vendredi 9 septembre 2016

M pour Mabel de Helen MacDonald*****



Editions Fleuve, août 2016
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Marie-Anne de Béru
Costa Book Award - Livre de l'année - 2014
Prix Samuel Johnson - 2014

Quatrième de couverture


Enfant, Helen rêvait d'être fauconnier. Elle nourrit des années durant son rêve par la lecture.

Devenue adulte, elle va avoir l'occasion de le réaliser. De manière brutale et inattendue, son père, journaliste qui a marqué profondément sa vision du monde, s'effondre un matin dans la rue.

Terrassée par le chagrin, passant par toutes les phases du deuil, le déni, la colère, la tristesse, Helen va entreprendre un long voyage physique et métaphysique. Elle va se procurer un rapace de huit semaines, le plus sauvage de son espèce, Mabel. Réputé impossible à apprivoiser. Elle va s'isoler du monde, de la ville, des hommes. Et emprunter un chemin étonnant.


Mon avis ★★★★★


« Des clairières. Voilà ce qu'il me fallait. Peu à peu, mon cerveau retrouvait ses points de repère et reprenait possession d'espaces inutilisés depuis des mois. Je passais ma vie depuis si longtemps dans des bibliothèques et des salles des professeurs, à fixer des écrans d'ordinateurs, à corriger des essais et à traquer des références universitaires. Ceci était une tout autre chasse. Ici, j'étais un tout autre animal.»

J'ai adoré cette lecture passionnante, émouvante, surprenante.
C 'est en effet une histoire très étonnante que nous narre Helen MacDonald. Elle nous fait partager une période de sa vie pour le moins troublante, et aucunement banale. L'auteure, effondrée par décès soudain de son père, a tenté de se reconstruire en dressant un autour, Mabel. Avouez-vous que ce n'est pas banal du tout !

« Les anciens fauconniers appelaient watching cette technique de dressage qui consiste à adopter un état d'esprit familier et rassurant, méditatif, attentif et posé. Pour la première fois depuis des mois, ma vie avait un but. J'attendais le moment à partir duquel tout le reste s'ensuivrait : le moment où l'autour baisserait la tête et commencerait à se nourrir. C'était la seule chose que je désirais. La seule qui comptait. Attendre. Guetter. Rester assise avec l'autour, c'était comme retenir sa respiration pendant des heures sans effort. Ni inspiration ni expiration. Ne restaient que les battements de mon coeur que je ressentais dans le bout de mes doigts, telle une petite pulsation dans une coupure qui ne semblait pas faire partie de moi, parce que c'était la seule chose que je sentais bouger. Comme s'il s'agissait du coeur de quelqu'un d'autre, ou de quelque chose d'autre qui vivait en moi.»

Elle nous embarque dans le monde de la fauconnerie, de part son histoire mais aussi, à travers l'histoire de la fauconnerie. Elle évoque nombreux écrits sur cet art, principalement ceux de T.H. White.

« Ce livre que vous lisez est mon histoire. Ce n'est pas une biographie de Terence Hanbury White. Mais White appartient à mon histoire quand même. Je dois l'y inclure parce qu'il y a été présent. Pendant le dressage de mon autour, j'ai mené en quelque sorte une conversation silencieuse avec les faits et gestes d'un homme mort depuis longtemps, un homme soupçonneux, morose et résolu à désespérer. Un homme dont la vie me perturbait. Mais également un homme qui aimait la nature, qui la trouvait surprenante, ensorcelante et sans cesse renouvelée. Un homme capable d'écrire "La pie vole comme une poêle à frire !" avec la jubilation d'avoir découvert quelque chose de neuf dans le monde. L'allégresse, le plaisir enfantin que White prend à observer la vie des créatures qui ne sont pas humaines, voilà ce que j'aime le plus chez lui. C'était un homme torturé et malheureux mais qui savait que le monde est empli de miracles tout simples.»

