudié, j'ai porté ces vers sur moi pendant des semaines, je me reconnais-sais si intimement dans la relation troublée de l'oratrice avec son père, me sentant étrangement regardée tant elle reflétait ma propre relation accidentée avec le mien. Certains jours, j'imaginais que je dormais dans ma chaussure noire, sans air ni fenêtre, et m'enfermant en moi-même. Je ne savais pas qu'une poésie pouvait coller d'aussi près à ma vie. J'ai recherché d'autres poèmes de Plath et je me suis laissé séduire par leur prosodie étrange, luxuriante, hémorragique. Lorsque j'ai lu qu'elle s'était suicidée, j'ai pensé que c'était un signe, que d'une manière ou d'une autre elle me comprenait, que son souffle chuchotait à travers le voile. Je me suis vue comme l'orchidée de la serre, un immense camélia, un phénix renais-sant de ses cendres pour avaler les hommes comme si c'était de l'air. Prends garde, prends garde. Maintenant, la poésie se nourrissait de mes veines. »

« Ce jour-là, il ne m'a rien dit au sujet du poème et il ne me dirait plus rien de ma poésie avant longtemps. J'ai été surprise d'y puiser une certaine joie de constater que mes mots pouvaient l'affecter, après tout. J'ai su alors que je pouvais enfin me construire un monde hors de sa portée. Sur la page, je n'étais pas la princesse, j'étais le dragon. Je voulais qu'il voie le monde cruel à nu, comme je voulais que tous les hommes voient ce monde cruel, leurs actes réduits en cendres sur ma langue. »

« - La Tempête est sa plus belle œuvre, a déclaré le Vieux Poète. Elle bouge comme la mer. Et à chaque ligne, on entend le clapotis des vagues d'un poète qui approche de la fin de sa vie. »

« Il supprimait et réorganisait mon travail à sa guise, essayant de me montrer les secrets d'assemblage d'un vrai poème. « Un vrai poème, m'a-t-il dit, selon Nabokov, s'inscrit chez le lecteur non pas dans sa tête, son cœur ou même ses tripes, mais dans sa colonne vertébrale. »»

« - Pourquoi j'écris ? ai-je demandé à la foule, en croisant le regard de ma mère, mais incapable de regarder le Vieux Poète. Pour moi, la question semble synonyme de Pourquoi respirez-vous? La réponse est simple... J'écris parce que je le dois. C'est aussi naturel et incontrôlable que les battements de mon cœur. Parfois, c'est mon rythme cardiaque, mon essence même et ma survie.
Du haut de mon pupitre, j'ai baissé les yeux et j'ai vu le sourire de matou comblé du Vieux Poète, les lèvres retroussées avec une espèce de fierté.
- Comme quelqu'un me l'a dit un jour, un poème est une chose... une cathédrale de sons et d'images, et écrire un poème, c'est souvent comme sentir le vent d'une grande décharge de puissance vous envahir. Je me sens toujours plus forte, telle une mortelle passée de l'autre côté, avec des vers d'immortalité. »

« Sillonner les routes de campagne avec mon père devenait désormais un acte de foi. Hier soir mon père est devenu fou, ai-je appris par e-mail au Vieux Poète, le lendemain de notre retour rugissant de Kingston, en lui annonçant que je n'effectuerais plus le voyage jusqu'à Spanish Town, lui décrivant la réaction de mon père à ce qu'il pensait avoir vu se produire entre nous. Je ne l'avais jamais vu à ce point hors de lui, ai-je écrit. La réponse du Vieux Poète m'est revenue dans cette police bleue imperturbable, cavalière et insouciante. Ton papa est d'une génération très différente de la mienne, a-t-il écrit. Il aura toujours besoin de quelque chose contre quoi se déchaîner. Cette manière de minimiser l'épisode m'a stupéfiée. Sa réponse rendait mon père si pitoyable. Il n'était plus le dieu de rien. Peu à peu, mon père a fini par m'apparaître tel que le monde devait le voir: un empereur nu. »

« Cet assombrissement troublant de son mental a coïncidé, dans ma perception, avec l'arrivée d'un Rastaman qui se faisait appeler Jahdami, que mon père avait rencontré lors d'une de ses séances hebdomadaires de « reasoning » chez Tafara Products, au contact duquel sa paranoïa semblait encore plus dangereuse, encore plus inflammable. Dans les mois qui ont suivi leur rencontre, le tempérament de mon père n'a fait que gagner en malfaisance, entraînant lentement ma famille dans une pente dévastatrice, ce dont nous ne nous sommes toujours pas remis. »

« Dans le vert-de-gris crépusculaire de la campagne, mon père avait passé ce temps au téléphone avec son nouvel ami Jahdami, à ruminer. Chaque jour, en notre absence, il s'enfonçait un peu plus dans les ténèbres, amassant des pierres de roche forgées là dans un feu vertueux, sa fronde armée et en attente, sa visée ferme. »

