lundi 15 mai 2017

Histoire d'Irène de Erri De Luca

Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, mai 2015
122 pages
Traduit de l'italien par Danièle Valin

Quatrième de couverture


«Toutes les nuits, Irène rejoint la famille des dauphins, onze avec elle, guidés par une femelle adulte. 
Elle vide pour eux les filets sans les couper, elle descend sur le fond et détache des hameçons les anchois et les morceaux de calamars, elle ouvre les nasses. 
Avec son couteau italien, elle libère et sauve les siens empêtrés dans les filets. 
Elle reste avec eux jusqu’à la fin de la nuit. Elle a le même âge que deux des dauphins, une femelle et un mâle. 
Ils ont grandi ensemble, ils ont exploré les jeux jusqu’à la venue de la maturité.» 

Dans une langue épurée et puissante, Erri De Luca nous offre ici l’histoire d’une jeune femme vivant sur une île grecque, qui passe ses nuits à nager avec les dauphins. Ce texte est accompagné de deux autres courts récits, Le ciel dans une étable et Une chose très stupide.

Mon avis ★★★★☆


«...une petite orpheline sur terre, qui a dû chercher affection et famille au large, dans la mer.
La terre ferme a été une marâtre, alors que la mer l'embrasse et la caresse.
Sur l'île, il lui a manqué le creux d'une main comme coussin pour la sienne.
Les dauphins ont pensé à lui offrir le soutien d'une nageoire pour la faire glisser avec eux sans poids.»
Histoire d'Irène est un très bel hommage à la terre grecque, à la Méditerranée, empreint de poésie, d'intensité, d'une très grande profondeur. Un texte qui prend toutes les allures d'un conte, fascinant, l'auteur navigue entre réalité et fiction, pour évoquer sans nul doute des faits bien réels. À travers ce texte, Erri de Luca donne la parole à ceux qui n'ont pas de chez eux, exclus, et que leur différence ne leur permet pas d'être acceptés là où ils vont. 
«Être expulsés deux fois fait mal aux os. Pour la Méditerranée est une mer qui jette dehors.
Pour ceux qui l'ont traversée, entassés et debout sur des embarcations hasardeuses, la Méditerranée est une mer qui jette dedans.
Au large, l'été, se croisent des radeaux et des voiliers, les destins les plus opposés.»
C'est aussi une ode à la nature et au monde animal, un hymne à la vie
«L’amour entre les créatures est le roi des exceptions, il est à la vie ce que l’hérésie est aux religions.»
«Elle m'emmène au massacre des dauphins dans la baie de Taiji, chaque année leur sang engraisse la mer du Japon.
On les abat jusqu'aux derniers qui cessent de résister et se laissent tuer.
Les dauphins commandent leur respiration et peuvent l'arrêter.
[...]Un dauphin vit cinquante ans, beaucoup moins s'il est prisonnier d'aquariums et de piscines.
Contraints à faire des cabrioles en l'air pour recevoir leur nourriture, ils tombent malades, humiliés par le vacarme des applaudissements. Ce sont des coups de fouet et des dérisions.»
Erri De Luca se met en scène dans ce récit; n'est-il pas cet écrivain solitaire qui écoute les histoires d'Irène, qui les entend du fond de son âme, car Irène ne parle pas, celui qui est à l'écoute de ceux qui sont rejetés, et qui en tant qu'écrivain retranscrit leur témoignage, leur histoire et nous pousse à la réflexion, nous transporte loin de notre quotidien ?