Je suis allée de découverte en découverte. A commencer par un autour. Vous le saviez, vous, qu'un autour était un redoutable oiseau de proie ? L'auteure écrit dans un passage qu'elle a l'impression de brandir à un animal bâtard issu du croisement entre une torche enflammée et un fusil d'assaut.
Je ne savais pas non plus qu'un épervier était de la famille des faucons et qu'un «passager» était un oiseau emprunté à la nature sauvage alors qu'il savait déjà chasser.
Et puis, Mr White, le saviez-vous qu'il était l'auteur de L'épée dans la pierre (1938) , roman adapté au cinéma par Walt Disney sous le titre français de Merlin l'Enchanteur. Et bien, je n'en savais rien...

Je n'y connais pas grand chose en ornithologie, je n'ai jamais su reconnaître un merle, d'une bécasse ou d'une grive quand j'accompagnais mon père à la chasse... et pourtant, ce roman, porté par une écriture fluide et poétique, m'a passionné. Au-delà du travail de reconstruction de l'auteure, ce roman est un véritable retour aux sources, une reconnexion avec Dame Nature, une réconciliation avec la nature sauvage,  qui fait un bien fou, et qui , par ailleurs alerte sur l'impact néfaste des hommes sur le monde naturel. Certains paysages ont vu disparaître de nombreuses espèces à cause des pesticides. Grrrrr !

« Dix ans auparavant vivaient encore ici des tourterelles des bois. Il y a trente ans, des bruants proyers et d'immenses concentrations de vanneaux huppés. Il y a soixante-dix ans, des pies grièches écorcheurs, des tourcols et des bécassines. Il y a deux cents ans, des grands corbeaux et des coqs de bruyère. Tous ont disparu. [...]Si seulement nous nous battions plutôt pour défendre les paysages vibrants de vie dans toute sa diversité !»

Helen MacDonald rend également un bel hommage à son père et témoigne de la profonde admiration qu'elle avait pour lui avec une sincérité touchante.

« Prendre une bonne photo, c'est ce que Henri Cartier-Bresson appelle le moment décisif : "Votre œil doit voir une composition ou une expression que la vie elle-même vous offre et vous devez savoir intuitivement à quel moment appuyer sur le déclencheur. Le moment ! Si vous le ratez, il disparaît à tout jamais." C'était à l'un de ces moments que je pensais, assise dans cette pièce à attendre que l'autour se nourrisse sur mon poing. Une photo en noir et blanc prise par mon père des années auparavant. Un vieil ébouer, barbe blanche taillée en bouc, chaussettes tirebouchonnées et chaussures éculées. Vêtu d'un pantalon de travail froissé. Une paire de gants. Une casquette en laine. L'appareil doit être tout proche du trottoir et mon père a dû s'accroupir sur la chaussée pour prendre ce cliché. L'homme se penche, son balai de bouleau appuyé sur son flanc. Il a enlevé le gant de sa main droite et, entre le pouce et l'index, il tend une miette de pain à un moineau sur le bord du trottoir. L'oiseau est surpris en plein envol, au moment même où il attrape la miette, et l'expression de l'homme est inondée de joie. C'est le visage d'un ange.»
Je remercie les éditions Fleuve, Babelio et Helen MacDonald, pour cette très belle découverte. Une aventure hors norme que je ne suis pas prête d'oublier. En refermant ce livre, une idée m'est venue, celle de partir en montagne avec un guide forestier observer rapaces et autres volatiles non identifiés, euh ...pardon, non identifiables, par moi-même ! Il ne me reste plus qu'à convaincre ma petite famille. J'en connais deux qui vont être ravis !


