« Celui qui n'a jamais bu de café dans un trou, sous la terre, au milieu de montagnes désolées, quand le blizzard hurle et qu'au-dehors il fait tente degrés en dessous de zéro, celui-là ne connait pas le goût du café...»
Mon voyage de l'Avent.
Une belle aventure découverte à Noël.
Une aventure toute en simplicité qui m'a touchée, qui dit le froid, la glace, la perte des repères, qui dit la solidarité, le courage, la sagesse, qui raconte l'Islande.
« Va doucement, va calmementEt lentement mais sûrementAprès la nuit, viendra le jourAprès les éclairs, le tonnerre »
Une quête inspirée d'un fait divers qui tient à une allumette qui craque. En peu de mots, avec un sens du détail aiguisé, Gunnar Gunnarsson crée une atmosphère qui laissera derrière elle comme une empreinte indélébile, c'est fabuleux , c'est divin, ça se mange sans faim !
« Lande pierreuse et vent deboutDonnent pied sûr et bon genouCelui qui demeure à l'abriPasse à côté de la vraie vie »
Vous connaissez ?
La postface de Jon Kalman Stefánsson est un régal aussi !
« Les gens qui marchent dans la nuit sont étrangement perdus l'un pour l'autre. Mais dans la montagne, le sentiment d'isolement prend un tour différent. Tant qu'on entend d'autres voix que la sienne, tant qu'on sent, près de soi, une respiration, le vide profond de l'univers, au ciel et sur la terre, ne vous étreint pas tout à fait de ce froid glacial, à la racine des cheveux. »
INCIPIT
« Le premier dimanche de l'Avent marquait le début des préparatifs pour les fêtes de Noël. Chacun s'y préparait à sa manière, mais celle de Benedikt n'ap- partenait qu'à lui. Ce jour-là, si le temps le permettait, il se mettait en route. Il plaçait dans sa besace quelques provisions, des chaussettes de laine, une paire de souliers neufs en cuir, un réchaud, un petit bidon d'essence. Et il partait vers les montagnes, dans une région où l'on ne trouvait plus, à cette époque de l'année, que les oiseaux de proie les plus résistants, des renards et quelques moutons égarés. C'étaient ceux-là qu'il allait chercher; ceux qui s'étaient séparés du troupeau échappant ainsi aux grands rassemblements d'automne. Pouvait-on les laisser crever de froid et de faim sur les sommets, sous prétexte que personne n'avait le courage de partir à leur recherche ? C'étaient des êtres vivants, de chair et de sang. Il se sentait responsable d'eux. Son objectif était simple: les retrouver et les ramener avant que Noël n'apporte sa bénédiction à la terre, ainsi que la paix et la joie dans le cœur des hommes de bonne volonté.
Benedikt partait toujours seul pour ce pèlerinage de l'Avent. Enfin, pas vraiment seul. Disons plutôt qu'il n'avait aucune compagnie humaine. Mais son chien et, le plus souvent, son bélier le suivaient. Cette année-là, le chien s'appelait Leó. C'était, comme Benedikt aimait à le dire, un «vrai pape». Le bélier, il l'avait baptisé Roc, car il était solide comme un rocher.
Depuis des années, tous les trois étaient inséparables. Et cette connaissance profonde qui ne s'établit qu'entre espèces éloignées, ils l'avaient acquise les uns des autres. Jamais ils ne se portaient ombrage. Aucune envie, aucun désir ne venait s'immiscer entre eux.
Il fallait ajouter un quatrième membre à ce groupe, Faxi le cheval, excellente monture au demeurant mais dont les pattes trop faibles et le corps trop massif risquaient de s'enfoncer dans la neige poudreuse. Il n'aurait pas résisté non plus aux conditions difficiles ni aux rations réduites dont les autres se contentaient. Benedikt et Leó le quittèrent à regret, même si ce n'était que pour quelques jours, tandis que Roc faisait preuve de son habituelle sérénité.