Le second et court récit Le ciel dans une étable revient sur la libération de Capri par les américains en 1943 et évoque la fuite vers la liberté de son père (je me suis renseignée !) Aldo De Luca, sous-lieutenant dans les chasseurs alpins, qui a été contraint de se cacher après la dissolution de l'armée italienne. Le récit raconte ce périple à la rame vers Capri, en compagnie de cinq autres personnes, en fuite aussi, pour d'autres raisons. Il fera la rencontre d'un juif; les échanges avec cet homme sont poignants.
«Depuis combien de temps es-tu clandestin ?» L'homme montre deux doigts dans le noir, l'index et le majeur, et il murmura : «Depuis deux mille ans. - Tu ne les fais pas. Moi, trois semaines caché m'ont déjà fait vieillir. Ca veut dire qu'à erre tu paieras à boire. La fin de deux mille années de clandestinité doit être arrosées comme il se doit.» Dans le noir, le juif fit le geste du toast.
Le troisième récit Une chose très stupide, est celui que j'ai préféré. Un superbe récit, très poétique et émouvant, sur la mort, sur la rudesse hivernale tant redoutée dans ces contrées du Sud, sur la scission intergénérationnelle. Avec beaucoup de douceur, Erri De Luca, nous transporte à l'aube d'un ultime instant ensoleillé, en compagnie de ce vieux napolitain, hanté par ses souvenirs de guerre qui s'abandonnera face à la Méditerranée ... une ultime saveur douceâtre et libératrice dans la bouche.

J'ai découvert Erri De Luca dans les actualités, il avait été accusé de terrorisme pour avoir incité au sabotage J'ai été intrigué par cet homme si discret et pourtant si éloquent quand il s'agit de défendre de nobles causes.
Un auteur que je vais suivre, parce que très émue par l'homme et par sa plume poétique.


«La vie qui est en moi me pousse à sauter. À terre, elle m'alourdit, en mer elle me donne de l'élan
Aucun corps humain au monde ne sait courir sur les vagues, toi seule y parviens.
Le monde ? Elle regarde le ciel dégagé et dit : celui-là ?
Le monde pour elle n'est pas l'Asie en face, l'Europe derrière, avec le reste d'océans et de terres.
C'est celui qui enveloppe la nuit, la mer, de petits points de lumière qui montent de l'horizon.
Les Grecs ont pris au sérieux le siècle du cinéma, des émigrations, des révolutions et des guerres, et l'ont pris au collet.
La guerre moderne a tué plus de vies en civil qu'en uniforme. Les Grecs ont perdu vingt-cinq citoyens par soldat tué.
Le score de la guerre moderne est de vingt-cinq à un.
Je suis le parasite de mon corps, je vis à ses frais, je vis de ses jours.
Il change ses formes, ses aptitudes, il étend un grillage sur la peau comme repère du temps qui est passé.
Le petit de la femme est poussé vers tous les dangers, celui de la baleine est accompagné au contraire dans une immensité, soeur aînée du ventre maternel.
Elle dit qu'être en écoute, c'est se plonger dans la mer. Elle fait une bonne provision d'air et se remet à écouter. En mer, c'est ainsi qu'elle reçoit les histoires.
En apnée ? Et je souris à un autre mot grec glissé dans le vocabulaire.
Chez nous, quand on a aimé un livre, on a l'habitude de dire qu'on l'a vu sans reprendre haleine. Toi seule peux le faire vraiment.
Je m'engage à m'arrêter pour lui donner le temps de respirer. Il ne m'arrivera plus de la laisser m'écouter sans air.
Le vous de l'homme à son père est le dernier reste d'un respect terminé. Lorsque, dans un petit espace, on se trouve secoué par les spasmes de l'intestin même si l'on est à jeun, lorsqu'on est un poids et une puanteur pour les autres, le respect s'en va dans les tourbillons de la chasse d'eau. (Une chose très stupide)
La mer l'éblouit, le soleil étreint le vieil homme, pris entre deux feux amis. Son corps défait ses nœuds de tension, aplanit les rides de son front. Son sang passe dans ses veines en provoquant fourmillements et chatouillis jusque dans ses pieds. Ses viscères vidés par le froid se sont calmés. C'est un dégel, deux larmes de bonheur coulent. Sa tête levée se tend à l'aveuglette vers la source de chaleur, comme un tournesol. Une profonde respiration soulève sa poitrine, c'est une vague qui l'enveloppe, les lèvres entrouvertes pour que la langue goûte aussi. (Une chose très stupide)
«Vie», comme il en faut peu pour un bonheur total.
[...] L'amande dans la bouche va de pair avec cette vie libérée de la coque, sortie indemne. ...la vie qui attendait une heure de bonheur pour tirer sa révérence. (Une chose très stupide) »

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