jeudi 29 septembre 2016

Le Joueur d'échecs de Stefan Zweig*****


Editions le Livre de Poche, novembre 2002 (ISBN 2-253-05784-3)
95 pages
Première parution : 1943
Traduction révisée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent


Quatrième de couverture


Qui est cet inconnu capable d'en remontrer au grand Czentovic, le champion mondial des échecs, véritable prodige aussi fruste qu'antipathique ? Peut-on croire, comme il l'affirme, qu'il n'a pas joué depuis plus de vingt ans ? Voilà un mystère que les passagers oisifs de ce paquebot de luxe aimeraient bien percer. Le narrateur y parviendra. Les circonstances dans lesquelles l'inconnu a acquis cette sciences sont terrible. Elles nous reportent aux expérimentations nazies sur les elfes de l'isolement absolu, lorsque aux frontières de la folies, entre deux interrogatoires, le cerveau humain parvient à déployer ses facultés les plus étranges. Une fables inquiétante, fantastique, qui comme le dit le personnage avec une ironie douloureuse, « pourrait servir illustration la charmante époque ou nous vivons ».

Mon avis  ★★★★★



«Le seul jeu qui appartienne à tous les peuples et à toutes les époques, 
et dont nul ne sait quel dieu l' a apporté sur terre pour tuer l' ennui, 
pour aiguiser l' esprit, pour stimuler l' âme. Où commence-t-il, où finit-il ?»


La force et la tension que donne Stefan Zweig à ce récit m'a une nouvelle fois conquise.
J'aime la plume de Zweig, chacune de mes lectures de ce grand monsieur, ce très grand spéléologue des âmes s'apparente à une ivresse vertigineuse, hypnotique, je bois littéralement ses mots et ne peux que difficilement m'en détacher. 
Le joueur d'échecs est une histoire brève dans sa forme (moins de 100 pages) mais immense et bouleversante sur le fond. 
Sur un paquebot reliant New York à Buenos Aires, nous assistons à un combat haletant entre Mirko Czentovic, grand champion des échecs, et le Dr B., une ancienne victime des tortures psychologiques perpétrées par les nazis, à qui un médecin avait conseillé de ne plus jouer aux Échecs sous peine de retomber dans sa schizophrénie. «Un homme qui a été atteint d'une manie peut retomber malade, même s'il est complètement guéri ....»
Ce combat en toile de fond dénonce la monstruosité et le totalitarisme nazis, et les MÉTHODES DOUCES employées à tuer l'esprit des hommes. «On ne nous faisait rien - on nous laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu'aucune chose au monde n'oppresse davantage l'âme humaine.» L'échappatoire de Dr B. fût la folie et il obtint sa libération pour irresponsable. Et c'est d'ailleurs pour échapper à cette démence, que le combat se solde par un abandon. «Dommage, dit Czentović, magnanime. L’offensive n’allait pas si mal. Pour un dilettante, ce monsieur est en fait remarquablement doué.» 
Ce combat reflète la situation conflictuelle dans lequel se trouvait le Monde à l'époque. La barbarie d'un côté, l'humilité et la bonté de l'autre, et face à la montée du nazisme en Europe, l'exil, la fuite plutôt que la souffrance comme échappatoire pour ceux qui souhaitent vivre, simplement, paisiblement. Zweig écrit cette ultime oeuvre alors qu'il s'est lui-même réfugié au Brésil. La suite on la connait, et la lettre qu'il laisse derrière lui est lourde de sens. « J’estime préférable de mettre fin à temps et debout à une vie dans laquelle le travail de l’esprit a toujours été la joie la plus pure et la liberté personnelle le bien suprême sur cette terre. Je salue tous mes amis ! Puissent-ils voir l’aurore après la longue nuit ! Moi qui suis trop impatient, je m’en vais avant eux ». 

A lire, à relire ... une oeuvre fascinante, universelle...

« Un pli profond se creusait de sa bouche à son menton tendu en avant, l’air agressif. Dans ses yeux, je reconnus avec inquiétude cette flamme de folle passion.


Personne ne dira jamais comment vous ronge ce vide inexorable, de quelle manière agit sur vous la vue de cette perpétuelle cuvette et de ce papier au mur, ce silence auquel on vous réduit, l'attitude de ce gardien, toujours le même...Des pensées, toujours les mêmes, tournent dans le vide autour de ce solitaire jusqu'à ce qu'il devienne fou.

... le jeu d' échecs possède cette remarquable propriété de ne pas fatiguer l' esprit et d' augmenter bien plutôt sa souplesse et sa vivacité.

Ce qui n'avait été d'abord qu'une manière de tuer le temps devint un véritable amusement, et les figures des grands joueurs d'échecs, Aljechdin, Lasker, Bogoljubow, Tartakower, vinrent, tels de chers camarades, peupler ma solitude.

Vouloir jouer aux échecs contre soi-même, c'est aussi paradoxal que de vouloir sauter par-dessus son ombre.

Et puis, n'est-ce pas diablement aisé, au fond, de se prendre pour un grand homme lorsque l'on a jamais entendu parler de l'existence d'un Rembrandt, d'un Beethoven, d'un Dante ou d'un Napoléon ? Dans son cerveau obtus, ce type ne sait qu'une chose : depuis des mois, il n'a pas perdu une seule partie d'échecs, et comme il ne soupçonne pas qu'il y a sur terre d'autres valeurs que les échecs et l'argent, il a toutes les raisons de se trouver formidable.

Vous vous figurez sans doute que je vais maintenant vous parler d’un de ces camps de concentration où furent conduits tant d’Autrichiens restés fidèles à notre vieux pays, et que je vais vous décrire toutes les humiliations et les tortures que j’y souffris. Mais il n’arriva rien de pareil. Je fus classé dans une autre catégorie. On ne me mit pas avec ces malheureux sur lesquels on se vengeait d’un long ressentiment par des humiliations physiques et psychiques, mais dans cet autre groupe beaucoup moins nombreux, dont les national-socialistes espéraient tirer de l’argent ou des renseignements importants.

La joie que j’avais à jouer était devenue un désir violent, le désir une contrainte, une manie, une fureur frénétique qui envahissait mes jours et mes nuits. Je ne pensais plus qu’échecs, problèmes d’échecs, déplacement des pièces.

J’allais et venais, les poings fermés, et j’entendais souvent, comme à travers un brouillard rougeâtre, ma propre voix me crier sur un ton rauque et méchant : ‘Échec !’ ou ‘Mat !’.

Toute ma vie, les diverses espèces de monomanies, les êtres passionnés par une seule idée m'ont fasciné, car plus quelqu'un se limite, plus il s'approche en réalité de l'infini ; et ces gens-là précisément, qui semblent s'écarter du monde, se bâtissent, tels des termites, et avec leur matériau particulier, un univers en miniature, singulier et parfaitement unique.

A attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu' à ce que les tempes vous fassent mal. Il n' arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul.

Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines ; on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets : la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes.

La passion de gagner, de vaincre, de me vaincre moi-même devenait peu à peu une sorte de fureur; je tremblais d' impatience, car l' un des deux adversaires que j' abritais était toujours trop lent au gré de l' autre.

Mais, si dépourvues de matière qu' elles paraissent, les pensées aussi ont besoin d' un point d' appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans une ronde folle. »

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