mercredi 3 mai 2017

Quand reviennent les âmes errantes ★★★★☆ de François Cheng

Éditions Albin Michel, avril 2012
155 pages
Prix Littéraire des Rotary Clubs de Langue Française 2013

Quatrième de couverture


Dans une forme éminemment originale, François Cheng signe là un drame épique où le destin humain, avec toute la complexité des désirs qui l’habitent, se dévoile comme dans les tragédies antiques.
Quand reviennent les âmes errantes, un singulier échange se noue, et toute la vie vécue, extrêmes douleurs et extrêmes joies mêlées, se trouve éclairée d’une lumière autre, revécue dans une résonance infinie.

Plus rien ne subsiste à part le désir
Pur désir inaccompli
Mûr désir inassouvi…

Né en 1929 dans la province de Shandong, François Cheng vit en France depuis 1949. Universitaire, poète, calligraphe, traducteur en chinois de Baudelaire, Rimbaud, René Char, des surréalistes, etc., il est l'auteur de nombreux livres dont, aux éditions Albin Michel, Le Dit de Tianyi (prix Femina), L'Éternité n'est pas de trop ou Cinq méditations sur la beauté. Il a également reçu le Grand Prix de la Francophonie pour l'ensemble de son oeuvre en 2001. Il a été élu à l'Académie française le 13 juin 2002.

Mon avis ★★★★☆


Une très belle tragédie, originale, une belle histoire d'amour et d'amitié à trois, trois êtres, une belle jeune fille, un chevalier et un musicien joueur de zhou.
«Deux hommes sont entrés dans le plain-pied de ma vie. Le barde venant de la vallée profonde, qui, ayant engrangé les chants de la terre en son âme, fait entendre la résonance céleste. Et le chevalier qui vient d’ailleurs, engagé dans la bataille des hommes, qui sort de son gouffre de dragon et répand
autour de lui des éclats solaires.»
La violence de l'Histoire va les rattraper. L'auteur situe en effet cette histoire au IIIème siècle avant notre ère, sous le règne des Qin durant la période des "Royaumes combattants"; la tragédie racontée a eu lieu réellement. Pour ce qui est des âmes, en revanche, cela rejoint le domaine du mystère, et pousse à la méditation. 
Et si malgré les épreuves, l'amour et l'amitié permettaient aux âmes de s'élever ? ...et de se retrouver ?
«En cette nuit terrestre, dans l’affreuse solitude, je vois : les âmes perdues seront étoiles filantes. Les âmes aimantes, elles seront étoiles aimantes et aimantes ; elles formeront constellations.»
L'écriture est captivante, simple, plus simple que celle de «Cinq méditations sur la beauté», et poétique. Un vrai plaisir de lecture.
«Ce que j'appris auprès du maître était plus qu'une technique. C'était une compréhension de la vie, l'éveil d'une âme au-dessus de toutes laideurs, toutes bassesses. La musique, chez lui, loin d'être un divertissement, élevait l'homme en lui révélant la beauté cachée de la nature; elle prenait en charge également ses souffrances; ses frayeurs, ses nostalgies, transmuées par elle en une aspiration sans fin.
Les mots, cependant, peuvent-ils tout dire ? Par-delà les murmures, les supplications, les cris, n'y a-t-il pas toujours cette faim-soif insatiable, ce visage-nuage hors de portée ? On croit posséder quelque chose, on n'étreint que le rêve.
Si tout est regret, le plus grand ne serait-il pas de ne pas avoir aimé ?
Et l'automne qui bientôt enflammait la forêt, faisant couler de ses seins résines dorées et jus d'érable couleur d'ambre ! Là, nous engrangions pour longtemps l'odeur de la fumée des viandes grillées parfumées aux aiguilles de pin...
La coexistence de l'amitié et de l'amour est-elle possible ? Encore une fois, la relation à trois est-elle à la portée des humains ? Pourtant cet exaltant moment à trois, nous l'avons connu. Pur morceau de jade, lumineux, transparent, je l'ai gardé au plus intime de moi. Pareillement pour les deux autres. Noble amitié, noble amour. Celui-ci instruit de la passion qui engage corps et âme; celle-là enseigne l'infini respect, l'infini désintéressement. N'y a-t-il pas un ordre supérieur où le vrai trois est réalisable, corps à corps, âme à âme ?
Du fond de ma nuit, dans le silence forcé, je connais, venant de je ne sais quel ailleurs, la raciale illumination : le chant le plus vital né de nous, il se fera entendre des hommes, c'est certain; combien aussi des dieux eux-mêmes. Dieux du Soleil, de la Lune et de tous les astres, dieux de la grande rythmique qui anime l'univers. Mais oui ! Par le chant, par ce seul moyen dont nous disposons, nous pouvons les toucher, de sorte qu'ils acceptent de transmuer nos corps en âmes et de réunir les âmes errantes, celles qui demeurent fidèles à la vie.
L'âme ? C'est bien par elle que la vraie beauté d'un corps rayonne c'est par elle qu'en réalité les corps qui s'aiment communiquent. Cette révélation m'a été faite d'ailleurs Chun-niang elle-même. Quand son corps vibrant me fait entendre sa basse continue, c'est son âme qui m'accueille, et mon âme y entre de plain-pied, y reste à demeure. Nous connaissons alors ces moments d'échange et d'extase aussi ardents que durables. Pour les dépeindre, n'use-t-on pas précisément de l'expression «âmes fondues» ? Oui, un corps qui ne se transmue peu à peu en âme n'est plus à la longue que dépouille séchée au vent.
En cette nuit terrestre, dans l'affreuse solitude, je vois : les âmes perdues seront étoiles filantes. Les âmes aimantes, elles, seront étoiles aimantes et aimantées; elles formeront constellations.
Orgueil, ambition, ivresse du pouvoir absolu, tout cela habite l'homme, le pousse à la folie. L'humain devient inhumain, et l'inhumain monstrueux. La violence engendrant la violence, celui qui vit de la terreur périt par elle.»
Portrait (hypothétique) de Qin Shihuangdi
(source Wikipedia)