« Les marques de brûlure de sa colère apparaissaient partout où je posais le regard, ma famille était couverte de flétrissures et de cloques. La nuit suivant mon retour de voyage aux États-Unis, Ife m'a pris à part et m'a révélé que mon père avait menacé de lui casser une chaise sur le dos, en notre absence, ma mère et moi. Elle avait pleuré à cause de règles douloureuses, ce qui avait déclenché sa colère. La douceur de son esprit lui rappelait trop sa propre mère, et au premier signe de ses larmes sa colère s'allumait toujours et il l'avertissait que c'était un signe de faiblesse. Elle n'avait que quatorze ans, Il la guettait comme un faucon, convaincu qu'au lycée elle tomberait enceinte. Ce soir-là, j'ai fait de mon mieux pour la réconforter alors qu'elle ne pouvait contenir ses larmes, et je me suis promis de ne jamais pardonner la chose à mon père. Pourtant, je ne me suis pas confrontée à lui. Au contraire, le silence s'est noué en moi. Bien avant de partir en voyage, je l'avais senti déjà enchevêtré, après que Shari avait fait irruption dans notre chambre et s'était effondrée sur moi, en pleurs. Elle répétait une danse pour la visite de la reine Élisabeth, en 2002. Lorsque mon père l'avait appris, il avait lâché un feu roulant d'imprécations, lui interdisant de s'y rendre. « Jamais aucun de mes gosses s'inclinera devant cette vampire d'Eliza-bat, avait-il rugi. Firebun Babylon ! » Shari avait gémi dans mes bras, me racontant l'incendie, le souffle court. Elle n'avait que dix ans, mais elle était déjà l'observatrice la plus aiguisée de sa cruauté - la façon dont il traitait les autres l'avait trop tôt endurcie, et je voyais bien que son esprit s'était rapidement éloigné de lui. Tous les jours, en regardant mes sœurs grandir, j'étais effrayée de voir leur vie et la mienne se muer lentement en boucle sans fin. »

« Je m'y étais presque habituée, jusqu'à ce que la nuit tombe. Lorsque la maison dormait, ma stase tourmentée m'envahissait, et je pleurais parfois le monde qui me manquait, le cri au néon de mon adolescence filant devant moi dans ma chambre. Tout ce temps passé à l'isolement m'aurait semblé insupportable s'il n'y avait eu la poésie. Sans mes poèmes, je n'y aurais pas survécu. J'étais convaincue que cet isolement devenait un rite de passage poétique, que c'était ainsi que tous les grands poètes avant moi avaient vécu. J'ai pensé à Emily Dickinson, isolée dans ses espoirs et ses désirs inassouvis, qui avait brûlé avec une intensité singulière à son bureau, distillant son chagrin dans des centaines de poèmes. À Sylvia Plath, le cœur brisé et isolée du monde à la campagne, qui avait écrit en cinq mois seulement les poèmes stupéfiants qui scelleraient sa renommée. Des poèmes qui allaient finale-ment rencontrer et transformer celle que j'étais à seize ans. Dès lors, je ne regrettais pas trop profondément le monde extérieur, car tant que j'avais un poème dans la tête et un stylo en main, je croyais que ce grand conflit finirait par s'arranger. Chaque mot, chaque poème corrigerait un jour la trajectoire de ma vie. Lorsque j'ai reçu un appel pour me rendre à Kingston dans le cadre de l'atelier de poésie du lauréat du prix Nobel, j'ai enfin senti le flux des possibles s'animer à nouveau autour de moi. Le poète Derek Walcott avait débarqué sur l'île et donnait un atelier aux meilleurs poètes de Jamaïque, et j'étais l'une des huit personnes choisies pour en faire partie. »

Quatrième de couverture

Cette histoire commence au bord de la mer des Caraïbes, sur un petit carré de plage jamaïcaine préservé des constructions d'hô-tels de luxe qui envahissent la côte. Ici, la jeune Safiya grandit avec ses frère et sœurs entre une mère éprise de littérature et un père musicien de reggae qui obéit strictement aux préceptes rastafaris. Safiya évolue dans une Jamaïque pleine de musique, de mots, de nature triomphante, mais aussi dans un foyer marqué par l'oppression. Le père de Safiya y règne en maître, et inculque à ses enfants dès leur plus jeune âge l'horreur de « Babylone », qui désigne autant le maquillage ou la danse que la royauté britannique ou les violences policières.

Alors que Safiya voit sa mère se plier en silence aux exigences grandissantes de son père, la jeune fille choisira la voix de l'éducation et de la littérature pour découvrir qui elle est vraiment, et le faire savoir. Récit puissant d'un destin hors du commun, Dire Babylone est la preuve éclatante que la littérature peut changer le cours d'une vie.

Safiya Sinclair est née et a grandi à Montego Bay en Jamaïque. Poétesse, elle est l'autrice d'un recueil intitulé Cannibal, couronné par de très nombreux prix dont le Whiting Writer's Award. Salué unanimement par la critique et les lecteurs, Dire Babylone a reçu le National Books Critics Circle Award et a été sélectionné dans les meilleurs livres de l'année par The New York Times, The Washington Post, Elle, Time Magazine et Barack Obama.

Éditions Buchet-Chastel,  août 2024
518 pages
Traduit de l'anglais (Jamaïque) par Johan-Frédérik Hel Guedj
National Books Critics Circle Award