Extraits 


« Dans "J'ai l'Angleterre dans la peau", White a écrit l'une des phrases les plus tristes que j'ai jamais lues : " Tomber amoureux est une expérience de désolation, sauf lorsqu'on tombe amoureux d'un paysage." Il était incapable d'imaginer un amour humain partagé. Il devait transférer ses désirs sur le paysage, espace vierge et désert, qui ne peut pas vous rendre votre amour mais qui ne peut pas vous faire souffrir.
Assise dans la pénombre avec l'autour, je me sens bien plus en sécurité que je ne l'ai été depuis des mois. En partie parce que j'ai désormais un but. En partie aussi parce que j'ai enfermé le monde à l'extérieur. Je peux désormais penser à mon père. J'ai commencé à réfléchir à la façon dont il avait affronté les difficultés. Mettre une lentille entre lui et le monde n'était pas seulement le moyen de se protéger du simple danger physique, mais de toutes ces autres choses qu'il devait photographier. Des choses horribles, tragiques : accidents, collisions ferroviaires, villes au lendemain de bombardements. Il s'inquiétait de ce que cette stratégie de survie soit devenue une habitude. "Je vois le monde à travers une lentille", avait-il dit un jour, un peu tristement, comme si l'appareil était toujours là, l'empêchant de se sentir partie prenante, quelque chose qui le séparait de la vie des autres.
Nous portons les vies que nous avons imaginées de même que celle que nous vivons, et parfois, nous faisons le compte de toutes celles que nous avons perdues.

Parfois nous faisons le compte de toutes les vies que nous avons perdues, et parfois c’est nous-mêmes qui les réduisons en cendre.
Pendant un moment, il avait été amusant de scruter l'ombre entre les pins et le dallage désordonné de taches noires et orange que le soleil projetait sur les troncs. Mais c'est dur d'attendre quand on n'a que neuf ans. Je portais des bottes en caoutchouc et donnais des coups de pied dans la clôture. Je gigotais, me tortillais. Je poussais des soupirs. Me suspendais au grillage. À un moment, mon père s'est retourné vers moi, mi-exaspéré, mi-amusé, pour m'expliquer quelque chose. Il m'a expliqué le mot patience. Il m'a dit que la chose la plus importante dont je devais me souvenir, c'était que, si l'on voulait vraiment voir quelque chose, il fallait parfois rester immobile, sans bouger, au même endroit, et se rappeler à quel point on voulait la voir, cette chose – en un mot, être patient.
Le monde dans lequel elle vit n'est pas le mien. La vie va plus vite pour elle, le temps s'écoule plus lentement. Ses yeux peuvent suivre les battements d'ailes des abeilles aussi facilement que nous suivons ceux d'un oiseau. Que voit-elle exactement ? Mon cerveau fait des acrobaties pour essayer de l'imaginer, parce que cela est impossible. Mes yeux possèdent des cellules photoréceptrices sensibles à trois couleurs : le rouge, le vert et le bleu. Les faucons, comme tous les autres oiseaux en voient quatre. Cet autour perçoit des couleurs que je ne peux distinguer, jusque dans le spectre des ultraviolets. Elle voit aussi la lumière polarisée et peut suivre les ascendants thermiques qui s'élèvent, tourbillonnent et se mélangent aux nuages. Elle peut suivre les lignes de force magnétique qui quadrillent la surface de la Terre. La lumière qui emplit ses pupilles noires et profondes est enregistrée avec une précision si terrifiante qu'elle peut voir avec une absolue clarté les choses que je suis incapable de distinguer dans le flou général. Les griffes d'une hirondelle de fenêtre qui file au-dessus de nos têtes. Les veines irriguant les ailes d'un papillon blanc qui poursuit son chemin hésitant au-dessus des moutardes dans le fond du jardin. Et je reste là, avec mes faibles yeux d'humain submergés par la lumière et les détails, tandis que l'autour observe tout avec la gourmandise d'un enfant qui remplit un cahier de coloriage, gribouille joyeusement, juxtapose les couleurs et s'approprie les pages. 
Il est un temps dans la vie où vous vous attendez à ce que le monde soit toujours rempli de nouveautés. Puis vient le jour où vous comprenez qu'il n'en va pas du tout ainsi. Vous voyez que la vie va devenir une chose faite de trous. D'absences. De pertes. Des choses qui ont été là, mais qui ne le sont plus. Et vous réalisez également que vous devez vous développer autour de ces manques, entre ces creux, même si vous pouvez tendre la main à l'endroit où ces choses ont existé et sentir le terne éclat et la tension des lieux où les souvenirs se logent.
Fondamentalement, il s'agit de perdre volontairement le contrôle. Vous consacrez votre coeur, toutes vos capacités, jusqu’à votre âme même, à maîtriser quelque chose - affaiter un faucon, interpréter le Daily Racing Form ou les combinaisons des cartes - puis vous renoncez à contrôler quoique ce soit. Et c'est cela qui vous rend accro. Une fois que les dés sont jetés, que le cheval s'est élancé ou que le faucon s'envole, vous êtes disponible à la chance et vous ne pouvez plus contrôler le résultat. Cependant, tout ce que vous avez fait jusqu'à ce moment précis vous persuade que vous aurez peut-être de la chance [...] Ce petit intervalle d'irrésolution est un étrange endroit où se tenir. Vous vous y sentez en sécurité car vous êtes entièrement à la merci du monde. C'est un flot dans lequel vous vous laissez aller, et vous courez ainsi vers ces instants de hasard sur lesquels tourne l'axe du monde. Tel est le mirage, la raison pour laquelle, quand nous sommes rendus impuissants par la douleur et le chagrin, nous nous perdons dans la drogue, le jeu ou l'alcool, dans des addictions qui emprisonnent l'âme brisée et la secouent comme un chien. Ce jour-là, avec Mabel, j'avais découvert mon addiction, et dans une certaine mesure, elle était aussi destructrice que si j'avais saisi une seringue pour m'injecter de l'héroïne. Je m'étais envolée vers un lieu dont je ne voulais plus jamais revenir.
L'archéologie de la douleur ne se fait pas avec ordre et méthode. Cela ressemble davantage à la terre que vous retournez à la bêche et où vous découvrez parfois des choses oubliées. Des éléments surprenants refont surface : non seulement des souvenirs, mais aussi des états d'âme, des émotions, des visions du monde plus anciennes.
Je suis repartie le coeur chantant. J'avais l'impression que ma famille avait augmenté d'environ deux cent personnes, et que tout irait bien désormais. Merci, papa, ai-je pensé. J'ai toujours soupçonné que tu étais une légende, et il apparaît que tu en étais une, véritablement.


