mardi 21 octobre 2025

Femme pour moitié ★★★★☆ de Perumal Murugan

Quand les traditions et la peur du qu'en dira-t-on piègent l'amour. 
Quand la famille trahit sa propre progéniture pour respecter les règles dictées par les croyances.
Au nom de la religion…
Pour l'honneur…
Pour pas échapper à la norme...

En tournant les dernières pages de ce livre, je me suis dit mais qu'elle est est effroyable cette histoire. J'avais compris aussi que ce livre avait échappé de peu à la censure ; et ça aussi, j'ai pensé que c'était effroyable. 

Et pourtant, Femme pour moitié, en abordant certes une problématique non dérisoire, le tabou de l'infertilité dans un couple, nous invite aussi, grâce aux nombreux détails si habilement écrits, à découvrir les traditions et la culture tamoules. En toute simplicité.

« Dans une langue à la fois précise, imagée et lyrique, il fait surgir les paysages, dialectes, rythmes et rituels quotidiens de ce monde agricole, décrit les nuances des rapports entre communautés et des relations familiales. Son écriture révèle une réalité sensible, saturée de sons, d'odeurs, de lumières. Tout parle et s'anime : la terre, les champs, les arbres, les paysages qui changent en fonction de l'alternance des récoltes et des saisons. D'ailleurs, comme Perumal Murugan lui-même, élevé sur une ferme où il gardait les troupeaux, ou comme Kali dans Femme pour moitié, qui connaît les moindres recoins de la terre qui l'a vu naître et grandir, les hommes, les femmes ou les enfants qui peuplent ses récits prêtent une attention aiguë, sensuelle, quasi amoureuse, au monde animal et végétal; aux manifestations et aux altérations légères, presque imperceptibles, du réel. » Extrait de la Préface écrite par Laetitia ZECCHINI 

La vie s'écoule comme un long fleuve tranquille pour Kali et Ponna. Un couple harmonieux. Amoureux. Mais crescendo, les éléments, se déchainant autour d'eux, vont faire grésiller ce magnifique chant d'amour et faire s'embrumer les pages sous nos doigts…

A lire. Evidemment. 


« Perumal Murugan : La fragilité contre la terreur
Chez Perumal Murugan le romancier se mêlent le fabuliste, le satiriste et le poète. Ses récits font la chronique d'existences à la fois ordinaires, singulières et fragiles : celles de paysans et basses castes dont le monde et l'imaginaire s'enracinent dans les campagnes d'une région particulière du Tamil Nadu, la sienne, qui représente un réservoir inépuisable d'histoires. Dans une langue à la fois précise, imagée et lyrique, il fait surgir les paysages, dialectes, rythmes et rituels quotidiens de ce monde agricole, décrit les nuances des rapports entre communautés et des relations familiales. Son écriture révèle une réalité sensible, saturée de sons, d'odeurs, de lumières. Tout parle et s'anime : la terre, les champs, les arbres, les paysages qui changent en fonction de l'alternance des récoltes et des saisons. D'ailleurs, comme Perumal Murugan lui-même, élevé sur une ferme où il gardait les troupeaux, ou comme Kali dans Femme pour moitié, qui connaît les moindres recoins de la terre qui l'a vu naître et grandir, les hommes, les femmes ou les enfants qui peuplent ses récits prêtent une attention aiguë, sensuelle, quasi amoureuse, au monde animal et végétal; aux manifestations et aux altérations légères, presque imperceptibles, du réel. 
[...]
Son message poignant est le signe d'une disjonction intime : l'écrivain, qui est une personne publique, doit mourir pour que l'individu, la personne ordinaire, survive. Murugan dut non seulement s'exiler à Madras (aujourd'hui Chennai), mais il cessa entièrement, et pendant plusieurs mois, de lire et d'écrire. Il se désigne alors comme un « cadavre ambulant », et comprend que se retirer de l'écriture revient pour lui à se retirer de la vie elle-même. Or, si l'œuvre et la vie de Murugan sont indissociables, c'est d'abord parce que l'auteur semble partager une communauté de destin, une communauté de vulnérabilité, avec les autres voix menacées en Inde, qu'il s'agisse d'écrivains, de journalistes, d'universitaires, d'activistes ou de citoyens et citoyennes ordinaires on pense par exemple aux trois écrivains et intellectuels Narendra Dabholkar, Govind Pansare et M. M. Kalburgi, abattus entre 2013 et 2015, ou à Mohammed Akhlaq, lynché par une foule antimusulmane en 2015. C'est aussi parce que son propre sort fait écho à ses personnages de fiction. Le monde (ou la langue) devient inhabitable pour celles et ceux qui sont en butte à la violence communautaire ou patriarcale, à l'obscurantisme ou à l'incurie des autorités.
[...]
L'écrivain fut pourtant ressuscité par la loi, et grâce à la mobilisation d'innombrables organisations et collectifs d'écrivains en Inde et dans le monde. En juillet 2016, la Haute Cour de Madras rejette l'ensemble des poursuites judiciaires contre l'auteur, et réaffirme son droit d'écrire et de publier. C'est ce que Perumal Murugan fit, en effet, tout en soulignant l'ambiguïté d'un interdit levé par une injonction, d'une renaissance littéraire redevable d'une décision de justice. 
[...]
Perumal Murugan est aujourd'hui un écrivain aussi audacieux et irrévérencieux qu'autrefois. Sans doute, seulement, se camoufle-t-il davantage. Si, comme le disait l'écrivaine Githa Hariharan, Murugan est une parabole de notre temps, c'est parce qu'il représente la vulnérabilité croissante des conteurs et des chroniqueurs de toutes sortes. Mais il est peut-être une parabole de la littérature dans un autre sens encore. Puisque la poésie, comme il le suggère, permet de guérir de tout, ou presque, alors ses écrits illustrent le pouvoir et peut-être la victoire de la littérature : la victoire du faible et de l'inoffensif sur le fort et le tapageur. Dans son œuvre, l'écrivain garde la trace des formes de vie les plus infimes ou indignes, et brandit l'arme de sa propre fragilité, ses propres mots vulnérables et menacés, pour s'opposer à la terreur. »
Laetitia ZECCHINI 