Et, par cette journée d'hiver, voici la trinité en marche. Leó devant, la langue pendante, tout joyeux malgré le froid perçant. Roc à la suite, modeste, comme d'habitude, et Benedikt enfin, traînant ses skis derrière lui. La couche de neige, en basse altitude, était trop poudreuse pour soutenir le poids d'un skieur, impossible de faire autrement: il fallait patauger dans tout ça, butant contre des mottes de terre ou des rochers. Aïe ! C'était dur d'avancer ! Comme tous les chiens, Leó était partout en même temps, ivre de bonheur. De temps en temps, incapable de contrôler sa joie, il sautait sur Benedikt en soulevant un nuage de neige et mendiait caresses et encouragements. »
« Benedikt poussa un profond soupir. C'était fini pour aujourd'hui. Il se retourna et regarda le chemin parcouru. Sa main reposait sur une des cornes du bélier et il sentait monter la chaleur de l'animal; de l'autre côté, Leó remuait la queue. Ils se tenaient ainsi, et le temps semblait immobile; une atmosphère de sainteté flottait autour d'eux. Le berger n'imaginait pas pour autant que les cieux allaient s'entrouvrir, mais il y avait sûrement une petite faille. Non, il n'était pas seul. Pas complètement abandonné. Il regardait autour de lui, faisant sien tout ce que son regard embrassait. L'obscurité envahissait la campagne et la lune se devinait derrière les nuages, et les nuages étaient pareils à des montagnes de glace flottante, aussi réelles que celles qui pâlissaient à l'horizon. Un soir comme celui-ci, avec le lac gelé recouvert de neige, la terre paraissait plus plate que d'habitude. Et, au milieu de cet univers livide, presque fondu dans l'obscurité, un homme se tenait avec ses amis les plus proches, Roc le bélier et le chien Leó. Cet univers était le sien. Le sien et le leur. Il était un élément de cet univers. Il pouvait le toucher de ses mains. L'atteindre avec ses yeux, sa pensée. Sans doute n'en avait-il pas conscience, pas plus qu'il n'avait remarqué qu'il s'était arrêté et qu'il restait là, immo- bile, à regarder au loin. D'habitude, il quittait la ferme de Botn longtemps avant l'aurore et, quand le jour se levait, il était déjà haut dans la montagne. Il ressentit tout à coup une sorte de vide intérieur, une nostalgie bizarre qu'il aurait été bien en peine de définir ou d'expliquer. Était-ce parce qu'il abandonnait, pour quelques jours, les terres habitées ou parce que, chaque fois qu'il les quittait ainsi, il pensait au jour où il devrait s'en séparer à jamais ? L'homme s'accroche à ce qu'il est, à ce qu'il possède, jusqu'à la tombe. Il redoute de perdre la vie - réalité des réalités, fragilité des fragilités. Il craint la solitude qui est la condition même de son existence. Il a peur d'être oublié des autres et peut-être de Dieu. Maigre consolation : si tout se passe bien, il a des chances d'être enseveli dans sa terre, ancré là pour l'éternité. De l'au-delà, il espère bien avoir vue sur son coin. Impossible qu'il en soit autrement. »
« Soudain, Benedikt renifle quelques flocons de neige, quelques flocons épars qui tombent doucement et qui, à son avis, n'ont rien à faire là. Jusqu'à présent, il a refusé de s'en apercevoir. Il n'est pas du tout content de ce qui se prépare. On peut s'attendre à un changement, et pas en mieux. Il observe la lune. Pour ça oui, il y a des chutes de neige en perspective, pire peut-être. Roc, qui connaît bien son affaire, a été particulièrement lent aujourd'hui. Seul Leó, en bon chien qu'il est, considère le futur avec une joyeuse insouciance, ondulant de la queue, prêt aux décou- vertes, aux aventures de toutes sortes, heureux seulement d'exister. Il y a des moments où sa conduite irrite Benedikt. Quel idiot! Mais il se reprend, lui attrape amicalement l'oreille. C'est son vieux copain, son camarade. Cependant, il ne peut libérer son esprit d'une sorte de pressentiment. Ni le ciel, ni la terre ne lui paraissent de bon augure. Il s'enfonce lourdement dans la neige molle, il grimpe la pente dans ce qui reste de lumière du jour, sans pouvoir trouver le calme. Il connaît trop les signes du mauvais temps. Aurait-il dû rester chez lui ? Sa besace lui semble soudain si lourde qu'il la laisse tomber sur la pierre retenant la corde du bélier et se tourne vers la porte. Mais il n'a pas besoin de frapper. D'ailleurs, il ne se souvient pas d'avoir jamais eu à le faire à Botn, du moins pas un dimanche d'Avent. »
« [...] comme chacun sait, les voies du destin sont impénétrables, la chance favorise toujours ceux qui croient en elle. »
« Lande pierreuse et vent debout
Donnent pied sûr et bon genou
Celui qui demeure à l'abri
Passe à côté de la vraie vie
C'était une chanson à usage personnel, parfaite quand le vent souffle et disperse les paroles. Aucune raison de la chanter pour les autres. Aucun risque, d'ailleurs, qu'ils l'entendent. »
« Va doucement, va calmement
Et lentement mais sûrement
Après la nuit, viendra le jour
Après les éclairs, le tonnerre »
« Il fut un temps où il craignait la mort. La vie aussi, en fait. Surtout la vie. Il avait peur. C'était il y a bien longtemps. La peur, il l'avait laissée dans la montagne. Une grande quiétude, désormais, régnait en lui, et autour de lui. Même dans les montagnes. »