Début du livre
Chœur
En ce bas monde, en ce très bas monde, tout est vicissitude, tout est transformation. Le Livre des Mutations l'a démontré, les Anciens nous l'ont dit : «Tous les cinquante ans, petit changement ; tous les cinq cents ans, grand chambardement.»
L'ordre antique a fini par s'effondrer, la longue dynastie des Zhou a rendu l'âme. Voici que la vaste terre de Chine se divise en de multiples royaumes rivaux. À juste titre sont-ils appelés «Royaumes combattants». En effet, les codes d'honneur n'ayant plus cours, tous les coups sont permis ! Partout règnent la violence, le désordre, l'arbitraire, l'injustice. Le désir du gain ne connaît point de frein ; les forts goulûment dévorent les faibles. Là où s'allument les feux de la guerre, pillages et massacres deviennent monnaie courante.
Malheur au petit peuple, malheur au pauvre ! Écrasé d'impôts, de corvées, dépouillé jusqu'aux os, il peine à survivre. Que survienne une sécheresse, une inondation, le voilà la bouche sèche, le ventre creux, en exode dans la campagne dévastée. On le voit en haillons, hagard, vendant ses enfants en échange de quelque pitance, avant de tomber, raide mort, au bord de la route.
En dépit du malheur, la vie continue. Des moments de répit, tout de même, sont accordés aux humains. Par-ci, par-là sont préservés les trésors du coeur : indéfectible amitié, irréductible amour. En témoignent ces trois personnages auxquels nous nous sommes attachés. Trois personnages différents faits pour se rencontrer. Trois personnages pris dans un drame qui les unit à jamais. Notre attention se porte d'abord sur la figure féminine. Elle s'appelle Chun-niang, «Dame Printemps».
Venue au monde le jour du printemps, c'est tout naturellement, sans chercher plus loin, que ses parents l'ont appelée Chun-mei, «Petite-soeur Printemps». Elle garda ce nom jusqu'à l'âge de vingt-deux ans, l'année où elle fut choisie pour entrer au Palais royal. Durant toutes les années passées au Palais, elle porta le nom honorifique de Chun-fei, «Favorite Printemps». Revenue à la vie civile après l'effondrement du royaume, elle devint, en raison de son âge, Chun-niang, «Dame Printemps». C'est ainsi que tous l'appellent, jusqu'à cet âge avancé qu'est le sien. Qui entend ce que nous venons de dire supposerait une vie simple, paisible, voire privilégiée. Or, ce fut tout à l'opposé. On aurait peine à imaginer une vie aussi mouvementée, aussi bouleversée. Que d'épreuves cruelles dès l'âge de six ans, que de drames atroces dont elle fut le témoin, que de déchirures qui la plongèrent plusieurs fois dans le néant. Comment nier cependant qu'elle connut aussi des heures d'indicible félicité, celles que seule une haute passion pouvait apporter ?

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