« Il ne savait pas du tout quand sa mère était repartie, ni combien de temps il était resté assis, les yeux grands ouverts.
D'habitude, il nourrissait les vaches à minuit. Il n'avait pas entendu leur appel cette nuit-là. Maman, pensait Kali, tu as sué sang et eau pour me protéger. Tout ça dans quel but ? Pour me jeter dans les flammes ? Tu aurais dû me tuer quand j'étais dans ton ventre!
C'était avec des yeux rougis qu'il avait vu l'aube se lever, des yeux que rien n'allait plus pouvoir apaiser. »

« Profiterait-il autant de la vie s'il se préoccupait d'avoir un enfant? On me demande d'envoyer ma femme dans les bras d'un autre pour qu'elle puisse devenir mère, avait songé le jeune homme. Et si je ne voulais pas devenir père, moi ? C'est la crainte du qu'en-dira-t-on qui nous pourrit l'existence ! »

« Le chef du village l'avait adjuré de reconnaître sa faute et de s'engager à se laisser pousser les cheveux, moyennant quoi il s'en tirerait avec une simple amende. Mais Nallaiyan, inflexible, avait répliqué : « Si l'honneur du village se trouve dans mes cheveux, je les couperai plus. Je peux aussi me laisser pousser la barbe et la moustache si vous voulez. Je passerai mon temps à me battre avec les poux comme vous le faites. Mais juste une chose. Pas plus tard qu'hier, je me suis rasé les poils du cul parce que ça me grattait. Si l'honneur de votre village tient à ça aussi, vous avez qu'à le dire, et je les laisserai pousser ! » »

« - Dis-moi, si t'avais pas d'enfant, t'enverrais ta femme coucher avec n'importe qui ?
- Faut pas dire "n'importe qui". Personne voit le visage de personne cette nuit-là. Tous les hommes sont des dieux. Pense que c'est un dieu qui va aller avec ta femme. Tu seras content. C'est une sacrée bénédiction si les dieux te rendent papa.
- La Grande Fête, on y est allés... On était pas des dieux pourtant ! Tu pensais que t'en étais un, toi ?
- Ça compte pas, ce qu'on pensait. Si des femmes sont devenues mamans grâce à nous, alors on est des dieux pour elles.
- Mais oui... C'est frappant, l'air divin des types qui traînent là-bas. Dis plutôt qu'ils viennent se taper une bonne baise ! Autrefois, les gens savaient rien de rien. Ils envoyaient leurs femmes à la Fête, mais ça se fait plus maintenant. Est-ce que toi, tu enverrais la tienne ? »

Quatrième de couverture

Dans un village modeste du Tamil Nadu, État du sud de l'Inde, Ponna et Kali, jeune couple de paysans, filent le parfait amour. Pourtant leur bonheur est mal vu car ils n'ont toujours pas conçu d'enfant. Ponna et Kali se sentent suffisamment comblés par leur union mais, face aux moqueries et humiliations croissantes, ils vont chercher une solution dans leur folklore, entre superstitions et offrandes. C'est alors qu'ils ont vent d'un festival dans un temple juché sur les montagnes, et d'une curieuse cérémonie qui pourrait peut-être les sauver....
Considéré de nos jours comme l'un des plus grands auteurs indiens, Perumal Murugan signe ici un roman fascinant qui décrit dans un superbe décor la force d'un amour atypique malmené par la rigueur des mœurs de l'Inde rurale. En osant aborder le tabou de l'infertilité dans le couple, Femme pour moitié a fait scandale dès sa parution, et a plongé l'auteur dans une grande tourmente.

Éditions Gallimard,  décembre 2024
217 pages
Traduit du tamoul par Léticia Ibanez
Préface de Laetitia Zecchini