« L'air irriguait son cerveau comme une source. Il s'en emplissait. Il faisait penser à un homme sur le point de se noyer et qui parvient, soudain, à sortir la tête de l'eau. Marcher seul, dans cette immensité, c'était sa vie, le but de son existence. Tout pouvait survenir, il était prêt. Il n'avait plus de soucis, sauf un peut-être : qui marcherait sur ses traces, après sa mort ? Mais, ici comme ailleurs, il se trouverait bien un homme pour en remplacer un autre. »
« Était-il pensable que Roc, Leó ou Faxi n'aient pas d'âme ? Ça voudrait dire que leur innocence et leur confiance auraient moins de valeur que l'incons- tance des hommes ? Quel que soit son successeur, il ne pouvait souhaiter mieux que ces trois-là. Avec de tels compagnons, on n'est jamais seul au monde. Il leur devait tant ! Un jour, pourtant, il aurait à prendre cette décision : une balle dans le crâne pour l'un, et un coup de couteau pour l'autre. Malgré le caractère sacré, inviolable, de la relation entre un homme et un animal, il y a le prix à payer : la responsabilité. On est maître de leur vie mais aussi de leur mort. En toute conscience. C'est ainsi. La vie fait mal, parfois. Ceux qui ont dû prendre cette décision le savent. En un sens, les animaux sont destinés au sacrifice. Mais quand on suit le droit chemin, est-ce que toute vie n'est pas sacrifice ?
N'y pensons plus. De toute façon, ce n'est pas facile à comprendre. Une seule chose était sûre, ils cheminaient ensemble, sous la lune, entre les montagnes silencieuses, et ils poursuivaient un but qu'ils connaissaient tous les trois. Un but modeste, oui, mais incontestable. »
« L'histoire elle-même, dans toute sa simplicité, est parfaitement classique : l'homme seul face aux éléments, à la nature. Mais s'y ajoutent le style et les réflexions de l'auteur. Motivées ou non par le récit, elles paraissent à la fois familières et empreintes d'une profonde sagesse, et sont dévoilées à travers des gestes simples :
Le fermier rit sans répondre et, en passant, il moucha la mèche entre ses doigts. C'est une preuve de compassion, que de ne pas laisser brûler une chandelle pour rien. »
« L'un des traits les plus frappants du Berger de l'Avent, qui vaut également pour L'Église sur la montagne, ce sont les descriptions météorologiques. Je ne me souviens pas d'avoir lu des scènes de tempête aussi puissantes et réalistes que celles de Gunnar - sauf peut-être chez Joseph Conrad. Il m'arrive souvent de penser à Gunnar quand je lis les passages où Conrad décrit la violence des tempêtes en haute mer, et je pense à Conrad quand Gunnar parle du blizzard dans les montagnes. Ils sont si convaincants lorsqu'ils évoquent les déchaînements des forces naturelles, que le lecteur se recroqueville instinctivement, une réaction somme toute normale quand on est confronté à des forces qui échappent à notre contrôle. Quelque chose au plus profond de notre mémoire nous commande de nous pelotonner, de nous faire tout petit, de redevenir de minuscules mammiferes, de nous blottir dans un trou à l'approche d'une chose incroyablement grande: un dinosaure ou une météorite. N'y a-t-il pas une parenté entre Gunnar et Conrad? Et je ne parle pas uniquement de leur capa- cité exceptionnelle à décrire les aléas du climat. Gunnar est un Islandais qui écrit en danois, appris à l'adolescence ; Conrad est un Polonais qui écrit en anglais, aussi appris à l'adolescence. Tous deux réputés pour l'impeccable maîtrise de leur langue d'écriture, ils surpassent la plupart de leurs pairs dont c'est la langue maternelle. Ils sont animés de préoccupations philosophiques et misent beaucoup sur la structure narrative - ce sont des romanciers par excel- lence. Il est évident que Gunnar connaissait Conrad: la plupart de ses œuvres étaient déjà traduites en danois quand Gunnar a posé le pied au Danemark - pour conquérir le monde, sans doute. »
« Comment un auteur s'y prend-il, en effet, pour remplir les pages de mots et d'événements en évitant de s'immiscer ? Par quels moyens créera-t-il du mouvement et de la vie autour de Benedikt qui va son chemin, quittant ses terres et sa ferme pour se retrouver seul au beau milieu des contrées sauvages, qui peuvent être si hostiles à l'homme? Seul? Que dis-je! Il est tout sauf seul. Ils sont trois - la Sainte Trinité! Cela dit, c'est une chose d'avoir un chien et un bélier pour compagnons de route, mais c'en est une autre de leur donner des traits de caractère aussi clairs et personnels que ceux de Leó et de Roc. On oublie, en général, qu'on a affaire à un homme et deux animaux - ce sont tout simplement trois compagnons. Roc est sérieux, grave, mais digne de confiance et courageux; Leó est plus facétieux, mais se rend indispensable dans les moments diffi- ciles. En réalité, il vole parfois la vedette. Gunnar glisse une demi-phrase par-ci par-là, de simples remarques sur les chiens, mais de façon à ce que le lecteur sourie et s'amuse un instant du monde. Le doute est dissipé dès le début: ces trois-là sont d'abord et avant tout des compagnons, pas un homme et deux animaux. Gunnar veut qu'on comprenne parfaite- ment que leurs liens sont de ceux qui rendent la vie précieuse et font du monde un endroit habitable:
Depuis des années, tous les trois étaient insépa- rables. Et cette connaissance profonde qui ne s'établit qu'entre espèces éloignées, ils l'avaient acquise les uns des autres. Jamais ils ne se portaient ombrage. Aucune envie, aucun désir ne venait s'immiscer entre eux.
