samedi 28 janvier 2017

Mémoire de fille**** de Annie Ernaux



Éditions Gallimard, collection Blanche, avril 2016
152 pages

Quatrième de couverture


«J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue.» 
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux replonge dans l’été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S dans l’Orne. Nuit dont l'onde de choc s’est propagée violemment dans son corps et sur son existence durant deux années. 
S’appuyant sur des images indélébiles de sa mémoire, des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge cette fille qu’elle a été dans un va-et-vient implacable entre hier et aujourd’hui.

Annie Ernaux est l'auteur de seize livres aux Éditions Gallimard, parmi lesquels La place (prix Renaudot 1984), Passion simple et Les années. Ses livres ont été réunis dans un recueil intitulé Écrire la vie.

Mon avis ★★★★☆

«Toujours des phrases dans mon journal, des allusions à «la fille de S», «la fille de 58». Depuis vingt ans, je note «58» dans mes projets de livre. C'est le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable.»
Voilà, c'est chose faite, Annie Ernaux s'est lancée et nous livre un poignant témoignage sur une période cruciale de sa vie qu'elle avait jusqu'à présent tue, celle traumatisante de ses dix-huit ans, une période de grande métamorphose. Une première expérience sexuelle, loin de du nid familial, qui n'a rien d'idyllique et pour laquelle elle n' était pas préparée, ni par sa mère, ni par son entourage (bonnes soeurs, famille et amies), qui la hantera longtemps et qu'elle nous raconte comme un grand moment de trouble, de honte, une expérience mal vécue et humiliante, confrontée au mépris, à la méchanceté, à la dureté (si je peux me permettre;-)) des hommes, à leur égocentrisme et machisme. Une réalité simplement...
« Ce qui a lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui ­jeter la pierre. »
« ... la grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte »
Comment affronter ces moments de confusion tant pour le corps que pour l'âme ? Comment sortir indemne de ce gouffre ? Comment retrouver un semblant de dignité ? Elle trouvera des réponses dans la lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, et le temps, les expériences de la vie feront le reste. 
Une écriture thérapie, pour «[déconstruire] la fille que j'ai été» et avec ce roman, remarquablement bien écrit, saisissant, bouleversant, incroyable et désarmant de précision, à la résonance universelle, souvent âpre, la boucle est bouclée...douloureusement à priori, mais un écrit salutaire pour comprendre la jeune fille qu'elle fût en «58». 
«Mais à quoi bon écrire si ce n'est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d'une idée préconçue ni d'une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre - à supporter - ce qui arrive et ce qu'on fait.»
Une très belle réflexion sur cette période de désenchantement qu'est l'adolescence.

« J'ai voulu l'oublier cette fille, l'oublier vraiment, c'est à dire ne plus avoir à écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n'y suis jamais parvenue.
Le temps devant moi se raccourcit. Il y aura forcément un dernier livre, comme il y a un dernier amant, un dernier printemps, mais aucun signe pour le savoir. L'idée que je pourrais mourir sans avoir écrit sur celle que très tôt j'ai nommée "la fille de 58" me hante.
Ce n'est pas à lui qu'elle se soumet, c'est à une loi indiscutable, universelle, celle d'une sauvagerie masculine qu'un jour ou l'autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c'est ainsi.
Au fur et à mesure que j'avance, la sorte de simplicité antérieure du récit déposé dans ma mémoire disparaît. Aller jusqu'au bout de 1958, c'est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j'ai été. 
Ce récit serait donc celui d'une traversée périlleuse, jusqu'au port de l'écriture. Et, en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n'est pas ce qui arrive, c'est ce qu'on fait de ce qui arrive.
Il n'y a de bonheur réel que celui dont on se rend compte quand on en jouit.(Alexandre Dumas, fils) 
Au fond, il n'y a que deux sortes de littérature, celle qui représente et celle qui cherche, aucune ne vaut plus que l'autre, sauf pour celui qui choisit de s'abandonner à l'une plutôt qu'à l'autre. 
Dans la mise au jour d’une vérité dominante, que le récit de soi recherche pour assurer une continuité de l’être, il manque toujours ceci : l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit, cette opacité du présent qui devrait trouer chaque phrase, chaque assertion.»

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