L'écrivain et écologiste américain Aldo Leopold a écrit que la fauconnerie consistait à maintenir l'équilibre entre sauvagerie et apprivoisement, non seulement chez le faucon mais également dans le coeur et l'esprit du fauconnier. Et c'est pur cela qu'il considérait la fauconnerie comme le plus parfait des hobbies. À présent, je commence à voir que l'équilibre se rétablit et que la distance entre Mabel et moi augmente. Je vois aussi que son monde et le mien ne sont pas les mêmes, et une part de moi-même s'étonne d'avoir imaginé un moment qu'ils l'étaient.
Au cours de ces mois en compagnie de Mabel, j'ai appris que l'on sentait plus humain une fois que l'on avait fait l'expérience, ne serait-ce qu'en imagination, de ne pas être.
Mabel n'est ni un duc, ni un cardinal, ni un hiéroglyphe, ni un animal mythologique, mais en cet instant, elle est plus qu'un autour : un esprit protecteur, ma petite divinité du foyer. Certains événements ne surviennent qu'une ou deux fois dans toute une vie. Le monde est empli de signes et de merveilles qui apparaissent puis disparaissent, et si vous avez de la chance, vous serez peut-être là pour les voir. J'avais cru que le monde arrivait à sa fin, mais l'autour m'avait sauvée, une fois de plus, et la terreur s'était enfuie.
»
Photo d'un autour des palombes (Source Wikipedia)


Interview de l'auteure



4 commentaires:

  1. Très bel article! Encore un livre qui va allonger ma PAL... qui bientôt va s'écrouler... pourvu que personne ne soit en dessous!

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    1. Merci ! J'ai le même problème avec ma PAL qui prend des allures de montagnes russes. C'est même carrément l'Everest à présent !

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    2. J'ai beaucoup aimé cette lecture, elle m'a transportée, subjuguée, une vraie reconnexion avec la nature sauvage. Ce livre n'a pas plu à tout le monde, d'après ce que j'ai lu sur Babelio. N'hésitez pas à vous faire votre propre avis, j'ai hâte de savoir ce vous en avez pensé.

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  2. Très bel article! Encore un livre qui va allonger ma PAL... qui bientôt va s'écrouler... pourvu que personne ne soit en dessous!

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