Cette description de la relation entre Benedikt, Leó et Roc est un excellent exemple de la manière dont Gunnar amplifie l'univers du livre : les choses simples ont un attrait familier - je dirais presque universel. On n'est pas seulement plongé dans une série d'événements, mais aussi dans des réflexions sur la vie elle-même, sur la nature profonde des choses. Voici un autre exemple: le premier jour, Benedikt arrive à Botn, où le vrai voyage va commencer. Botn est la ferme la plus en altitude, elle surplombe toute la vallée, et au-delà, il n'y a que les terres inhabitées. Benedikt se trouve donc à une sorte de frontière. Le court passage qui l'exprime repose non seulement sur une philosophie poétique, mais aussi sur une description sensible et dramatique des différences fondamentales entre la vie parmi les hommes et la vie sur les hautes terres désertes. Ici, le lecteur comprend ce qui attend Benedikt:
" Les gens qui marchent dans la nuit sont étrangement perdus l'un pour l'autre. Mais dans la montagne, le sentiment d'isolement prend un tour différent. Tant qu'on entend d'autres voix que la sienne, tant qu'on sent, près de soi, une respiration, le vide profond de l'univers, au ciel et sur la terre, ne vous étreint pas tout à fait de ce froid glacial, à la racine des cheveux." »
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Quatrième de couverture
Gunnar Gunnarsson est né et mort à Reykjavik (1889- 1975). Il a grandi dans une très modeste ferme à l'est de l'Islande, a publié son premier recueil de poèmes à seize ans, avant de partir au Danemark pour étudier, et y accomplir son destin d'écrivain. Auteur d'une œuvre riche de nombreux romans et nouvelles, il a été plus d'une fois pressenti pour le Nobel de littérature.
Le Berger de l'Avent est une histoire simple et belle qui nous parle de l'Islande, de sa rudesse somptueuse et de ceux qui y vivent. Elle nous parle aussi magnifiquement de détermination et de solidarité.
« En moins de cent pages, Gunnar Gunnarsson nous mène au bout du monde. Son récit inspira, dit-on, Le Vieil Homme et la mer, de Hemingway. Mais ici pas trace de lutte ni d'esprit de conquête. Chacun suit son chemin, blanc sur blanc, convaincu qu'il n'en existe pas d'autre, comme si la paix promise aux hommes de bonne volonté leur avait été enfin accordée. »
GABRIELLE ROLIN, L'Express
Comme chaque année début décembre, Benedikt se met en chemin avec ses deux fidèles compagnons, son chien Leó et son bélier Roc, avant que l'hiver ne s'abatte pour de bon sur les terres d'Islande. Ce qui compte avant tout pour ces trois arpenteurs au cœur simple, ce sont les moutons égarés qu'il faut ramener au bercail.
Ils avancent, toujours plus loin, de refuge en abri de fortune, dans ce royaume de neige où la terre et le ciel se confondent, avec pour seuls guides quelques rochers et les étoiles. En égaux ils partagent la couche et les vivres. Mais cette année, le blizzard furieux les prend en embuscade...
Gunnar Gunnarsson, écrivain islandais majeur du xx siècle, a été plus d'une fois pressenti pour le prix Nobel. Le Berger de l'Avent est un trésor de la littérature universelle.
« Un chef-d'œuvre, un texte hors du temps. »
Jón Kalman Stefánsson
Les Éditions Zulma, mai 2022
88 pages
Traduit de l'islandais par Gérard Lemarquis et María S. Gunnarsdóttir
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