dimanche 8 janvier 2017

Crue***** de Philippe Forest


Éditions Gallimard, août 2016
262 pages

Quatrième de couverture


Marqué par un deuil déjà ancien, un homme décide de revenir dans la ville où il est né et où il a autrefois vécu. Tout a changé. Pourtant, petit à petit, les mêmes fantômes fidèles s’en retournent vers lui sous les apparences étranges et familières qu’ils ont désormais revêtues. Dans le quartier où il s’est installé, de grands travaux sont en cours. Les immeubles en passe d’être démolis voisinent avec les constructions nouvelles. Autour de l’homme qui raconte son histoire, les signes se multiplient. La demeure où il a élu domicile lui semble comme une maison hantée perdue au beau milieu d’un vaste terrain vague. Il y fait la connaissance d’une femme et d’un homme dont il finit par s’imaginer qu’ils détiennent peut-être la clef du mystère qui les entoure. Le roman vécu se transforme alors en une fable fantastique dévoilant le vide où s’en vient verser toute vie et qui en révèle la vérité.

Mon avis ★★★★★


Magnifique, un vrai coup de coeur pour moi ! Quelle belle langue, quel univers, quelle atmosphère, quelle musicalité ! 
Je suis à contre courant, il me semble, d'après les avis que j'ai entraperçus de ce roman...
J'ai aimé l'écriture fluide, les descriptions vives, pointues et brillantes qui m'ont fait plonger dans ce décor désolé, le fait que l'auteur prenne le lecteur à partie, le suspense que l'auteur entretient parfaitement, les réflexions qui sont nées de cette lecture sur le comportement humain, sur les jugements arbitraires des hommes entre eux, naturels en somme, je crois, par souci d'autoprotection peut-être, sur les impacts des actions des hommes sur la nature et l'environnement.
J'ai aimé le regard que l'auteur pose sur la mort, sur la perte d'un enfant, d'une mère, les sentiments, la douleur, les réactions qui en découlent...j'ai bu ces courts passages, ravivant des souvenirs chez moi et rendant cette lecture douloureuse parfois, mais à la fois si belle. Certains aspects, certaines attitudes que l'auteur décrit ont sonné tellement justes pour moi.  
«Une minuscule contrariété suffit parfois. Tout l’échafaudage mental que l'on a construit au cours de sa vie et qui confère son apparente solidité à la structure de son cerveau semble vaciller. Une petite pièce manque quelque part à l'ensemble qui se met à branler et menace de basculer de tout son long. C'est ainsi que l'on devient fou, le crois. Littéralement : pour rien.»
Enfin, j'ai adoré l'atmosphère irréelle et étrange dans laquelle l'auteur nous plonge, «Il donnait à qui le contemplait l'impression de se tenir devant un paysage qui fût en même temps d'avant la création et d'après la fin du monde.», «Tout paraît faux. Et c'est parce que tout est vrai.», la justesse de l'analyse des comportements humains, quand par exemple, l'auteur évoque l'incrédulité ressentie face à une catastrophe. quand les hommes deviennent spectateurs heureux, jouissant devant un "spectacle" tragique, des hommes qui sont justement comme au spectacle alors que se joue un véritable drame devant eux.
Le narrateur évoque les faits avec distance dans un premier temps, donnant une idée générale de ce qui est entrain de se dérouler, pour mieux ensuite s'inclure dans ces événements, s'y immerger, nous faire partager son ressenti, son analyse de ce qu'il nous a donné dans un premier temps à observer...et, par ce procédé, donne au lecteur l'impression de les vivre aussi.
On pourrait avoir le sentiment de redite, ce ne fut pas mon cas ;-)

Un grand moment de lecture, magique, un pur bonheur, des sensations, des frissons, des souvenirs ... une plongée dans le "fantastique" cycle ... de la vie.
Un grand MERCI M. Forest !
«La terre avait repris sa place dans le monde des hommes. Irrépressiblement poussée depuis des propres profondeurs, elle avait secoué la grande surface de béton et de bitume uniformément étendue sur elle, l'avait craquelée de partout, avait ouvert en elle de vastes déchirures où elle redevenait visible. Comme si la cité avait été écorchée vive et que, là où la peau était partie, apparaissait la réalité vaguement monstrueuse et menaçante d'une chair obscènement exposée. 
Lorsque la vérité se manifeste, le plus souvent elle prend l'apparence de la fiction.
Le temps recommence avec chaque génération nouvelle qui vient au monde et qui considère comme très naturel d'ignorer tout ce qui l'a précédée.
...une terre étouffée sous le béton et le bitume. [...] Elle avait perdu la propriété salutaire qui lui permettait d'absorber les eaux tombant du ciel.
Il n'y a pas de sensation plus étrange que celle qu'il éprouve lorsque ses pas conduisent un homme devant un lieu qu'il a, dans un passé lointain, habité. On voudrait pousser la porte, s'en revenir chez soi. On se demande qui poursuit l'existance qu'on a autrefois menée dans une maison qui n'est plus la sienne, sur laquelle on n'a plus aucun droit, où sa place n'est plus. Facilement, on se figure être un fantôme revenu hanter, invisible, les lieux où jadis il a vécu.
Chacun fait l'épreuve de voir disparaître ce qu'il aime, sans doute. C'est la règle et elle ne souffre pas d'exception durable. Si comblé que l'on soit par la vie, il faut à un moment ou à un autre se dessaisir de tout ce qu'elle vous a donné. Le temps qui passe, la mort qui vient exécutent la besogne. On le sait et on l'ignore. Si l'on y réfléchit, rien n'est plus étonnant que cette formidable faculté d'oubli que mobilisent mentalement tous les hommes afin d'ignorer ce qu'ils savent pourtant. Ils construisent des demeures et accumulent des biens, s'unissent et se reproduisent, constituant tous comme un petit empire à leur mesure qu'ils font prospérer autant qu'ils le peuvent et sur lequel ils se donnent l'éphémère illusion de régner. Mais il leur faudra tout rendre au néant dans lequel, à leur tour, ils disparaîtront enfin. Je n'exprime ces banalités plus ou moins philosophiques que parce qu'elles se trouvent systématiquement méconnues. L'existence l'exige, et c'est très bien ainsi [...].»

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